E. Armand

La réciprocité

(1933)

 



Note

Une présentation très précise de ce que la réciprocité signifie pour les anarchistes individualistes, comme base d’une organisation sociale volontaire.

Ce texte est paru comme supplément à L'En Dehors, n° 248-249 (1933)

 


 

Recherche d’une base d'accord entre les humains

Sur quelle base asseoir les rapports et les accords entre les humains dès lors qu'en sont exclues l'obligation et la sanction? De quelle méthode se servir pour réaliser les rapports et les accords entre les constituants d'un quelconque milieu humain - rapports et accords qui croissent en complexité à mesure que l'intelligence s'affine et que devient plus considérable l'acquis des connaissances humaines, que s'amplifie le rayon de leurs applications? Quel principe poser comme fondement, comme norme des ententes et contrats de toute espèce que les êtres humaines peuvent être amenés à envisager et à conclure entre eux pour leur permettre de se comporter les uns à l'égard des autres, selon leurs besoins, leurs désirs, leurs aspirations - qu'il s'agisse d'unités isolées ou associées?

Première considération, puisqu'on entend ignorer la coercition sous tous ses aspects - autrement dit la réglementation légale et les sanctions pénales ou disciplinaires - il est de toute nécessité que la méthode dont on se servira pour fonder les rapports et les accords entre les hommes implique en soi « l'équité » et l'absence totale de duperie, de tromperie, de dol.

Tout le monde sait que l'objet présumé de la loi, c’est de rendre efficaces les conditions qui déterminent ou sont censées déterminer les rapports entre les habitants d'un territoire donné. Cette efficacité s'obtient par l'application de certains châtiments à ceux qui contreviennent à la loi. On comprend que s'impose la loi, puisque les conditions qui, dans les sociétés humaines, président aux rapports et aux accords entre leurs membres, sont établis sans leur consentement unanime, souvent même malgré la protestation de minorités importantes, en tous cas, sans qu'il ait jamais été tenu compte de l'avis ou de l'opinion des transgresseurs ou des contrevenants. C'est la crainte de subir ces sanctions qui empêche un grand nombre de personnes de transgresser la loi - tout au moins ouvertement; d'ailleurs, il y a des individus qui préfèrent courir le risque d'un châtiment, quelquefois très dur, plutôt que d'observer les termes d'un contrat qui leur est imposé, ou d'accords qui les gênent ou leur répugnent, pour une raison quelconque.

 

la réciprocité

Il existe une méthode dont l'application absolue garantirait à ceux qui la choisiraient comme base de leurs rapports ou de leurs accords qu'ils ne seront lésés, dupés, ni trompés - matériellement parlant, - qu'ils ne seront diminués ni même atteints au point de vue de leur dignité : c'est la réciprocité. Loyalement pratiquée, quel que soit le domaine ou la branche de l'activité humaine où elle s’appliquerait, la méthode de réciprocité implique en soi l'équité, aussi bien dans la sphère économique que dans celle des moeurs, aussi bien dans le domaine intellectuel que dans celui du sentiment. En fait, il n'y a rien qui puisse échapper à l'atteinte de la réciprocité. C'est une méthode de se comporter à l’égard d'autrui d'un rayonnement véritablement universel. Elle est très simple à exposer: puisqu'elle se résume et consiste à recevoir autant qu'on a donné, aussi bien en ce qui concerne l'isolé que l'associé.

En échange du produit de ton effort, je t'offre le mien. Tu le reçois et nous sommes quittes. Au contraire, il ne te satisfait point, tu ne le penses pas équivalent à ce que tu livres. En ce cas, gardons chacun nos produits respectifs et cherchons ailleurs si nous ne trouverons pas à mieux nous accorder. De cette façon nul d’entre nous ne sera redevable à autrui.

On objectera qu'il est un aspect de cette conception de la réciprocité qui aboutit à dresser l'humain en face de son semblable à la façon d'un fauve. Par exemple, tu me juges, c'est entendu, mais moi aussi, je te juge de la même façon que toi: tu n'y échapperas pas. Tu ne m’épargnes pas ta critique, je n'aurai garde de t'épargner la mienne! tu m’as causé un tort, un dommage, je te causerai un tort, un dommage égal, sinon pire; tu t'es montré cruel, impitoyable, inexorable à mon égard, j'agirai de même te concernant: c'est de cette manière que nous sommes ou serons quittes. Même pratiquée dans toute sa sécheresse, la méthode de la réciprocité aboutit pour ainsi dire automatiquement à relever, à rétablir la dignité humaine, à l'affirmer, à la sceller sur un piédestal indéracinable.

Sans doute, basés sur la réciprocité, les rapports et les accords entre les humains excluent la duperie et la tromperie. Sans doute, la méthode de la réciprocité implique, si l'on veut, l'application du talion. Mais elle n'est opérante qu'à la condition que, dans mes tractations avec autrui, nous nous situions, lui et moi, sur un plan d'équivalence par rapport à notre dignité personnelle. C'est tels que nous sommes que nous discuterons et traiterons ensemble. Mon déterminisme n'est pas le tien, c'est entendu: les mobiles qui m'incitent à agir ne sont pas ceux qui te poussent à l'action; très souvent, là où le raisonnement te fait mouvoir, c'est le sentiment qui m'indique comment me conduire. Mais tel que je suis, sur mon propre terrain, j'estime que je te vaux; je ne me prétends pas ton égal; je suis peut-être moins bien musclé que toi; les capacités de ton cerveau sont peut-être plus étendues que les miennes, peut-être même es-tu plus sensible que moi à des émotions qui ne m'agitent ni ne me troublent. Mais tel que je suis - tout recours à la violence étant exclu de nos rapports - tu ne peux m'arracher ou me saisir mon produit, si je ne trouve pas ce que tu m'offres équivalent à ce que je te demande. Donc nous restons quittes, que nous nous accordions ou non, que nous échangions ou non le produit de notre effort. Je reste moi-même et tu demeures toi-même, aussi bien dans l'offre que dans la demande, dans le donner que dans le recevoir.

 

quelques aspects de la réciprocité

Mais ce que les individualistes anarchistes entendent par réciprocité est tout autre chose que l'aride fonctionnement d’un système d’échange consistant à recevoir en poids, en mesure, en valeur l'équivalent exact de ce qu'on a donné. Ou vice-versa. Ce n'est pas non plus au point de vue éthique, l'application inexorable de la loi du talion. Je la considère, pour ma part, à un point de vue tellement individuel, tellement plastique et sujet aux variations de l'appréciation personnelle, qu'il m'est absolument nécessaire, pour en exposer les aboutissants pratiques, de me situer bien au-delà de l'idée d'une évaluation mathématique ou d'un étalon irrétrécissable. Je pose donc en première ligne que chacun a de la réciprocité la conception que lui fournit son déterminisme, tempérament ou nature, raisonnement ou sentiment. C'est donc entendu, dans mes rapports avec autrui, dans les accords que je puis conclure avec lui, je ne veux pas être lèse ; et je me sens et me sais lèse dès que je reçois moins que je donne. Et je lèse autrui dès que je donne moins que je reçois. Mais donner et recevoir sont deux rapports, deux valeurs, deux termes dont la signification et l'acception sont uniquement relatives à celui qui donne et à celui qui reçoit.

Par exemple, j'ai passé des années à me consacrer à l'éducation d'un enfant, à faire tout ce qui était en mon pouvoir, afin qu'il se forme, qu'il se sculpte, qu'il devienne « soi », qu'il se dégage de la gangue des préjugés et des traditions attentatoires à l'évolution et à la constitution d'une personnalité originale. Ce fut mon don. Je me considère comme amplement payé en retour, en assistant au spectacle du développement graduel de ce jeune être, s'affirmant peu a peu; empruntant, à mesure qu'il grandit, toujours moins à la routine et aux conventions de l'ambiance sociale. Je m'étais aperçu qu'il avait certaines dispositions pour les lettres ou pour les sciences - pour la musique - pour les voyages. Et le voilà, parvenu a stature d'homme, un prosateur achevé, un chimiste éminent, un musicien accompli, un intrépide explorateur. Non pas un imitateur servile de ceux qui l'ont précédé dans la voie où il s'est engagé, mais en s'assimilant les efforts de ses devanciers, de manière à porter les siens au plus haut degré d'originalité possible. Peut-être est-ce dans un sens tout autre que je l'aurais souhaité que les dispositions que j'avais distinguées se sont développées ou que son originalité possible s'est démontrée. J'ai cependant atteint mon but puisque, devenu adulte, l'enfant à la culture duquel je m'étais adonné n'est ni le reflet d'un homme ni le produit d'une formule.

Il se peut qu'un autre que moi eût compris autrement, dans ce cas particulier, l'application de la méthode de réciprocité. Il se pourrait qu'il se fût cru payé de retour par un peu plus de manifestations affectueuses et un peu moins d'accomplissements. Conséquence de tempérament, affaire de caractère. Mais si c'est l'affection qui semblait la plus exacte récupération des peines prises pour l'éducation de l'enfant, il eût été dès l'abord nécessaire d'insister davantage sur l'éclosion des qualités sentimentales, de développer dans ce jeune être les propensions à la sensibilité.

J'ai passé maintes nuits au chevet d'un des miens, dangereusement malade, et qui m'était cher. Pendant longtemps, sa vie n'a tenu qu'à un fil. J'osais à peine quitter la chambre où il gisait alité, tant ma crainte était grande de ne pas le retrouver vivant à mon retour. Mes soins ne sont-ils pas remboursés aujourd'hui que j'aperçois le malade guéri arpenter la rue à grands pas, frais et dispos, prêt aux expériences et aux aventures d'une vie intense?

Je suis payé de retour lorsque prospère une oeuvre ou que réussit un de mes semblables auquel j'ai témoigné un intérêt de quelque ordre que ce soit.  Je suis payé de retour lorsque, sous condition bien entendu de le couvrir de ses frais de déplacement, j'obtiens qu'un causeur, qu'un propagandiste qui m'intéresse vienne et passe quelque temps chez moi: la jouissance que je retire de sa conversation compense amplement mon effort pécuniaire.

Je suis payé de retour lorsque je provoque ou accomplis les démarches nécessaires pour arracher quelqu'un qui m'intéresse à une souffrance, ou à une épreuve qui l'accable, et que j'y réussis. Je suis payé de retour lorsque je parviens à soulager un de mes amis, un de mes compagnons d'idées, et à alléger le fardeau matériel ou moral qui le fait ployer. Je suis payé de retour lorsque j’ai conscience que des consommateurs apprécient la confection ou l'utilité du produit que je leur livre. Je suis payé de retour chaque fois qu'ayant accompli un effort spécial à l'intention de tel ou tel de mes semblables - effort bien défini - je suis certain que celui-ci en profite.

Voilà sous quels aspects - et je n'en ai esquissé que quelques-uns - il est nécessaire de considérer, dans sa pratique, la méthode de réciprocité, si l'on veut qu'elle soit autre chose que le conformisme à un barème accepté de part et d'autre, et qui voudrait par exemple, lorsque j'ai échangé une paire de chaussures contre 40 ou 50 kilos de farine, que j'ai reçu autant que j’ai donné. C'est le point de vue littéral, cela, et depuis longtemps l'on sait que la lettre tue. Si je suis un artiste ès cordonnerie, il se peut que 35 ou 40 kilos de pain me contentent et que la joie que j'éprouve en sachant mon travail apprécié comme j'aime qu'il le soit par mon consommateur, compense amplement les 5 ou 10 kilos de déficit. Recevoir autant qu'on a donné, ce n'est donc pas uniquement, je le réitère, toucher l'équivalent en poids, en mesure, en qualité, en valeur, de ce qu'on a remis ou livré, c'est aussi, c'est surtout être satisfait du marché qu'on a passé, c'est avoir pleine conscience que dans « l'affaire » traitée - intellectuellement, affectivement, récréativement, économiquement parlant - il n'y a eu, de part et d'autre, ni trompeur, ni trompé, ni dupeur, ni dupé; autrement dit que chacun, au cours du contrat, a agi selon son déterminisme et s'est montré sous ses véritables couleurs.

La réciprocité est là et non ailleurs.

 

application pratique de la réciprocité

Je connais l'objection. Si la méthode de la réciprocité n'est pas appliquée, comme il est indispensable qu'elle le soit pour remplir son but, qui en surveillera, qui en déterminera, qui en garantira l'exercice loyal? C'est l’éternelle question qui se pose dès qu'on parle d'un système de conduite dont le fonctionnement n'exige aucune espèce de coercition ou de sanction. Et l'eternelle réponse est que les aspirations et que les revendications individualistes ne sont réalisable qu'à la condition que soit courante dans le genre humain une certaine mentalité - sans qu'une conception de la vie autre que celle qui domine actuellement ne soit devenue une habitude, un acquis, une caractéristique de l'humanité.

On m'objectera encore que l'humanité ne parviendra à ce niveau général de mentalité que lentement, très lentement; qu'on ne sait même pas si elle s'y hissera jamais; qu'elle n'y atteindra peut-être que la veille du jour de la disparition de la vie organisée. Je répliquerai que la mentalité, aussi bien générale que particulière - et celle-la dépend de celle-ci - a été faussée par ceux qui ont continuellement sur les lèvres l'amour du prochain, le dévouement aux intérêts d'autrui ou de la collectivité, et qui, en pratique, visent à l’asservir et à l'exploiter par tous les moyens et de toutes les façons.

Les individualistes - on s'en est rendu compte - ne font pas des rapports et des accords entre les humains une matière, une « affaire » de pur sentiment. Baser les rapports entre les hommes sur un amour du prochain égal à celui dont on use a l'égard de soi-même ne correspond pas à une réalité. Une fois l'être humain dépouillé de son vernis, de ses habits, de ses discours, on découvre au contraire, qu'il s'aime d'abord. Et c'est l'équité même. Car c'est là l'objet, le commencement et la fin de l'instinct ou du sentiment de conservation. On aime le plus souvent son prochain moins qu'on s'aime soi-même. On peut l'aimer - et cela arrive fréquemment - autant et même plus que soi-même. Mais c'est parce qu'on trouve son intérêt ou son plaisir - une joie, une satisfaction, un contentement d'un genre ou d'un autre - sentimental ou éthique si l'un veut. Quand on aime son prochain, c'est pour soi-même et la majorité des hommes s'insoucie de l'amour du prochain. Voilà la vérité. D'ailleurs, une satisfaction d'ordre sentimental ou intellectuel est toujours une satisfaction, il n'y a pas à ergoter. Le sentiment est un facteur aussi intéressé que le raisonnement, sinon davantage, car il porte à des extrémités qu'ignore le raisonnement.

Le genre humain pratiquera la méthode de la réciprocité pour établir ou conclure les rapports ou les accords entre les unités qui le constituent lorsque dans sa majorité - ou une minorité très nombreuse ou très influente - il aura reconnu qu'il en retire intérêt. Si, au contraire, le genre humain, en général, estime que son intérêt est que la duperie ou la tromperie mutuelle soit à la base des rapports entre ses composants, s'il l'excuse, s'il le tolère, qu’on ne se fasse aucune illusion: on continuera dans les journaux, dans les livres, ou dans les chaires à parler d' amour du prochain et, dans la vie courante, à n'en tenir aucun compte.

Mais, tout cela entendu, en quoi les individualistes anarchistes se trouvent-ils empêchés de se comporter a l’égard les uns des autres selon la méthode de la réciprocité? Nous savons à quoi nous en tenir: les hommes, en général, se lèsent, se dupent, se trompent à qui mieux mieux, jamais ils ne donnent ou ne rendent, toutes choses étant égales, l’équivalent de ce qu'ils ont reçu ou emprunté. Dans les contrats qu'ils passent les uns avec les autres, il y a toujours quelqu'un de « roulé » ou de « refait » ou, du moins, c'est sous-entendu dans les sous-entendus des termes des accords discutés ou en discussion. Peut-être, au point de vue de l'absolue réalité, n'est-ce pas tout à fait exact et, pour ma part, là où cela se produit, je suis disposé à en placer la responsabilité sur la manie ou la tendance qui, jusqu'ici, a possédé les hommes de s'imposer leurs rapports et leurs contrats, d'en appeler à la contrainte, à la réglementation forcée, aux châtiments, pour les rendre viables et valables, pour trancher leurs différends. J'en rends également responsable le système de dissimulation qui régit toutes les transactions qui ont cours entre les hommes, système qui consiste dans tous les domaines et dans toutes les sphères à se montrer autrement que l'on est en réalité.

Mais, même alors que ce serait la règle universellement en vigueur parmi les hommes de se montrer des  loups les uns a l'égard des autres; quand bien même, pour lui rendre ce qui lui est dû, ils se situeraient à l’égard de l'ambiance humaine en état de légitime suspicion, qu'est-ce qui empêche les individualistes de se servir les uns vis-à-vis des autres de la méthode de réciprocité? Qui est-ce qui les en empêche, puisqu'ils proclament que c'est l'utilité ou l'agrément qui les guide, puisqu'ils affirment s'afficher, se montrer tels qu'ils sont les uns aux autres?

Qui peut dire si leur exemple - puisque leur tactique est, en général, de ne dissimuler rien du résultat de leurs expériences - qui sait si leur exemple ne parviendra pas à déterminer sinon l'évolution de la mentalité générale, en tous cas la mentalité de milieux particuliers dans le sens de l'adoption de la réciprocité volontaire comme base des rapports entre les unités humaines?

 

la réciprocité dans la nature

La réciprocité n'est pas ignorée dans la nature, bien loin de là. Mais elle y est appliquée d'une façon qu'on a coutume de qualifier d'inconsciente, c'est-à-dire selon un degré de conscience qui échappe à notre compréhension. Tout le monde sait qu'une culture rapporte dans la mesure où on lui consacre davantage de soins; dans la mesure où l’on débarrassera un champ de plantes parasites, ou qu'on l'épierrera, le fumera, le grain qu'on y a semé croîtra et fructifiera. Dans la nature, qui veut la fin veut les moyens. Plus un organisme développe certains organes, plus les fonctions que commandent ces organes s'accomplissent avec régularité et dans leur plénitude. Sans doute, tous les organismes ne reçoivent pas autant qu'ils donnent - mille circonstances imprévues s'interposent entre l'effort et son résultat - mais, d'une façon générale, on peut poser comme produit acquis de l'observation que là où il n'y a aucun effort de fait, il n'y a point de résultat ; que là où il n'y a rien de donné, il n'y a rien non plus de reçu. A moins que quelqu'un de ses congénères le remplace, l'oiseau qui ne couve pas ses oeufs ne les voit pas éclore - l'être vivant qui ne s'en va pas à la recherche d'une proie végétale ou animale risque de rester l'estomac vide.

 

caractère volontaire de la réciprocité et conclusions

Il va sans dire que la réciprocité, telle que nous avons essayé de la définir, avec les détails et les nuances que nous avons esquissés, ne saurait être conçue que volontaire. Là comme ailleurs, nous nous tenons sur le terrain foncièrement individualiste. Solidarité volontaire, garantisme volontaire, sociabilité volontaire, réciprocité volontaire. Il ne s'agit point de forcer qui que ce soit à agir de réciprocité à l'égard d'autrui, de contraindre quiconque à se demander en toute occasion s'il a bien reçu ou non l'équivalent de ce qu'il a donné; il ne s'agit point d'imposer à la pensée, comme un dogme, qu'il est plus digne d'abord, plus profitable ensuite, d'user de réciprocité plutôt que de s'employer à léser, duper ou tromper son prochain. Nullement. Il est question ici de l'application intégrale, loyale, de la méthode de la réciprocité dans tous les rapports et dans tous les accords entre les humains - tout au moins entre individualistes - mais volontairement. A titre d'expérience, non comme une loi, ni comme un commandement moral. Par le libre consentement des individus isolés ou des associés qui décident de s'en servir. Comme un mode de se comporter l'un envers l'autre, les uns envers les autres.

D'ailleurs, l'individualiste véritable aura à coeur de ne point se sentir redevable à qui lui a rendu service - le sentiment qu'il possède de sa dignité personnelle ne lui permettrait pas de rester sur cette constatation qu'il a davantage reçu que donné. Ne point se sentir diminué a ses propres yeux est un facteur qui sera toujours appelé à jouer un grand rôle dans les accords à souscrire entre individualistes.

Pour qu'un individualiste soit satisfait des résultats de l'accord qu'il a conclu avec autrui, il est nécessaire qu'il ait pleine conscience qu'il a donné tout ce qui était en son pouvoir, tout ce que lui permettait son déterminisme, autrement dit qu'il n'a pas reçu davantage que ce qu'il pouvait donner. Sa dignité le demande, sa fierté le réclame. Le cas peut se présenter que l’on rende service à quelqu'un, mais que les efforts accomplis n'aboutissent pas aux fins auxquelles tendent ce service. Il est évident, cependant, qu'à moins de manquer à la plus élémentaire dignité, celui auquel il a été rendu service ne saurait se dérober quand la personne qui s'est intéressée ainsi à lui fait, à son tour, appel à son effort. La réciprocité, somme toute, c’est la tendance à compensation parfaite dans les rapports entre humains - compensations entre tout ce qui est donné, prêté, reçu, rendu, dans tous les domaines et dans toutes les sphères de la pensée et de l'activité humaines, selon les aptitudes de chacun.

Enfin, il faut tenir compte que cette compensation ne puisse être réalisée par suite d'un cas fortuit ou de force majeure: la maladie, un état d'impuissance momentané ou prolongé, etc. Il y a des circonstances où un être humain ne peut, ne pourra jamais donner autant qu'il reçoit, mais son cas peut provoquer un tel intérêt qu'il ne viendra jamais à la pensée d'aucun de ceux qui lui donnent de s'attendre à une compensation quelconque.

En résumé, la seule base équitable sur laquelle puissent se fonder les rapports entre les hommes nous semble être la réciprocité. Car la où il y a exactement réciprocité, réciprocité dans les produits et dans les actions, il n'y a pas de place pour la méfiance, le doute ou la rancoeur. Où la difficulté commence, c'est quand il s'agit de déterminer exactement l'équivalence des actions ou des produits, étant entendu qu’on est mû par le désir de ne pas léser autrui ni d'être lésé par lui, et non par celui de faire triompher, même par la force, un étalon d'équivalences. La notion de réciprocité n'apparaît plus alors comme une notion purement utilitaire, au sens grégaire et vulgaire du terme. Le troupeau social admet, en effet, qu'une action est compensée ou qu'un produit est rétribué lorsqu'on a « rendu la pareille » ou versé telles espèces !

L'idée de réciprocité au point de vue individualiste tend à instaurer une « valeur » toute différente: étant donné, dans certaines circonstances, le degré d'aptitudes et la possibilité d'efforts d'une unité humaine, quelle action pratique, quelle attitude affective, quelle production positive compensera équitablement la somme d'efforts et la mise en jeu d'aptitudes que cette unité a dû employer pour accomplir ce geste-ci ou ce labeur-là, sans qu'il puisse y avoir place pour le moindre soupçon d'exploitation?

 


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