Jacques Ellul

extraits de
L'illusion politique

(1965)

 



Note

Ces longs passages sont une représentation et une analyse magistrale de ce qu'est la politique dans le monde et de ce qu'est devenu l'état dans les sociétés. Un fois qu'on a bien lu et réfléchi sur ce texte d'Ellul c'est très difficile que l'on puisse rester sous l'illusion de la politique comme la solution des problèmes humains et sous la fascination de l'état comme nouveau Dieu sur terre. Cela voudrait dire abdiquer complètement à son autonomie comme être humain libre et rationnel.

 


 

La politisation

Tout penser en termes de politique, tout recouvrir par ce mot (en s'inspirant de Platon et de quelques autres, pour les intellectuels), tout remettre entre les mains de l'État, faire appel à lui en toute circonstance, déférer les problèmes de l'individu à la collectivité, croire que la politique est au niveau de chacun, que chacun y est apte: voilà la politisation de l'homme moderne. Elle a donc principalement un aspect mythologique. Elle s'exprime dans des croyances et prend par conséquent aisément une allure passionnelle.

Nous ne pouvons concevoir la société que dirigée par un État central, omniprésent et omnicapable. Ce qui était du domaine de l'utopie avec une vue organiciste de la société où l'État joue le rôle du cerveau, nous l'avons maintenant non point accepté idéologiquement mais profondément intégré au plus profond de notre conscience sous peine de nous mettre en désaccord radical avec tout le mouvement de notre société, souffrance que nous ne pouvons accepter. Nous ne pouvons même plus concevoir une société où la fonction politique (celle de l'autorité gouvernementale) serait limitée par un obstacle externe : nous en venons a l'idée moniste du pouvoir qui arrête le pouvoir. Nous ne pouvons plus concevoir une société aux groupes intermédiaires autonomes, ni aux activités divergentes. Cette prééminence du politique est l'une des présuppositions sociologiques communes aujourd'hui à tous, et qui s'étend, progressivement dans tous les pays.

Il nous parait évident, sans réserve, que tout doit être soumis au pouvoir de l'État; il nous semblerait exorbitant qu'une quelconque activité puisse lui échapper. À la situation de fait de l'expansion des domaines d'intervention de l'État, correspond exactement au fond de nous-mêmes la conviction qu'il doit en être ainsi. La prétention d'une entreprise, d'une université, d'une oeuvre d'assistance à rester indépendante nous semble anachronique. L'État incarne directement le bien commun. Il est le grand ordinateur, le grand organisateur, celui vers qui converge toute la voix des peuples, et celui d'où partent toutes les solutions raisonnables, équilibrées, indépendantes des intérêts privés, par conséquent justes. Lorsque par hasard nous constatons qu'il n'en est pas ainsi, nous sommes profondément scandalisés, tant nous habite cette image de la perfection de l'État. II ne peut à nos yeux y avoir d'autre centre de décision dans un corps social. Encore une fois, ce n'est pas le fait seul qui compte, mais notre adhésion spontanée, notre justification interne du fait: pour que le monde soit en ordre, il faut que l'État ait assumé tous les pouvoirs.

Réciproquement, nous pouvons constater une bien curieuse attitude de certains sociologues ou psychosociologues, pour qui tout phénomène d'autorité, à quelque niveau qu'il se situe, dans quelque groupe, de quelque façon qu'il s'exprime, n'est jamais qu'un accident dont le paradigme est l'État. Qu'il se dégage un leader dans un groupe, que le père exerce une autorité dans la famille, qu'un technicien s'impose dans une corporation, aussitôt le phénomène de l'autorité se trouve dégagé de son contexte pour être ramené à celle de l'État, à la forme qu'elle peut adopter dans le politique, tant nous avons besoin de cette vision pyramidale où chaque autorité n'est qu'un modèle réduit de l'Autorité.

Et cette place faite dans notre coeur à l'État et à la vie politique nous conduit à toute une interprétation de l'Histoire. Celle-ci est d'abord une histoire politique.

Pendant longtemps seul l'événement concernant les royaumes et les nations, seules les guerres et les conquêtes, seules les révolutions politiques ont compté. Sans doute cette conception de l'histoire est-elle dépassée, mais elle est remplacée par l'importance attribuée aux structures politiques et administratives. Une société n'a d'être qu'au travers de ses institutions, et ce sont elles qui ont le pas sur toute autre vue (malgré l'importance prise par l'histoire économique et sociale). Mais surtout nous n'échappons pas à cette étrange vue d'une Histoire qui serait en définitive fonction de l'État. Là où il y a État, il y a Histoire digne de ce nom. Les temps mérovingiens ne sont aussi sombres que parce que l'État est dérisoire. Le « Moyen Âge » n'est âge intermédiaire, période sans nom, que parce qu'il se situe entre deux périodes de grandeur de l'État: le Romain, le Monarchique. Entre les deux, ce regrettable intermède, où l'on est obligé de considérer la société informe parce que non voulue du sommet, parce que non animée par une volonté unique, parce que non organisée concrètement. Heureusement les rois, d'une main de fer, restaurent l'État. La France redevient une valeur sûre, et l'on compare la supériorité de ce mouvement à la dissolution incohérente du Saint Empire. Bien sûr, parce que démocrates, nous sommes contre l'autoritarisme monarchique de Louis XIV. Mais il conserve notre secrète affection parce qu'il était l'État.

 


 

La politique partout

Tout est politique. Ce jugement n'est pas seulement celui de l'opinion populaire, mais il est formulé, justifié, par les intellectuels. Ainsi Talcott Parsons:

"La politique constitue un centre d'intégration de tous les éléments analytiques du système social, et ne saurait être elle-même reconnue comme l'un de ces éléments particuliers." (The Social System, 1951)

Si l'art ne l'est pas, c'est que nous ne savions pas le discerner. Mais pour le discerner plus clairement, il faut bien donner le coup de pouce qui attribuera sens ou valeur politique, et conduira l'artiste, à s'éprouver émasculé s'il ne s'engage pas et ne fabrique des colombes à afficher sur tous les murs. Cette confusion entre politique et société, que nous effectuons sans cesse, est dans l'histoire un phénomène nouveau. On pourrait sans doute en trouver des exemples: Empire aztèque, Égypte, peut-être Chine, partiellement Rome. Mais avec deux réserves considérables: l'État d'alors n'avait pas les moyens de mettre à exécution ses prétentions. La foule des hommes n'apportait pas spontanément et, pourrions-nous dire, ontologiquement leur adhésion de foi, d'être et d'idéologie à cette confusion. S'il y avait une religion d'État, il n'y avait pas, habituellement, une religion directe de l'État. Dans cette confusion, ce qui autrefois était engagé dans la trame du social, ce qui faisait partie de l'édifice de la société, de la vie collective du groupe, comme l'art par exemple et la culture, n'est plus aujourd'hui considéré comme engagé que si l'implication est directement politique. Participer à des activités non politiques, mais parfaitement en relation avec notre société, est considéré comme sans valeur. Le poète qui se borne à être poète sans signer des pétitions et manifestes sera tout de suite accusé de s'enfermer dans sa tour d'ivoire. Nous préférons les pièces politiques d'Aristophane à tout Eschyle. Et comme le disait une actrice française en renom, très politisée: « Nous prétendons apporter un message au Monde » (Simone Signoret).

Et voici que, dans ce courant général, les valeurs aussi sont politisées. Toutes les valeurs ont à nos yeux, comme le disait Barrès, une connotation, et plus même, un contenu politique. La liberté? On saute à pieds joints de la plus fumeuse contestation métaphysique, dans la conception des régimes politiques, dans la définition politique de la liberté, qui si elle n'est inscrite dans un régime, si elle n'est le fruit d'une constitution, si elle n'est la participation du citoyen au pouvoir est en définitive à nos yeux négligeable: dire que la liberté, c'est tout simplement que l'individu échappe au pouvoir et décide par lui-même du sens de sa vie et de ses oeuvres paraît de nos jours simpliste, dérisoire et réaction d'adolescent! De même la justice n'existe plus comme vertu personnelle, ni comme contenu, plus ou moins bien actualisé, du droit. Mais si nous voulons lui rendre un sérieux, cette malheureuse valeur doit comporter quelque adjectif, et tout particulièrement celui de social, c'est-à-dire qu'en définitive elle est politique. C'est l'État qui doit faire régner la justice; il n'est de justice que collective, et les difficiles approches des juristes philosophes depuis des siècles n'ont plus de sens, pas davantage que l'affirmation chrétienne que la justice est la miraculeuse transformation de l'individu justifié par la Grâce de Dieu. Les valeurs qui, de nos jours, ne peuvent recevoir un contenu politique, ou ne peuvent servir à une politique, ne sont en définitive plus prises au sérieux.

En réalité, ce ne sont plus les valeurs qui nous servent de critère de jugement pour estimer le bien et le mal, c'est le politique qui devient aujourd'hui valeur suréminente par rapport à laquelle s'ordonnent les autres. C'est lui qui, avec ses épigones (nationalisme par exemple), devient la pierre de touche du bien et du progrès. Le politique est par soi excellent. Le progrès de l'homme dans la société aujourd'hui consiste à participer au politique. Combien d'articles et de déclarations avons-nous lus à ce sujet: la femme devient enfin une personne humaine parce qu'elle reçoit des « droits politiques ». Dire que la femme, mère de famille, formant en profondeur ses enfants, était la véritable créatrice à long terme, la véritable initiatrice de toute politique, devient discours de réactionnaire. Si l'on n'a pas le droit (à la vérité, magique) d'insérer le papier dans la boîte, on n'est rien, pas même une personne. Le progrès, c'est recevoir cette extrême puissance, cette part mythique d'une souveraineté théorique qui consiste à se déposséder de ses décisions au profit de quelqu'un qui les prendra à votre place. Le progrès, c'est lire le journal. Tel savant (Rivet) pouvait écrire sérieusement: « Un homme qui ne peut pas (il s'agissait de l'Afrique) lire un journal pour être informé n'est pas un homme. » Singulière conception de la virilité! C'est la Trinité politique: « Information-Participation-Exécution », qui constitue aujourd'hui le mot d'ordre par excellence du progrès.

L'on se bat pour la démocratie économique qui fournit à l'homme une occasion d'exprimer sa volonté sur des affaires qui le touchent au plus près, et l'on oppose cette démocratie économique, qui concerne les conditions et les normes de production, le contrôle des circuits de distribution, les impératifs du plan, les prix et salaires, toutes choses infiniment concrètes, à la pseudo-démocratie politique, que chacun sait aujourd'hui abstraite, théorique, illusoire. Mais reportons-nous deux cents ans en arrière. Pour ceux qui réclamaient cette démocratie politique, de quoi s'agissait-il? De contrôler directement, effectivement, la police, de ne payer d'impôts (terme remplacé par celui, évoquant la volonté, de contribution) que si on les avait soi-même décidés, de ne partir pour la guerre que si le peuple personnellement le voulait, de pouvoir librement, publiquement, exprimer ses idées, atteindre et former, chacun à partir de soi-même, l'opinion publique... Des choses abstraites? Non point. Terriblement précises et concrètes.

Nous savons comment « la vie a tourné sur ses talons de verre ». Mais, sauf les idéologues qui voient les choses dans leur rêve et leur imagination, nous savons aussi comment la démocratie économique est en train d'échouer, au moment où on la construit, et comment les pouvoirs attribués aux producteurs, aussi bien en Yougoslavie qu'en U.R.S.S., qu'en France sont théoriques et apparents.

Le processus d'abstraction concernant les décisions politiques, qui s'est produit au XIX siècle, se reproduit identique, sous nos yeux, au sujet des décisions économiques que l'on prétend confier à l'individu. C'est la même farce qui se reproduit. Toujours avec la prétention de fournir à l'homme une puissance dans sa relation avec l'État. Mais il faudrait commencer par comprendre que là où se trouve l'État moderne, les pouvoirs concédés à l'individu ne sont jamais que la concession d'une parfaite innocuité, pouvoir d'accéder à ce qui est bon pour l'État, celui-ci étant la somme de tout le bien social.

Quoi qu'il en soit, c'est cette participation au politique qui devient la prétention de ceux qui ne l'ont point, le critère de la dignité, de la personnalité, de la liberté. Les peuples colonisés deviennent enfin des peuples civilisés parce qu'ils entrent à l'O.N.U.; les Africains ont enfin une dignité parce qu'ils participent au pouvoir politique; et solennellement, les penseurs nous déclarent: « Ils accèdent à l'Histoire. » Car pour les penseurs, il n'y a pas d'Histoire, là où il n'y a pas de politique. Qui ne serait saisi par une telle profondeur de politisation! Quoi, l'immense aventure des Bantous ou la modification d'un continent par les Mandchous, ce n'est pas l'Histoire? Mauvaise plaisanterie. C'est bien la plus profonde conviction de notre temps: ces peuples entrent dans l'Histoire parce qu'ils commencent à adopter les structures étatiques et la vie politique de type occidental. Mais ce n'est pas cette incise qui compte; c'est la référence au politique. Maintenant enfin ils vont faire « entendre leur voix ».

Ce jugement positif, quelque peu exalté, contient sa contrepartie: la condamnation sévère des «apolitiques». Celui qui dans notre société se tient sur la réserve, ne participe pas aux élections, tient les débats politiques et les changements de constitution pour superficiels et sans véritable prise sur les véritables problèmes de l'homme, celui qui sait bien que la guerre d'Algérie l'atteint dans sa chair ou celle de ses enfants, mais ne croit pas que déclarations, motions et votes y changeront quoi que ce soit, celui-là sera jugé le plus sévèrement par tous. C'est le véritable hérétique de nos jours. Et la société l'excommunie comme l'Église médiévale le sorcier. Il est un pessimiste, un stupide (car il ne voit pas les relations très profondes et secrètes du jeu politique), un défaitiste qui se courbe devant la fatalité, un mauvais citoyen: assurément si tout va mal, c'est à cause de lui, car s'il faisait preuve de civisme, le vote serait revalorisé (il ne suffit pas de 80% des votants, non, il faut 100% !) et la démocratie serait effective! Les jugements pleuvent sur lui, autant jugements d'efficacité que jugements moraux, et même psychologiques (car l'apolitique est forcément un peu paranoïaque ou schizophrène). Enfin, condamnation dernière en notre temps: ce ne peut être qu'un réactionnaire.

Nous pressentons par là que le tout de l'homme est aujourd'hui jugé en fonction du politique, qui se trouve investi d'un valeur dernière. Tout est devenue politique, dans notre jugement, mais en plus le politique est affecté d'un signe ultime. Il reçoit un contenu global, et en plus, au-delà, il n'y a rien. Le politique ne peut être jugé que par le politique. On peut dire sans doute que la politique doit être au service de l'homme ou de l'économie, il n'en reste pas moins que c'est la grandeur de l'État, sa capacité à organiser, et la participation de l'homme à la collectivité par la voie politique qui sont les symboles derniers de notre temps, substitués aux symboles religieux.

Les oppositions politiques sont aujourd'hui ce qu'était au XVI siècle l'opposition entre chrétiens. Mais peut-être le fait de savoir si c’est vraiment le Christ qui nous sauve est-il finalement bien moins important que la conclusion d’un traité ou le choix entre le possibilisme et la révolution permanente…

Mais la vie de millions d’êtres en dépend ? Oui, parce que notre passion l’en fait dépendre. La nôtre, et la leur. Non, dans la réalité. Car les opposition politiques, les solutions politiques, les problèmes politiques, les forme politiques sont derniers, non pas en soi et par nature, mais par la gloire que nous leur attribuons, par l'importance prise en chacun de nous, par la passion dont nous frémissons chaque fois qu'approche de nous le sacrement politique, drapeau, chef, slogan... Et qui comporte, par là même, son ex-sécration. Nous disions qu'à la base se trouve la situation de fait d'un État en croissance, certes. Mais cet État n'a de pouvoirs que ceux reconnus par les sujets. Je ne dis pas: il est à la mesure de nos abandons. Bien plus, il est à la mesure de nos adhésions et de nos passions. Mais le remède auquel pensait Marx pour l'aliénation politique n'est plus applicable. Il ne suffit plus que l'homme dénie à l'État sa confiance et récuse son autorité pour que cet État paraisse un vain fantôme. Aujourd'hui la cristallisation des structures politiques, la croissance des moyens d'action de l'État, la création d'une nouvelle classe politique sont des phénomènes irréversibles pour autant qu'il y en ait, et qu'en tout cas nos sentiments ne peuvent modifier.

Ainsi nos passions ne peuvent que renforcer la politique, et jamais l'affaiblir. Engagés dans cette voie, nous sommes, pour survivre sans déchirement intérieur, sommés d'assigner aux conflits politiques un sens suprême et, procédant à l'inverse de ce qui fut toujours le cheminement de l'homme en ces matières, de sauter du politique épanoui dans le métaphysique, de cette histoire politisée dans une méta-histoire, sans miracle mais sans fin. D'ailleurs, présence consolante, expérience enviée par les hommes religieux, voici que l'homme retrouve grâce à la participation au politique la foi et la conversion. Ces élus perdus par les Églises sont recueillis par les partis, du moins ceux dignes de ce nom. La foi dans des fins accessibles à l’homme, dans l'amélioration de l'ordre social, dans l'établissement d'un ordre juste et pacifique et tout cela par le moyen politique, est peut-être une des caractéristiques les plus profondes, et probablement nouvelles, de notre société.

Parmi tant de définitions lapidaires de l'homme, deux se trouvent par là conjointes: l'homo politicus est de ce fait même homo religiosus. Et cette foi s'incarne dans des vertus actives - qui rendent jaloux les chrétiens. « Voyez comme ils sont pleins de dévouement, d'esprit de sacrifice, ces hommes passionnés, obsédés de politique. » On ne se demande pas si cela en vaut la peine. Ces témoins, parce qu'ils acceptent d'être voués, chargent de leur passion l'objet de leur service. Ainsi la patrie devient objet de culte par les millions de morts qui lui furent sacrifiés. Il fallait que ce soit la vérité, puisque tant acceptèrent (?) d'en mourir. Ainsi de l'État et de l'indépendance nationale, et de la victoire d'une idéologie politique...

Mais ceux qui acceptent d'être voués ne restent pas sans compensation et sans profit. Ils trouvent ici la communion qui a fui de partout ailleurs. C'est au niveau de l'action politique, et dans la Résistance, comme dans la solidarité bien connue des parlementaires entre eux, dans la cellule du P.C. ou dans les grands meetings solennels, énergiques, défendant la République, que l'homme connaît cette communion qui lui est indispensable, mais qu'il n'a plus dans sa famille, ni dans son quartier, ni dans son travail... un objectif commun, quelque grande pulsation populaire à quoi l'on participe, une camaraderie, un vocabulaire particulier, une explication du monde... Le politique apporte ensemble ces signes et ces joies, indispensables expressions de la communion. Tels sont, me semble-t-il, les aspects divers de la politisation, qui forme un tout. Mais encore nous reste-t-il à savoir si, politisé, l'homme n'est pas victime d'une mystification, et s'il ne s'engage pas dans une voie sans issue?

 


 

La politique comme solution générale

Un autre aspect encore de l'illusion politique réside dans la conviction ancrée au coeur de l'homme occidental moderne qu'en définitive tous les problèmes sont politiques, et qu'ils sont susceptibles d'une solution par la politique, qui d'ailleurs offre la seule voie praticable. Sans reprendre ce que nous avons déjà dit sur cette conviction de l'homme moderne, ni sur l'influence de la pensée léninienne, constatons par exemple que, pour nous tous, quand un homme est « mauvais » « c'est la faute à la société ». Toutes les études sur les criminels ou sur les blousons noirs ont pour but de démontrer que ce n'est pas eux... Le coupable, le responsable, c'est le milieu, le corps social, les parents, le logement, le cinéma, les circonstances. Nous tous. Nous sommes tous des assassins. En contrepartie, on est convaincu que si la société était ce qu'elle devrait être, il n'y aurait ni criminels ni blousons noirs. Et qui donc, pour l'homme moyen moderne, devrait réorganiser cette société pour qu'elle soit ce qu'elle devrait être? L'État, toujours l'État. Ainsi donc tout le problème de moralité est rejeté, sans aucun a priori marxiste, sur l'État. C'est une affaire politique. Affaire politique encore que celle des Valeurs. Il faut réaliser la Justice, la Liberté, et même (par la science et l'information) la Vérité. Mais quelle est donc l'attitude de l'homme moyen à cet égard? C'est assurément l'État qui peut et doit le faire. C'est l'État qui doit assurer la Justice sociale, c'est lui qui doit garantir la Vérité dans l'information, c'est lui qui doit protéger la liberté (ce qui conduit à l'admirable raccourci de Tito: plus l'État est puissant, plus il y a de liberté). L'État créateur et protecteur des Valeurs: c'est affaire de politique.

Or, nous prétendons que dans tous ces domaines nous sommes en présence de l'illusion la plus tragique de notre temps. Que la politique permette de résoudre des problèmes administratifs, des problèmes de gestion matérielle de la cité, des problèmes d'organisation économique: c'est certain, et ce n'est déjà pas mal. Mais elle ne permet absolument pas de répondre aux problèmes personnels de l'homme, celui du bien et du mal, du vrai et du juste, du sens de sa vie, et de sa responsabilité devant la liberté. Bien entendu, nous savons aussi que tout cela n'a aucune importance. Soit. Mais s'il en est ainsi, alors qu'on n'en parle pas, qu'on cesse de nous casser les oreilles avec ces histoires de tortures, de saisies de journaux, de démocratie, car tout cela ne vaut que si le bien et le mal, le vrai et le juste, le sens de la vie et la responsabilité ont un sens personnel. Sans quoi celui qui torture étant un « on », et celui qui est torturé un autre « on », il n'y a aucun sens perceptible à la moindre protestation, indignation, dénonciation ou glorification. Ceux qui débattent de la torture présupposent que tout cela a un sens personnel et non pas collectif. Mais ce n'est pas alors par la voie politique, par l'action politique, et la transformation de l'État que l'on y apportera réponse et solution. En fait, et si l'on évite les explications mythologiques de style post-marxiste, ou marxiste inconscient, l'enthousiasme avec lequel tout le monde s'est emparé de cette commode explication, qu'il s'agisse des intellectuels formés dans l'existentialisme, qu'il s'agisse du commerçant poujadiste ou du petit bourgeois radical, trahit une préoccupation commune: celle d'échapper à la responsabilité personnelle dans l'affaire. La conviction que les affrontements intérieurs de la personne comme la réalisation extérieure des valeurs sont affaire collective, sociale, et trouveront leur solution dans l'aménagement politique n'est que la face mystifiante de la démission personnelle de chacun devant sa propre vie. C'est parce que je suis incapable de réaliser le bien dans ma vie que je le projette sur l'État qui doit le réaliser par procuration à ma place. C'est parce que je suis incapable de discerner la vérité, que je réclame que l'administration la discerne pour moi, me dispense de cette quête pénible, et me la remette toute produite. C'est parce que je ne puis accomplir moi-même la justice que j'attends d'une organisation juste que la justice soit, dans laquelle j'aurais seulement la peine de m'insérer.

La démonstration parfaitement convaincante de Feuerbach à l'égard de Dieu doit aujourd'hui être exactement transposée au sujet de ce qui a pris la place de Dieu dans la conscience de l'homme moderne, à savoir l'État. Ce sont les mêmes motifs, c'est le même processus, c'est la même mystification qui conduisaient l'homme dans la religion et à attendre de Dieu l'accomplissement de ce qu'il ne savait pas faire, et qui le conduisent aujourd'hui dans la politique et à attendre de l'État ces mêmes choses. « Mais, dira-t-on, dans la politique, l'homme est décidé à agir par lui-même, il s'engage, il se sacrifie, il assume lui-même son destin... » On oublie trop que dans la religion aussi l'homme n'était nullement passif, il agissait beaucoup, se sacrifiait encore plus, et s'engageait à fond. Et si l'on considère la politique actuelle, nous avons déjà vu combien peu l'homme y assume vraiment son destin. En réalité, ce n'est pas de lui qu'il attend l'accomplissement, ni d'aucun homme, mais d'une Puissance mystérieuse et supérieure, investie de qualités indéfinissables comme la Souveraineté, une Puissance qui, par une sorte de magie, transmue en Efficacité, en Bien et en Absolu les pauvres efforts du citoyen.

Comme le moulin à prières déclenche les forces transcendantes, le bulletin de vote provoque la Volonté souveraine. Il n'y a pas de relation raisonnable plus dans un cas que dans l'autre. Car nous sommes tous d'accord que la Volonté souveraine n'est pas une simple addition de Volontés individuelles... C'est vraiment un phénomène religieux. L'engagement politique est alors comparable à la religion. Les deux termes comportent d'ailleurs la même tonalité de « lier l'individu » (in wadium, re-ligare). Et c'est alors une véritable fuite devant soi-même, devant son propre destin, devant ses propres responsabilités. D'un côté on se charge de responsabilités politiques, collectives, sociales, mais elles ne sont jamais que vicaires et secondes, elles ne sont jamais qu'externes, même si l'individu s'y dissout totalement; elles ne sont jamais qu'un divertissement qui peut être pris absolument au sérieux dans le béhavourisme, mais non autrement. D'un autre côté on récuse, on cache, on fuit, en ce qui concerne l'affrontement avec soi-même, sa responsabilité dans l'immédiat, envers le voisin. Nous sommes devant une mystification identique, mais de sens inverse, à celle que le marxisme dénonçait à juste titre lorsqu'il disait que la vertu personnelle permettait d'oublier sa responsabilité collective, ou que la charité permettait d'éviter la justice. Cette dénonciation était juste au XIX siècle. Aujourd'hui, ce n'est plus un problème: c'est la même opération qui s'effectue sous nos yeux, mais en sens inverse. Rejeter sur l'organisation de la société la solution de tous les problèmes personnels, la réalisation des valeurs, c'est réaliser une opération très commode d'absentéisme humain.

Cette opération présente deux aspects: tout d'abord cela veut dire que personne n'est en définitive responsable de l'affaire, personne n'est chargé ni de la justice, ni de la vérité, ni de la liberté: c'est affaire d'organisation, affaire collective. C'est « on ». Si ces valeurs ne sont pas réalisées, si les choses vont mal, cela veut dire que l'organisation est mauvaise, ou qu'il y a un saboteur, un titulaire du Mal, qui empêche que je sois juste grâce à la justice objective de la société. On accusera dès lors cet Ennemi, et bien entendu le Pouvoir, puisque c'est le Pouvoir qui doit assurer l'organisation juste et l'élimination de l'Ennemi corrupteur. Cette fuite rigoureuse devant une responsabilité personnelle d'avoir à accomplir soi-même le bien ou le juste s'accompagne souvent chez les intellectuels et les chrétiens d'un vice corrélatif, celui de la responsabilité universelle. Se persuader que je suis responsable de la torture en Algérie alors que je fais un cours à Bordeaux, que je suis responsable de la faim du monde, ou des réactions racistes en diverses parties du monde, c'est exactement la même chose que la récusation de toute responsabilité. Car ce qui caractérise cette attitude, c'est l'impuissance au fait: je n'y peux rien réellement, sinon signer des papiers et faire des déclarations, sinon prétendre agir par la voie politique et établir un ordre juste grâce à son abstraction. Nous tous sommes des assassins, cela se traduit en clair: personne ne l'est individuellement, donc je ne le suis pas. Reconnaître que je suis solidaire de tout le mal qui se passe dans le monde, c'est grâce à une mauvaise conscience fictive m'assurer la bonne conscience en ne faisant pas ce qui est à ma portée. Reconnaître que je suis un salaud, parce que je vis dans le Monde occidental qui exploite le Tiers Monde, c'est m'éviter le moindre effort pour cesser personnellement d'être un salaud, et au moindre prix possible, en m'engageant dans un parti politique, en criant dans la rue; je suis en outre assuré d'être du bon côté de ceux qui oeuvrent pour que « les Français » cessent d'être des salauds. Les exigences de la religion étaient manifestement plus sévères! Et ces proclamations de scrupules, de mauvaise conscience, de responsabilité partagée se résolvent très vite dans l'accusation du vilain d'en face, du communiste ou du fasciste. Et ce sont les mêmes qui sans voir la contradiction, proclament les deux choses. Cette contradiction dévoile la mystification.

La seconde mystification de la politisation des problèmes et valeurs, c'est la facilité que l'on s'accorde de renvoyer à demain ou après-demain la prise au sérieux de toute l'affaire. Parce que la justice est affaire de politique, parce qu'elle sera enfin réalisée dans une organisation nouvelle, attendez donc demain. « Attendez donc cette organisation. Nous en sommes aujourd'hui au stade de la préparation, au stade des moyens, nous suivons des cheminements tortueux, mais soyez assurés que la direction est bonne. Nous accumulons les injustices, mais c'est en vue d'une plus grande justice. Nous détruisons les libertés, mais nous préparons la Liberté. Nous te demandons, aujourd'hui, dans l'immédiat, à toi militant, de mentir, de tuer, d'emprisonner... mais tu es lavé de ta faute par la réalisation grandiose que tu ne verras pas, car nous avons besoin d'une, ou deux, ou trois générations sacrifiées, mais sois tranquille, ton sacrifice n'aura pas été vain, ton injustice est couverte par la grande Justice à venir. » Nous sommes ici en présence de l'aspect individuel, moral, psychologique du problème éthique et général de la fin et des moyens. Et l'on voit combien la facilité est admirable pour chacun d'éviter la question personnelle de sa propre conduite en la politisant. Puisque la solution est à venir, aujourd'hui Tout est permis.

M. de Jouvenel (De la politique pure, 1963) nous rappelle, à juste titre, que le « mythe de la solution obscurcit notre compréhension de la Politique, et que peut la faciliter au contraire la reconnaissance que l'on ne parvient en ces matières qu'à des règlements précaires ». Un problème comporte des données précises concordantes et connues, et de ce fait peut être résolu: pour un problème arithmétique, il y a forcément une solution. Mais une situation politique n'est pas de cet ordre: ce qui fait l'élément politique, c'est « précisément que les termes dans lesquels il est posé, n'autorisent aucune solution au sens exact du terme ». « Apparaît un vrai problème politique quand les données sont contradictoires, c'est-à-dire quand il est insoluble. » Un problème politique peut seulement faire l'objet d'un règlement, mais non d'une solution. Il peut alors y avoir compromis, pourrissement, évolution, conciliation, méthode d'autorité, etc. Ce ne sont pas des solutions. Mais de plus en plus, l'homme moderne exige des solutions. De plus en plus des techniciens prétendent formuler des problèmes de la société comme des problèmes exacts et en des termes qui permettent une solution. Le mythe croissant de la solution, évacue progressivement de nos consciences le sens du relatif, c'est-à-dire de l'humilité du politique vrai.

Enfin retenons un dernier aspect: la politisation d'un problème réel, existant, permet d'échapper à sa réalité, à sa profondeur, à son aspect humain. Le processus de politisation d'une question contient une généralisation et une abstraction. Au niveau politique, ce que l'on dit et fait peut être juste tout en faisant rigoureusement abstraction de l'humain et des valeurs. Mais vouloir considérer cet humain et ces valeurs anéantit la possibilité de penser le problème politique. Il n'y avait aucun doute, pour le troisième Reich, qu'il fallait « régler » le problème juif. Cela était aux yeux des chefs nazis un problème politique. Et l'on pouvait donner l'ordre abstrait du massacre. Mais tous les historiens du troisième Reich soulignent que Himmler s'évanouit lorsqu'il vit fusiller devant lui quelques dizaines de juifs. La question était redevenue brutalement humaine. Mais le processus consiste généralement à cacher cette question humaine. On peut célébrer le canal du Don, cela permet de cacher qu'il a coûté cent mille vies humaines pour le creuser.

Ainsi la politisation d'une question va beaucoup plus loin que la question de la fin et des moyens, ou de la tentative de justification. En réalité, la vue politique permet aujourd'hui d'échapper aux valeurs, d'oblitérer la réalité humaine des situations (qui d'ailleurs étant toujours particulières sont sans intérêt). On cache le réel et le vrai sous le politique, on ferme le placard et l'on discourt à l'aise des plans et des révolutions. La considération politique permet alors de penser que l'on tient la « solution générale » parce qu'elle permet d'évacuer d'un coup la Réalité humaine et la recherche de la Vérité.

 


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