Sébastien Faure

La Ruche

(1914-1934)

 



Note

Source: La Ruche : Une œuvre de solidarité : un essai d’éducation, 1914.

Cet écrit inclue une bonne partie des notes originelles (1914) de Sébastien Faure sur l'expérience de La Ruche avec des considérations successives parues dans l'Encyclopédie Anarchiste (1925-1934).

 


 

Brèves indications
Cette œuvre de solidarité et d'éducation, sise à Rambouillet (Seine-et-Oise), a été fondée et est dirigée par Sébastien Faure. Elle élève une quarantaine d'enfants des deux sexes.
Pas de classement ; ni punitions, ni récompenses.

Son programme
Par la vie au grand air, par un régime régulier, l'hygiène, la propreté, la promenade, les sports et le mouvement, nous formons des êtres sains, vigoureux et beaux.
Par un enseignement rationnel, par l'étude attrayante, par l'observation, la discussion et l'esprit critique, nous formons des intelligences cultivées.
Par l'exemple, par la douceur, la persuasion et la tendresse, nous formons des consciences droites, des volontés fermes et des cœurs affectueux.
« La Ruche » n'est subventionnée ni par l'Etat, ni par le Département, ni par la Commune. C'est aux hommes de cœur et d'intelligence à nous seconder, chacun dans la mesure de ses moyens.

Dans quel but et comment j'ai fondé la Ruche
Depuis quelque vingt-cinq ans, je fais des conférences tendant à propager les convictions qui m'animent et les sentiments qui me sont chers. Favorisé par les circonstances, j'ai eu la bonne fortune d'acquérir peu à peu une certaine notoriété. Je me suis fait, pour ainsi dire, une clientèle nombreuse d'auditeurs dans la plupart des villes que je visite périodiquement, et il n'est pas rare que, si vastes soient-elles, les salles dans lesquelles je convie le public à venir m'entendre soient encore insuffisantes. A la porte, je prélève un droit d'entrée. Mes frais (voyage, salle, publicité, etc.) payés, il me reste un bénéfice appréciable, et ces bénéfices additionnés représentent, chaque année, une somme assez ronde. Je me suis tout naturellement demandé ce qu'il convenait de faire de cet argent que me procurait ma propagande.

Vingt années durant, j'ai fait comme tous mes amis : attribuant tout ce que je gagnais aux œuvres de propagande, aux campagnes d'agitation, à l'effort d'éducation, aux gestes de solidarité qui guettent et sollicitent à chaque pas l'éducateur des foules.
Toutefois, un jour vint où, au cours d'une de ces haltes qui apportent un peu de calme à la marche enfiévrée de l'apôtre et lui confèrent le repos momentané dont la nécessité s'impose, j'examinai, tranquille et de sang-froid si, des ressources mises à ma disposition par mes conférences, je faisais l'usage le meilleur, c'est-à-dire le plus fécond.
De réflexion en réflexion, je fus amené à considérer qu'il serait préférable de concentrer sur une œuvre unique toutes les disponibilités que, jusqu'alors, j'avais disséminées, au hasard des circonstances, des besoins ou des sollicitations. Ce point acquis, il ne me restait plus qu'à préciser la nature et le caractère de cette œuvre unique. Or, au cours de ma carrière déjà longue de propagandiste, j'avais été amené à faire les deux constatations suivantes:
Première constatation: de toutes les objections qu'on oppose à l'admission d'une humanité libre et fraternelle, la plus fréquente et celle qui paraît la plus tenace, c'est que l'être humain est foncièrement et irréductiblement pervers, vicieux, méchant ; et que le développement d'un milieu libre et fraternel, impliquant la nécessité d'individus dignes, justes, actifs et solidaires, l'existence d'un tel milieu, essentiellement contraire à la nature humaine, est et restera toujours impossible.
Seconde constatation: quand il s'agit de personnes parvenues à la vieillesse ou simplement à l'âge mûr, il est presque impossible, et quand il s'agit d'adultes ayant atteint l'âge de 25 ou 30 ans sans éprouver le besoin de se mêler aux luttes sociales de leur époque, il est fort difficile de tenter avec succès l'œuvre désirable et nécessaire d'éducation et de conversion ; par contre, rien n’est plus aisé que de l'accomplir sur des êtres jeunes encore : les petits au cœur vierge, au cerveau neuf, à la volonté souple et malléable.
Plus d'hésitation: l'œuvre à fonder était trouvée. Il s'agissait de réunir 40 à 50 enfants en un vaste cercle familial et de créer avec eux un milieu spécial où serait vécue, dans la mesure du possible, d'ores et déjà, bien qu'enclavée dans la Société actuelle, la vie libre et fraternelle : chacun apportant au dit cercle familial, selon son âge, ses forces et ses aptitudes, son contingent d'efforts, et chacun puisant dans le tout alimenté par la contribution commune sa quote-part de satisfactions. Les grands versant dans le groupe familial ainsi constitué le produit de leur labeur, le fruit de leur expérience, l'affection de leur cœur et la noblesse de leur exemple ; les petits y versant à leur tour le faible appoint de leurs bras encore délicats, la grâce de leur sourire, la pureté de leurs yeux clairs et doux, la tendresse de leurs baisers. Les grands redevenant jeunes au contact des enfantillages et des naïvetés des petits, et les petits se faisant peu à peu sérieux et raisonnables au contact des gravités et des gestes laborieux et sensés des grands.
Entrevue de la sorte, l'œuvre unique répondait à la double préoccupation formulée ci-dessous: préparer des enfants, dès leurs premiers pas dans la vie, aux pratiques de travail, d'indépendance, de dignité et de solidarité d'une société libre et fraternelle ; prouver, par le fait, que l'individu n'étant que le reflet, l'image et la résultante du milieu dans lequel il se développe, tant vaut le milieu, tant vaut l'individu, et que, à une éducation nouvelle, à des exemples différents, à des conditions de vie active, indépendante, digne et solidaire, correspondra un être nouveau : actif, indépendant, digne, solidaire, en un mot contraire à celui dont nous avons sous les yeux le triste spectacle.
Le sort en était jeté, ma résolution était prise, j'allais fonder la Ruche. Je cherchai et finis par trouver un domaine à ma convenance : un bâtiment assez vaste, un grand jardin potager, des bois, des prairies, des terres arables, le tout embrassant une superficie totale de 25 hectares et situé à trois kilomètres de Rambouillet (Seine-et-Oise), et à 48 kilomètres de Paris. Je louai ce domaine

Ce qu'est la Ruche
La Ruche n'est pas, à proprement parler, une école. En tous cas, elle n'est pas une école comme les autres. Une école est un établissement fondé en vue de l’enseignement et n'ayant pas d'autre but. Les professeurs y viennent pour faire leurs cours et les élèves pour assister à ceux-ci. Les professeurs ont pour mission d'enseigner ce qu'ils savent et les élèves ont pour devoir d’y apprendre ce qu'il leur est indispensable ou utile de ne pas ignorer. Tel est, pratiquement, le but d'une école. L'école est ouverte à tous les enfants du même quartier, de la même commune ou de la même région. Elle ne doit, sans motif grave et précis, fermer ses portes à personne. Les écoliers restent dans leurs familles qui ont la charge de les loger, de les vêtir, de les alimenter, de les soigner s'ils sont malades, etc., etc. L'école qui se charge de coucher, de nourrir, de soigner l'enfant, l'école qui, pour tout dire en un mot, se substitue dans une certaine mesure à la famille de l'enfant et lui en tient lieu, est un pensionnat. Le pensionnat reçoit de la famille de l'enfant dont il assure l'instruction, l'éducation, le logement et l’alimentation, une pension représentant ces frais et ces services.
La Ruche n'est pas un pensionnat et nul enfant n'y est admis et ne s'y trouve à titre « payant ». Quelques parents pouvant, grâce à leur travail, envoyer spontanément, d'une façon régulière ou de temps à autre, quelque argent à la Ruche, se font un cas de conscience de n'y pas manquer. Ces parents ont raison et ils accomplissent volontairement un devoir. Leurs versements rentrent dans la caisse de la Ruche; leur enfant n'est ni mieux soigné, ni plus aimé que les autres ; mais ces petites sommes ont pour objet de ne pas laisser l'enfant entièrement à la charge de l'œuvre et pour résultat de diminuer mon effort personnel.
Enfin, la Ruche n'est pas un orphelinat. Nous n'avons que quelques orphelins et encore le sont-ils devenus depuis qu'ils sont avec nous. Pour être un orphelinat, il faudrait que la Ruche eût une situation régulière, prévue et réglementée par la loi ou par les statuts d'une société régulièrement constituée ; ou bien, il faudrait qu'elle eût des attaches avec l’Assistance publique qui, moyennant rétribution, lui confierait - comme elle le fait pour d'autres œuvres - les enfants qu'elle a recueillis et qui continuent à lui appartenir.
La Ruche n'est donc ni une école, ni un pensionnat, ni un orphelinat. Elle est, en même temps qu'une œuvre de solidarité, une sorte de laboratoire où s'expérimentent des méthodes nouvelles de pédagogie et d’éducation.

Direction
Il y a un Directeur à la Ruche ; mais il l'est si peu, que, si on donne à cette expression le sens qui lui est d'ordinaire attribué, on peut dire qu'il n'y en a pas du tout. Ailleurs et, peut-être, peut-on dire partout, le Directeur est un Maître, qui donne des ordres, à qui on est tenu d'obéir, qu'on redoute, dont la volonté est souveraine, qui applique avec inflexibilité un règlement déjà redoutable et au besoin substitue son vouloir à la règle ; les uns le flattent dans l'espoir d'en obtenir des faveurs ; les autres le craignent et se cachent de lui ; les uns et les autres se mouchardent par ambition ou par cupidité, pour servir leurs intérêts ou leurs rivalités. Rien de ces abominations n'existe à la Ruche. Si le Directeur était ce despote, il serait nécessairement le point culminant d'une hiérarchie compliquée, où s'étagerait toute une série de despotismes subalternes, sous le poids desquels, tout à fait en bas, seraient écrasés les plus faibles et les plus soumis. Alors, plus de famille, plus de milieu communiste-libertaire.
L'un de nous - c'est moi, pour le moment - a le titre de Directeur. Pour les propriétaires, dont nous ne sommes que les locataires, pour les fournisseurs, pour les familles qui nous confient leurs enfants, pour les groupes qui, par centaines, et pour les camarades qui, par milliers, suivent avec intérêt la marche de la Ruche, pour les autorités et l'administration, il faut un directeur, parce qu'il faut un responsable. S'engager, répondre, signer, se porter garant, tel est le rôle du Directeur. S'entremettre dans toutes les négociations avec l'extérieur; écrire, parler au nom de la Ruche, telle est sa fonction. Pauvre Directeur!
Mais aussitôt que ce Directeur cesse d'être tourné vers le public et de faire face aux fournisseurs, aux propriétaires, aux banquiers, au percepteur, aux autorités constituées, aux groupes et aux camarades, il se retourne du côté de ses collaborateurs et il rentre dans le rang ; il redevient un des leurs, une unité comme chacun d'eux, pas plus, pas moins.
S'il y a une décision à prendre, il a voix au chapitre au même titre que les autres ; il exprime son avis et émet son opinion comme les autres, et son avis n'emprunte au titre qu'il porte aucune valeur particulière. On lui donne raison, si on estime qu'il a raison ; on lui donne tort, si on juge qu'il a tort ; il n'est le supérieur de personne ; il n'est l'inférieur d'aucun : il est l'égal de tous. Nous vivons dans une société tellement pourrie d'autorité, de discipline, de hiérarchie, que ce qui précède paraîtra à la plupart invraisemblable ou fortement exagéré. A mes collaborateurs et à moi, cela semble tout naturel et fort équitable. Dans un milieu communiste, libertaire, les choses ne sauraient se passer différemment.
A l'intérieur de la Ruche, le Directeur a pour fonction de centraliser tous les services et de coordonner tous les efforts, afin que chaque service, tout en restant autonome, garde avec les services voisins la cohésion nécessaire à un fonctionnement d'ensemble régulier, et aussi pour que les efforts ne se neutralisent pas les uns les autres, mais, au contraire, s'appuyant les uns sur les autres, s'entraidant, on obtienne, avec un minimum d'efforts, le maximum d'effet utile. De ce point de vue, on peut dire qu'il y a, à la Ruche, une Direction ; mais elle est tout objective ; elle n'est qu'une fonction comme les autres; elle n'est qu'un service ; elle n'est que l’enregistrement d'ensemble, et comme le contrôle général des attributions divisées, des responsabilités éparses.

Les collaborateurs
Nos collaborateurs ne sont ni appointés, ni salariés. Toutes les fonctions, à la Ruche, sont absolument gratuites. Salaire, traitement, avenir, avancement y sont choses totalement méconnues. Les camarades qui, à des titres divers, travaillent à la Ruche, le font de la façon la plus désintéressée. Chacun d'eux doit pourtant réunir des conditions de capacité, d'assiduité au travail, de sobriété et de moralité qui lui permettraient, à l'extérieur, de se hausser au niveau des plus favorisés de sa partie. Nos collaborateurs renoncent volontiers à ces avantages matériels pour vivre à la Ruche.
Ce n'est pas qu'ils y travaillent moins et y mènent une existence plus confortable : ils travaillent, au contraire, beaucoup plus qu'ils ne travailleraient : instituteurs dans une école, travailleurs manuels dans une usine, dans un atelier ou aux champs.
Certes, ils sont nourris, logés, chauffés, éclairés, entretenus comme le sont tous les membres d'une même famille ; mais ils se contentent, sous tous ces rapports, d'un régime fort modeste. Il leur est loisible aussi, d'avoir quelque argent de poche ; ils puisent, à cet effet, dans la caisse commune, et y prennent ce dont ils ont besoin, sans avoir à en justifier : ils sont et restent seuls juges des besoins qu'ils ressentent, et je suis heureux de dire, à la louange de tous, que depuis près de dix ans que la Ruche existe, tous nos collaborateurs y ont apporté la plus grande discrétion et la plus méritoire réserve, de façon à peser le moins lourdement possible sur notre budget. On le voit : les avantages matériels attachés au titre de collaborateur de la Ruche sont plutôt minces. Et pourtant, nul ne songe à se plaindre ; tous travaillent avec ardeur et contentement, en se consacrant à cette œuvre, parce qu'ils goûtent des satisfactions morales et des joies du cœur qui compensent largement les avantages auxquels, de propos délibéré, ils renoncent.

Il arrive que, à certaines époques, nous avons besoin de nous adjoindre quelques collaborateurs temporaires ; par exemple, quand il y a un grand nombre de chaussures à réparer, des travaux de maçonnerie à exécuter sans retard, ou encore, au printemps, dans les jardins ou, à l'époque des moissons et des foins, dans les champs, quand il y a un coup de collier à donner. Nous faisons appel, dans ces cas, soit à des amis particuliers de la Ruche, soit à nos camarades des syndicats parisiens, qui ne nous refusent jamais le coup de main nécessaire, et ces collaborateurs temporaires viennent, eux aussi, sans rétribution d'aucune sorte.
Tous les services sont autonomes; chaque collaborateur connaît les attributions et les responsabilités qui s'attachent à la fonction qu'il exerce. Tous s'en remettent à la capacité et à la conscience de chaque responsable.
Une fois par semaine, plus fréquemment, si le besoin s'en fait sentir, tous les collaborateurs se réunissent le soir venu, la journée terminée, quand les enfants sont au lit. Ceux de nos grands enfants qui, âgés de 15, 16 et 17 ans, sont en apprentissage, assistent à ces réunions et y prennent part au même titre que les collaborateurs eux-mêmes. Ces réunions ont pour objet de resserrer les liens qui nous unissent et de nous entretenir de tout ce qui intéresse la Ruche. Chacun dit ce qui le préoccupe, fait part du projet qu'il a formé, de l'idée qu'il a eue et soumet cette idée, ce projet, cette préoccupation aux autres. On en parle ; on en discute ; on laisse l'idée ou le projet à l'étude si on ne possède pas encore les éléments suffisants à une détermination. Chacun a le droit de se renseigner sur le fonctionnement de tel service : enseignement, caisse, comptabilité, cuisine, etc., etc., de formuler des observations, d'émettre des conseils, de proposer des améliorations. Grâce à ces réunions fréquentes, tous nos collaborateurs et nos grands enfants (garçons et filles) sont mis et tenus au courant de tout ce qui se passe, connaissent constamment la situation de la Ruche, participent aux décisions prises et concourent à leur application. C'est la vie au grand jour; c'est la pleine confiance ; c’est l'échange de vues, simplement, franchement, à cœur ouvert. C'est le moyen le plus sûr et le meilleur de prévenir les intrigues et la formation des coteries que favorise le silence.
L'éducation est plus particulièrement confiée à ceux de nos camarades qui, chargés de l’enseignement, sont en rapports constants avec les enfants. Ceux-là passent leur vie avec ces enfants, et il est certain que, constamment mêlés à ceux-ci, ils exercent sur eux une grosse influence. Il n'en est pas moins nécessaire que tous les collaborateurs de la Ruche soient des éducateurs. D’une part, tous sont plus ou moins appelés à initier nos enfants, au fur et à mesure qu'ils grandissent, à la technique de leur métier : cuisine, couture, lessive, lingerie, forge, menuiserie, culture, jardinage, etc., etc. ; d'autre part, ils sont souvent mêlés aux jeux, aux distractions de nos enfants. Il faut donc qu'ils soient un exemple vivant et un guide pratique, patient, doux et affectueux pour ces petits, comme, dans la famille, tous les aînés doivent être pour les plus jeunes des guides et des modèles.

Nos enfants
La Ruche élève une quarantaine d'enfants des deux sexes. Comment ils nous viennent? ­Oh! De la façon la plus naturelle et sans qu'il soit utile que nous les recherchions. Ce sont des situations intéressantes qui se signalent elles-mêmes ou que des organisations et des amis nous font connaître et nous recommandent. Hélas! Ce ne sont pas les enfants qui manquent!
Le sort des travailleurs est souvent si lamentable, la famille ouvrière est si déplorablement détraquée par la maladie, le chômage, l’accident ou la mort : les querelles intestines ravagent si fréquemment le milieu familial, querelles dont l’enfant devient l'innocente victime, que cent Ruches, mille Ruches, pourraient être rapidement peuplées de petits à abriter et à éduquer.

Les petits - les moyens - les grands
Nos enfants forment trois groupes: les petits, les moyens et les grands. Les petits, ce sont ceux qui, trop jeunes encore pour se livrer à un travail d'apprentissage quelconque, ne fréquentent aucun atelier et partagent leur temps entre la classe, le jeu et les menus services ménagers qu'ils peuvent rendre : propreté, balayage, éplucherie de légumes, etc. Les moyens, ce sont ceux qui sont en préapprentissage. Leur journée est consacrée moitié à l'étude, moitié au travail manuel. Les grands, ce sont ceux qui, leurs études proprement dites étant achevées et leur temps de préapprentissage terminé, entrent en apprentissage.
On pense bien qu'il n'y a pas un âge fixe, invariable séparant, de façon mathématique, les éléments qui composent ces trois groupes.
Ceux-ci sont plus précoces ; ceux-là sont moins robustes ; et c'est le développement physique et cérébral de chaque enfant qui, plus que son âge, détermine le moment où il passe des petits aux moyens et des moyens aux grands.
En fait, nos enfants restent au nombre des petits jusqu'à l'âge de douze à treize ans ; de douze, treize ans à quinze ans environ, ils font partie des moyens ; et, au-dessus de quinze ans, ils sont rangés parmi les grands.
Jusqu'à l'âge de douze ou treize ans, ils ne font qu'aller en classe ; de douze, treize ans jusqu'à quinze ans, ils vont : une partie de la journée en classe, l'autre partie à l'atelier ou aux champs ; et, à partir de quinze ans, ils cessent d'aller en classe et ne vont qu'à l'atelier ou aux champs. Néanmoins, le soir venu, comme les grands ne vont se coucher que vers dix heures, ils lisent, suivent les cours supplémentaires que nos professeurs leur font, travaillent avec ceux-ci, causent, interrogent, échangent des idées et complètent, ainsi, leur petit bagage de connaissances générales.

Le « préapprentissage »
Dès l'âge de douze à treize ans, presque tous les enfants qui appartiennent à la classe ouvrière quittent l'école. L'enfant a son certificat d'études primaires ; sa famille estime qu'il en sait assez. En tous cas, elle pense qu'il est temps qu'il se mette au travail qui rapporte. Pour beaucoup, l'essentiel et le plus pressé, c'est que l'enfant cesse d’être une charge, qu'il se débrouille et que même il augmente de quelques sous par jour le salaire familial. Les privilégiés entrent en apprentissage. Ils y entrent tout de go et au petit bonheur. Il s'agit bien des goûts de l'enfant, de ses aptitudes, de ses forces! Ses goûts? Sait-il ce qui lui plaît! Ses aptitudes? Les connaît-il lui-même? A-t-il eu l'occasion de les discerner? La famille dit : « Il fera comme les autres ; c'est en apprenant un métier qu'il y acquerra et développera les aptitudes nécessaires. Ses forces? Il a treize ans; il doit être assez fort pour travailler, sinon, « c'est de la paresse ».
Et l'enfant devient apprenti. On sait comment il l'est, neuf fois sur dix : c'est lui qui nettoie, balaie, fait les commissions et les courses ; il est chargé de toutes les corvées ; il est plutôt domestique qu'apprenti, et ça dure jusqu'à quatorze ou quinze ans ; en réalité, ce n'est qu'à cet âge-là qu'il commence à apprendre sérieusement le métier qu'il se propose de faire. Quel métier? Celui que le père a choisi pour lui ; celui qu'un voisin a conseillé ; celui que les circonstances - souvent les plus fortuites - ont indiqué. Le résultat est que souvent, très souvent, parvenu à l'âge de seize ou dix-sept ans, ce jeune ouvrier constate que la profession qu’il exerce ne convient ni à ses goûts, ni à ses aptitudes, ni à son tempérament. Que faire ? Quitter ce métier que, il le pressent, il ne fera jamais avec plaisir et dans lequel il sera toujours inférieur? Il n'y faut pas songer. Il faudrait faire un nouvel apprentissage et il est trop tard.
L'adolescent se résigne; il continue, tristement, sans ardeur, sans enthousiasme ; il devient et reste toute sa vie un ouvrier médiocre ; sorte de bagnard condamné au travail forcé à perpétuité.
Triste existence!
Nous avons pensé qu'il fallait à tout prix éviter à l'enfant le désagrément et le désavantage d'être voué, dès l’âge de douze à treize ans, à un métier qui peut lui déplaire.
J'ai entendu professer couramment l'opinion que, pour un ouvrier, tous les travaux sont les mêmes, ou à peu près. Ceux qui émettent cet avis prétendent que la condition et le salaire de l'ouvrier étant, à peu de chose près, les mêmes dans toutes les industries, il importe fort peu que celui-ci travaille dans le bois, dans le cuir, dans les tissus ou dans les métaux ; que le choix d’un métier ne doit pas, en conséquence, être déterminé par les goûts, les aptitudes ou les forces de l'individu mais par le salaire et, d'une façon plus générale, les conditions de travail ; qu'au surplus, l'outillage mécanique se multipliant et se perfectionnant sans cesse, il est indifférent qu'on manipule du bois, des métaux, du tissu ou du cuir. Cette opinion est fausse, et je n'en connais pas qui aurait pour le travail manuel de plus regrettables conséquences. D'abord, il est évident que si le machinisme envahit tout et que si l'ouvrier est condamné à être de plus en plus un conducteur, un surveillant ou un auxiliaire de la machine, il n'est pas du tout indifférent que, sans faire état de ses goûts, de ses aptitudes et de ses forces, il fasse tel métier ou tel autre : tel métier est plus sale ; tel autre plus dangereux ; l'un peut, à la longue, se faire machinalement et quasi sans qu'on y pense ; l'autre exige une attention sans relâche ; le premier comporte de la minutie, de la délicatesse ; le second de la vigueur, de l'endurance ; celui-ci entraîne telle perturbation de l'organisme musculaire ; celui-là tels troubles nerveux ; dans tel métier, pas besoin d'imagination, d'initiative, d'ingéniosité ; dans tel autre, il en faut beaucoup ; on peut faire l'un sans rien connaître du dessin ni des mathématiques ; impossible de faire l'autre sans posséder des connaissances assez étendues en mathématiques et en dessin, etc., etc. Je n'en finirais pas, si je voulais énumérer ici, sans du reste m'arrêter à aucune, toutes les distinctions, toutes les différences, toutes les oppositions. Et je ne parle pas des parties du corps qui sont actionnées plus spécialement par le métier exercé; du bruit qui se fait, des odeurs qui s'exhalent, des poussières qui sont soulevées, de l'air qui circule, etc., etc. 
Est-il permis de dire, maintenant, qu'il n'y a pas lieu de tenir compte des goûts, des aptitudes, des forces de l'enfant, et que le travailleur manuel peut exercer, indistinctement et indifféremment, n'importe quel métier?
Sans doute, l'ouvrier qui va à son travail comme l'esclave à sa chaîne n'a de goût ni d'aptitude pour aucune besogne, et il lui est indifférent de travailler à ceci ou à cela ; c'est le sort qui attend le triste apprenti dont j'ai parlé plus haut. Mais il y a des travailleurs qui font leur métier avec joie, à qui l'outil manquerait autant que le pinceau manque à l'artiste peintre, qui ont l'amour de la besogne bien exécutée, du travail fini, qui se passionnent pour leur métier, pour qui vaincre une difficulté, c'est gagner une bataille sans l'horreur du sang versé et qui, toutes proportions gardées, essaient, expérimentent, travaillent dans leur atelier avec autant d'ardeur que le savant dans son laboratoire. Osera-t-on soutenir qu'il n'y a aucune différence entre ces ouvriers et les autres ?
Eh bien! Nous désirons ardemment que nos enfants soient, plus tard, au nombre de ces travailleurs d'élite. Comment faire pour obtenir ce résultat ou, du moins, pour grouper toutes les conditions de nature à favoriser ce résultat? Voici :
Durant deux ou trois ans, chacun de nos enfants circule dans nos divers ateliers, restant et travaillant trois, quatre, cinq ou six mois dans l'un, autant dans l'autre ; il a ainsi le temps et l'occasion d'étudier ses goûts, de préciser ses aptitudes, de mesurer ses forces. Il n'a pas, de l'âge de douze à celui de quinze ans, à se préoccuper du choix d'un métier ; il tâte de plusieurs et de chacun d'eux assez longtemps pour établir entre les uns et les autres les comparaisons nécessaires et dont il reste le centre. En même temps, il continue ses études : non seulement parce qu'il est loin d'avoir acquis la somme de connaissances générales qui, dans l'avenir, quel que soit le métier qu'il fasse, lui seront indispensables ; non seulement parce qu'il est arrivé à l'âge où, devenu plus raisonnable, il profitera mieux des enseignements qui lui seront donnés ; mais encore et surtout parce que, travaillant tour à tour, chaque jour, régulièrement, en classe et à l'atelier, il s'établira fatalement, probablement même à son insu, un rapport fort utile entre ses travaux ici et ses études là, entre la formation de son esprit et celle de son œil et de ses mains, entre sa culture générale et son apprentissage technique. Et quand, après deux ou trois ans de ce préapprentissage, il se spécialisera, son choix, bien équilibré, s'appuiera sur cette culture intellectuelle et manuelle, sans que l'une soit sacrifiée à l'autre ; bien plus, les deux se compléteront, s'ajusteront pour la plus grande satisfaction et le plus grand bien de l'adolescent.
Je ne dis pas que, dans ces conditions, le choix de l'enfant sera toujours judicieux, le meilleur, et devra être tenu pour définitif; mais je dis que, d'une part, il y aura toutes chances pour qu'il en soit ainsi et que, d'autre part, nous aurons, nous, à l'égard de cet enfant, accompli notre devoir, tout notre devoir.

Des êtres complets
Le rôle de l'Education, c'est de porter au maximum de développement toutes les facultés de l'enfant : physiques, intellectuelles et morales. Le devoir de l'Educateur, c'est de favoriser le plein épanouissement de cet ensemble d'énergies et d'aptitudes qu'on l'encontre chez tous. Et je dis qu'en dotant les enfants qui nous sont confiés de toute la culture générale qu'ils sont aptes à recevoir et de l'entraînement technique vers lequel les porteront le plus leurs goûts et leurs forces, nous aurons accompli à leur égard notre devoir, tout notre devoir. Car, nous aurons, ainsi, formé des êtres complets.
Des êtres complets! De nos jours, on en trouve fort peu; je pourrais même dire qu'on n'en trouve pas. Et c'est là une des conséquences fatales de l'organisation sociale et des méthodes éducatives qui en découlent. Ici, c'est un fils de bourgeois dont les parents ambitionnent de faire un fort en thème ou un calé en mathématiques, mais qui croiraient donner à leur rejeton une éducation indigne de leur rang et de la situation sociale à laquelle ils destinent ce rejeton, s'il apprenait à travailler de ses mains le métal, le bois ou la terre. Là, c'est un fils de prolétaire plus ou moins besogneux, que la famille arrache, dès l'âge de douze à treize ans, à l'école. Il sait tout juste lire, écrire et compter ; il est à l'âge où l'intelligence s'ouvre à la compréhension, où la mémoire commence à emmagasiner, où le jugement se forme ; n'importe! Il faut qu'il aille à l'atelier ou aux champs ; il est temps qu'il travaille. « Et puis, disent les parents, est-il utile qu'il devienne un savant, pour faire un paysan ou un ouvrier »? Qu'advient-il?
Le premier de ces deux garçons arrivera peut-être à un degré appréciable de culture intellectuelle : artiste, savant, littérateur, philosophe, il aura sa valeur, je ne le conteste pas ; mais il sera d'une ignorance lamentable et d'une insigne maladresse, dès qu'il s'agira de raboter une planche, de frapper un coup de marteau, de réparer ou de manier un outil, en un mot de se livrer à un travail manuel quelconque. Le second sera peut-être, dans sa partie, un travailleur suffisant : mécanicien, tailleur, maçon ; je n'en disconviens pas ; mais, en dehors de son métier, il sera d'une ignorance crasse et d'une déplorable incompréhension. L'un et l'autre se seront convenablement développés dans un sens, mais ils auront totalement négligé de se développer dans l'autre. Le premier sera un théoricien, non un praticien ; le second sera un praticien, non un théoricien. L'un saura se servir de son cerveau, pas de ses bras ; l'autre saura se servir de ses bras, pas de son cerveau.
Le fils de bourgeois sera enclin à considérer comme indigne de lui le travail manuel et comme inférieurs à lui ceux qui en vivent ; le fils de prolétaires sera porté à s'incliner devant la supériorité du travail intellectuel et à s'humilier, admiratif, respectueux et soumis, devant ceux qui l'exercent. Résultat : au point de vue individuel, aucun d'eux ne sera un être complet ; celui-ci : muscles vigoureux, cerveau débile ; celui-là : cerveau vigoureux, muscles débiles : l'un et l'autre, hommes incomplets, moitiés d’hommes, tronçons d'humanité. Au point de vue social : rivalité entre travailleurs manuels et intellectuels ; labeur intellectuel plus considéré et mieux rétribué que le labeur manuel ; celui-ci continuant indéfiniment à être infériorisé, mal rétribué et humilié.
L'Education doit avoir pour objet et pour résultat de former des êtres aussi complets que possible, capables, en dépit de leur spécialisation accoutumée, quand les circonstances le permettent ou le nécessitent : travailleurs manuels, d'aborder l'étude d'un problème scientifique, d'apprécier une œuvre d'art, de concevoir ou d'exécuter un plan, voire de participer à une discussion philosophique ; travailleurs intellectuels, de mettre la main à la pâte, de se servir avec dextérité de leurs bras, de faire, à l'usine ou aux champs, figure convenable et besogne utile. La Ruche a la haute ambition et la ferme volonté de lancer dans la circulation quelques types de celte espèce. C'est pourquoi on y mène de front l'instruction générale et l'enseignement technique et professionnel.

Nos ateliers
Jusqu'à ce jour, nos ateliers n'ont rien produit pour l'extérieur. Seule, l'imprimerie a fait exception. Menuiserie, forge, couture, lingerie, reliure, n'ont travaillé que pour les besoins de La Ruche. En réalité, ces ateliers ont été et sont encore plutôt des services que des ateliers ; quelques-uns, vraisemblablement, garderont ce caractère ; d'autres, comme la menuiserie, la reliure et, peut-être, la couture, tout en restant des services et répondant aux besoins courants de l'Œuvre, deviendront sans doute, dans un avenir prochain, des ateliers de production en même temps que d'apprentissage.
Lorsque, arrivé à l'âge de seize ans environ, un enfant, garçon ou fille, possède une culture générale suffisante et un entraînement professionnel lui permettant de travailler à l’extérieur et, comme ouvrier ou ouvrière, de suffire à ses besoins, il peut, à sa volonté, quitter la Ruche ou y rester. Il est libre et il fait son choix en toute indépendance.
Il est probable qu'une certaine proportion de ces adultes restera à la Ruche. Ceux-là cesseront d'être au nombre de nos pupilles et prendront rang parmi nos collaborateurs. Nous en avons déjà quelques-uns qui se trouvent dans ce cas. Ils travaillent à l'atelier dans lequel ils ont fait leur apprentissage et exercent le métier qu'ils ont appris. Le temps est proche où nos couturières, nos menuisiers et nos relieuses seront à même d'exécuter proprement le travail qui leur sera confié et où, dans chaque atelier, ils seront assez nombreux pour que leur production dépasse les besoins constants de la Ruche. Nous entrevoyons donc, d'ores et déjà, la possibilité de travailler pour l'extérieur. Nous nous proposons, à la menuiserie, de faire le meuble. Dans les centres ouvriers - où nous trouverons la presque totalité de notre clientèle -, les ménages à situation modeste ont à choisir entre le meuble grossier, fruste, mal conditionné, mais relativement solide et le meuble tape-à-l’œil, c'est-à-dire élégant, gracieux, léger, mais fragile. Le premier ne flatte pas l'œil, mais résiste ; le second est agréable à la vue, mais il ne fait pas un long usage et ne résiste guère aux étourderies turbulentes de la marmaille ou aux chocs d'un déménagement. La Ruche rendrait un grand service à la classe ouvrière de Paris et des villes importantes de province en mettant à sa disposition un meuble qui éviterait ce double défaut : rusticité, fragilité, c'est-à-dire un meuble à la fois élégant et robuste, gracieux et solide.
Même observation pour la reliure : elle est de luxe ou par trop rudimentaire. De luxe, elle coûte trop cher ; trop rudimentaire, elle cède rapidement à l'usage. Pour les Bourses du Travail, les Syndicats, les Coopératives, les Bibliothèques populaires et les camarades qui sont appelés à constituer notre clientèle, il faut une reliure simplement confortable, dont le prix ne dépasse pas les ressources fort limitées de cette clientèle et dont la solidité est suffisante.
Il ne suffit pas, il est vrai, de produire bien et dans des conditions avantageuses, il faut encore s'assurer des débouchés. Pour la Ruche, cette question est résolue d’avance. Nos débouchés existent ; ce sont les Syndicats, les Coopératives, les Universités populaires, les Bourses du Travail, les Groupements d'avant-garde, tous amis de la Ruche, et aussi la multitude des camarades qui, individuellement, suivent avec intérêt le développement de celle-ci. Il suffira de faire appel à ces débouchés pour qu'ils s’ouvrent. Nous en avons l'assurance, car ce sont ces camarades et ces organisations qui, depuis sa fondation, forment la clientèle de notre imprimerie. Celle-ci fonctionne depuis un an et les commandes lui viennent de toutes parts.
Ce qui se passe pour l'imprimerie se passera pour la reliure et la menuiserie; cela n'est pas douteux.

L'enfant doit être lui-même
Je ne me reconnais pas le droit de vouer d'avance l'enfant aux convictions qui sont miennes et pour lesquelles je n'ai opté que dans la plénitude de mon indépendance et de ma raison. Le « petit » ne doit pas être le pâle reflet du «  grand » ; le rôle du père n'est pas de se survivre, de se perpétuer, tel quel, dans sa descendance ; l'éducateur ne doit pas tendre à se prolonger dans l'éduqué, à substituer son jugement au jugement de celui-ci.
Ce n'est pas ainsi que je conçois le rôle de « Frères aînés » que nous sommes. La mission du « grand », ­ mission de toutes la plus haute, la plus noble, la plus féconde, mais aussi la plus délicate - consiste à projeter dans le cerveau obscur du « petit » les clartés qui guident, à faire pénétrer dans sa fragile volonté les habitudes qui vivifient, à faire descendre dans son cœur les sentiments qui le mouvementent vers ce qui est juste et bon. L'éducateur doit être un exemple, un guide et un soutien : pas moins, pas plus, si l'on veut que l'enfant reste lui-même, que ses facultés s'épanouissent, que, par la suite, il devienne un être fort, digne et Libre.
Je conçois que l'Educateur et le Père aient de la joie à se refléter, à se mirer dans l'enfant qu'ils élèvent ; ce désir de façonner l'éduqué à l'image de l'éducateur est humain ; il n'en est pas moins condamnable et doit être réprouvé. Où en serions-nous du progrès, si les enfants n'avaient toujours été que la reproduction exacte, l'image fidèle des pères, si les écoliers n'avaient toujours été que la photographie scrupuleuse des Maîtres? Chacun de nous estime que ses sentiments sont les plus nobles, ses convictions les plus saines, ses manières de voir les plus justifiées. Et c'est sans doute pour cela que chacun de nous se croit autorisé à user de tous les moyens en son pouvoir pour les faire partager et adopter par l'enfant. C'est une lourde faute.
Et puis, nous sommes encore mal accoutumés à considérer que l'enfant n'appartient ni à son père, ni à son Maître, ni à l'Eglise, ni à l'Etat ; mais qu'il s'appartient à lui-même.
A la Ruche, mes collaborateurs et moi, nous n'avons jamais perdu de vue cette vérité, de nos jours encore méconnue, mais qui est appelée à être admise sans contestation, lorsque le despotisme de l'Etat et l'autorité abusive du père de famille auront disparu.

La Guerre a tué « la Ruche »
La Guerre, la Guerre infâme et maudite a tué « la Ruche » (elle a tué tant de gens et tant de choses !) Seul, le produit de mes conférences la faisait vivre et, durant les hostilités, il était ordonné aux uns de tuer ou de se faire tuer et interdit aux autres de parler. Aussi longtemps que nous l'avons pu, nous avons, mes collaborateurs, nos enfants et moi, prolongé l'existence de « la Ruche », bien que cette existence soit devenue de jour en jour plus difficile et plus précaire. Mais, dès le commencement de l’hiver 1916-1917, il parut certain que, de cette lutte obstinée, nous sortirions définitivement vaincus. Les produits de toute nature indispensables à la vie de la population, se raréfiaient de mois en mois. Paris souffrait du rationnement, encore que la capitale fût suffisamment ravitaillée, pour que les habitants de l'agglomération parisienne ne fussent pas poussés à l’insurrection. Il en était de même des grands centres de province, dont le Gouvernement pouvait appréhender le soulèvement : mais la population rurale, dont les pouvoirs publics estimaient n'avoir rien à redouter, était de plus en plus sacrifiée.
A « la Ruche », il devenait impossible de se ravitailler suffisamment, notamment en charbon, et il nous fallait réserver aux besoins de la cuisine le peu de ce produit qu'il nous était possible de nous procurer. Notre chère et familiale demeure ne pouvait plus lutter contre la rigueur d’une température hivernale et, dès que la nuit tombait, nos enfants, pour échapper an froid dont ils eussent souffert, se blottissaient sous l'épaisseur des chaudes couvertures dont, par bonheur, nous possédions un suffisant approvisionnement.
Il fallut bien se rendre à l'évidence et nous séparer d'eux. Ceux qui avaient encore une famille regagnèrent celle-ci. Je pris toutes dispositions nécessaires pour que les autres trouvent asile dans des milieux amis. Aucun d'eux ne resta à l'abandon. Un à un, nos collaborateurs se dispersèrent. Ce fut, pour tous, petits et grands, une douloureuse séparation. Mais il faut bien subir l'inévitable et la fin de « la Ruche » était devenue une fatalité, tant par suite des difficultés de ravitaillement que par suite de l'insuffisance de nos ressources. En février 1917, « la Ruche» mourut, victime, comme tant d'autres œuvres amoureusement édifiées, de la Guerre à jamais abhorrée.
Si j'étais à l’âge où il est raisonnablement permis d'envisager l'avenir avec confiance, je n'hésiterais pas à jeter les bases d’une nouvelle Ruche. J'avais 46 ans quand j'ai fondé cette œuvre de solidarité et d’éducation. Près de trente années me séparent de cette époque et ce n'est pas à mon âge qu'on s’aventure dans une telle entreprise. Mais je nourris l'espérance que d'autres, plus jeunes, un jour prochain, remuant les cendres de ces souvenirs, sur lesquelles mon vieux cœur souffle, y trouveront encore quelque chaleur, en feront jaillir quelques étincelles, en raviveront la flamme et essaieront de mettre sur pied et de mener à bien une nouvelle « Ruche ». L'expérience qu'ils tenteront leur sera facilitée par les indications qu'ils trouveront ici ; j'aime à espérer qu'Ils seront secondés par des circonstances plus favorables et que la Ruche de demain sera le creuset précieux où l'élaboreront, en petit, les formes de la société de bien-être, de liberté et d'harmonie à l'avènement de laquelle les militants libertaires consacrent le meilleur d'eux-mêmes.

 


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