E. Armand

Ce que veulent les individualistes

(1932)

 



Note

E. Armand (1872-1962) a été un des plus passionnants anarchistes individualistes et ses textes le montrent dans une manière très claire et convaincante. Absolument à redécouvrir.

Ce texte est paru comme supplément à L'En Dehors, n° 222-223 (1932)

 


 

Les individualistes sont des anarchistes qui craignent tout autant la collectivité organisée - la société - peu importe la forme prise par le conglomérat sociétaire - que l'Etat et ses institutions. Société organisée ou administration gouvernementale sont pour eux également nocives et leur apparaissent comme éminemment restrictives des initiatives individuelles, également réductrices à un même commun dénominateur de ceux qu'elles régentent.

Il y a deux façons de concevoir le milieu humain - un milieu humain quelconque. Il se relative l'individu ou il est relatif à l'individu.

Les individualistes veulent que le milieu humain soit conçu pour l'individu, qu'il se relative à l'individu, qu'il n'existe et ne fonctionne que par l'individu et pour l'individu.

On peut critiquer cette conception égoïste du milieu humain, de l'association humaine. On peut la considérer insensée, nuisible, non viable. Mais enfin elle est cela. Et qui ne l'a pas compris n'a rien compris à l’oeuvre, à l'effort, à la propagande, à la vie individualiste anarchiste.

L'effort individualiste consiste absolument dans une mise en garde perpétuelle contre l'empiétement de la Société qui, sous ses différents aspects, veut tenir en sa dépendance l'unité-homme, ne la conçoit que comme du « matériel humain » et entend faire son bonheur en la considérant uniquement comme un rouage économique, ou politique, ou moral, ou autre. Or, une rouage n'a d'utilité que dans la mesure où, à sa place, il remplit le rôle qui lui est assigné. Un rouage qui se détraque ou s'arrête met en danger le fonctionnement de la machine tout entière. On n’a pas idée d'un ressort ou d'un volant ou d'un élément de pile qui contesterait son utilité: ce serait la fin du mécanisme auquel il appartient.

L'individualiste refuse tout bonnement d'occuper la place d'un rouage dans la machine-société et il lutte de toutes ses forces pour réduire sinon a néant, au moins à un minimum, la contrainte sociétaire. Sa grande, sa suprême préoccupation est de se garer des atteintes de la machine sociale. Il y réussit ou il échoue, mais, vainqueur ou vaincu, sa tournure d'esprit, sa façon d'agir, demeure la même. D'ailleurs, il n'est jamais absolument vaincu: il subit, mais ne se soumet pas, il n'acquiesce que du bout des lèvres, ne se courbe qu'apparemment; considère comme nul tout contrat imposé et se sert même de la loi pour la tourner et la rendre caduque en fait. L'individu répond à la force de l'obligation par la force de la ruse, c'est-à-dire oppose l'intelligence personnelle à la violence collective. C'est pourquoi, tant qu'il vit, il ignore la défaite définitive. Même écrasé, même immobilisé, l'individualiste ne cesse pas un seul moment d'être un insurgé en son for intime.

Stirner a distingué avec raison entre la révolution et l'insurrection. Le révolutionnaire vise à une transformation totale de l'état des choses sociales selon un plan d'ensemble défini d'avance ou qu'on définira par la suite. L'insurgé lutte pour diminuer ou annihiler l'oppression qui pèse sur lui, il combat pour qu'on ne lui interdise pas d'être ou de faire, pour ne pas être contraint à être ou à faire; pour maintenir et affermir son autonomie partielle ou complète. L'individualiste ne se prétend pas en possession d'un secret ou d'une panacée destinée à rendre heureux tous les hommes: il s'insurge contre tout ce qui tend a restreindre sa puissance, tout ce qui l'empêche d'atteindre personnellement au bonheur; ce bonheur se concevant, bien entendu, hors la domination ou l'exploitation d'autrui.

En présence d'une découverte, d'une application scientifique, mécanique quelconque, l'individualiste ne se demande pas si ce « progrès » économisera son temps de travail, par exemple - il se demande d'abord s'il le rendra plus ou moins dépendant de l'ensemble sociétaire. Voilà son critère: le plus ou moins de dépendance de la Société. C'est à lui qu'il rapporte l'évolution des formes de production ou d'administration. « Tout beau vos découvertes et leur mise en pratique - dit-il - tout beau vos usines-casernes, vos maisons-casernes, vos écoles-casernes; votre production en série, rationalisée, caporalisée; vos fiches civiques, votre contrôle social de l'unité humaine, vôtre protection du citoyen ; mais en ce qui me concerne, individu, tout cela me rend-il personnellement plus ou moins dépendant de la Société? »

La fameuse ASSOCIATION DES ÉGOISTES est avant tout une association de défense composée d'individus désireux de se rendre plus indépendants de la collectivité organisée. Au dedans de leurs associations, ils entendent, quel que soit le but qu'ils poursuivent et les règlements qu'ils s'imposent de bon gré, se soustraire à l'emprise de la Société, résister a ses empiétements. Plus ils peuvent créer d'associations et plus la Société perd de sa puissance. Plus il se conclut de pactes libres et plus le contrat social imposé perd de son importance. L'association volontaire et le pacte libre démontrent l'inutilité de la Société et du contrat imposé, puisque, avec l'association volontaire et le pacte libre, on obtient des résultats supérieurs, en fait d'autonomie et d'affirmation de l'individualité, à ceux que peut offrir toute organisation sociale qui, fatalement, sacrifie l'individu à la bonne marche du mécanisme. Divide et impera est aussi une devise individualiste.

N'allez pas objecter à l'individualiste anarchiste l'existence d'un acquis, fruit des labeurs des générations précédentes. Avant d'examiner l'utilité réelle de cet acquis en ce qui le concerne, l'individualiste vous répondra que le fait d'avoir été jeté sur un monde dont il lui faut, bon gré mal gré, subir l'organisation, compense amplement les avantages - à discuter - de l'acquis en question.

N'allez pas demander à l'individualiste anarchiste de concourir à une tentative collective de transformation sociale qui, économiquement, politiquement ou autrement, rendra l'ego plus entièrement qu'il l'est dépendant de la mentalité moyenne de la multitude sociétaire ou de sa majorité - de l'agglomération productrice et consommatrice! - L'individualiste anarchiste ne peut concourir qu'à une transformation impliquant révision absolue des valeurs en cours, c'est-à-dire plaçant la responsabilité sociale sur L'UN, basant le social sur le fait individuel.

N'allez pas parler à l'individualiste anarchiste de formes de société qui plus tard - quand il n'y sera plus pour en jouir - relativeront le milieu humain à l'individu. L'individualiste anarchiste n'est ni un illuminé ni un mystique: pour lui, toujours et en tous lieux, un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Il s'insoucie qu'on l'accuse de pratiquer une politique à courte vue ou de ne point dépasser un horizon borné. Il parle au présent. Et il pose en thèse que si l'instinct raisonné de la conservation personnelle l'avait emporté sur toute autre considération, le monde ne se trouverait pas dans l'impasse où il est acculé actuellement. Ce n'est pas l'ego, ni les associations d'égoïstes qui ont amené l'humanité à deux doigts de son anéantissement. C'est le sacrifice de l'ego à l'entité altruiste: altruisme-état, altruisme-société, altruisme-collectivité, altruisme-nation, altruisme-parti, altruisme-religion, etc., etc. Sur l'autel de la solidarité imposée, on a jeté le moi palpitant, frémissant, récalcitrant, sanglant; on récolte aujourd'hui ce que l'on a semé: le collectif suivra l'individuel dans sa fosse. Et c'est justice. On ne s'est pas aperçu qu'en éliminant l'individu-base, on préparait la ruine de l'ensemble-composé.

Nul inventeur ne s'est jamais soucié de la production individuelle, je veux dire de l’utilisation au profit du producteur ou fabricant personnel des applications des découvertes scientifiques? D'où crise, chômage, barrières douanières, guerre menaçante. Production en série, en masse, bien sûr, mais parallèlement destruction en série, en masse. Un rouage ne réfléchit pas, ne conteste pas, ne discute pas: il est un rouage. La dernière guerre n'avait été qu’incomplètement la victoire de l'altruisme collectif sur l'égoïsme personnel - la prochaine sera son triomphe complet.

L'individualiste n'est intolérant ni fanatique, à l'exemple de tous ceux qui savent qu'ils sont dans le vrai. Il ne veut pas faire par force, je le répète, le bonheur de qui que ce soit. Il se peut bien, après tout, que la multitude soit incapable de pratiquer autre chose que l'altruisme - que la foule ne puisse, en général, dépasser le stade de chair à sacrifice. Il n'y peut rien.

Tout ce qu'il demande, c'est de vivre sa vie; il n'affirme rien d'autre que son droit à l'existence. Est-ce parce qu'il ne veut être ni un rouage social, ni un instrument sociétaire - est-ce parce qu'il ne se sent aucune disposition à se noyer, s'absorber, s'intégrer dans l'âme collective - que son droit à l’existence et à l'affirmation de son existence n'est pas aussi patent que le droit à l’existence de ceux qui ne partagent ni n'adoptent sa conception de la vie?

C'est pourquoi on trouvera toujours l'individualiste - associé ou isolé - disposé à passer contrat avec n'importe quelle agglomération grégaire, contrat aux termes duquel chacune des parties vivra et s'organisera comme bon lui semble, se garantissant mutuellement sa sécurité. C'est pourquoi on trouvera toujours l'individualiste isolé ou les associations individualistes disposés à renoncer à la protection de l'État, aux « bienfaits » de la société des lors qu'ils sont laissés « libres » à leurs risques et périls et sans s'immiscer dans le fonctionnement des groupes évoluant en dehors d'eux, de vivre leur vie d'isolés ou d'associés: vie éthique, vie économique, vie sexuelle, vie intellectuelle, etc. Jusque-là, à l'égard de toute collectivité qui entend les contraindre à faire ce qui est contre leur gré, les individualistes anarchistes se tiendront sur la défensive, se considéreront en état d'insurrection permanente, manifeste ou occulte selon les circonstances. Et quel anti-autoritaire le leur reprocherait?

 


[Home] [Top]