Note
Source: De la capacité politique des classes ouvrières, 1865 (extraits des Châpitres III et IV)
Le système du Luxembourg [1] … système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ; que d’elle seule il tient son droit et sa vie ; que le citoyen appartient à l’État comme l’enfant à la famille ; qu’il est en sa puissance et possession, in manu, et qu’il lui doit soumission et obéissance en toute chose.
En vertu de ce principe fondamental de la souveraineté collective et de la subalternisation individuelle, l’école du Luxembourg tend, en théorie et en pratique, à ramener tout à l’État, ou, ce qui revient au même, à la communauté : travail, industrie, propriété, commerce, instruction publique, richesse, de même que la législation, la justice, la police, les travaux publics, la diplomatie et la guerre, pour ensuite le tout être distribué et réparti, au nom de la communauté ou de l’État, à chaque citoyen, membre de la grande famille, selon ses aptitudes et ses besoins.
(Je disais tout à l’heure que le premier mouvement, la première pensée de la démocratie travailleuse, cherchant sa loi et se posant comme antithèse à la bourgeoisie, avait dû être de retourner contre celle-ci ses propres maximes : c’est ce qui ressort au premier coup d’œil de l’examen du système communiste.)
Quel est le principe fondamental de l’ancienne société, bourgeoise ou féodale, révolutionnée ou de droit divin ? C’est l’autorité, soit qu’on la fasse venir du ciel ou qu’on la déduise avec Rousseau de la collectivité nationale. Ainsi ont dit à leur tour, ainsi ont fait les communistes. Ils ramènent tout à la souveraineté du peuple, au droit de la collectivité ; leur notion du pouvoir ou de l’État est absolument la même que celle de leurs anciens maîtres. Que l’État soit titré d’empire, de monarchie, de république, de démocratie ou de communauté, c’est évidemment toujours la même chose. Pour les hommes de cette école, le droit de l’homme et du citoyen relève tout entier de la souveraineté du peuple ; sa liberté même en est une émanation. Les communistes du Luxembourg, ceux d’Icarie, etc., peuvent en sûreté de conscience prêter serment à Napoléon III : leur profession de foi est d’accord, sur le principe, avec la Constitution de 1852 ; elle est même beaucoup moins libérale.
De l’ordre politique passons à l’ordre économique. De qui, dans l’ancienne société, l’individu, noble ou bourgeois, tenait-il ses qualités, possessions, privilèges, dotations et prérogatives ? De la loi, en définitive du souverain. En ce qui touche la propriété, par exemple, on avait bien pu, d’abord sous le régime du droit romain, puis sous le système féodal, en dernier lieu sous l’inspiration des idées de 89, alléguer des raisons de convenance, d’à-propos, de transition, d’ordre public, de mœurs domestiques, d’industrie même et de progrès : la propriété restait toujours une concession de l’État, seul propriétaire naturel du sol, comme représentant de la communauté nationale. Ainsi firent encore les communistes : pour eux l’individu fut censé, en principe, tenir de l’État tous ses biens, facultés, fonctions, honneurs, talents même, etc. Il n’y eut de différence que dans l’application. Par raison ou par nécessité, l’ancien État s’était plus ou moins dessaisi ; une multitude de familles, nobles et bourgeoises, étaient plus ou moins sorties de l’indivision primitive et avaient formé, pour ainsi dire, de petites souverainetés au sein de la grande. Le but du communisme fut de faire rentrer dans l’État tous ces fragments de son domaine ; en sorte que la révolution démocratique et sociale, dans le système du Luxembourg, ne serait, au point de vue du principe, qu’une restauration, ce qui veut dire une rétrogradation.
Ainsi, comme une armée qui a enlevé les canons de l’ennemi, le communisme n’a fait autre chose que retourner contre l’armée des propriétaires sa propre artillerie. Toujours l’esclave a singé le maître, et le démocrate a tranché de l’autocrate. On en va voir de nouvelles preuves.
Comme moyen de réalisation, indépendamment de la force publique dont il ne pouvait encore disposer, le parti du Luxembourg affirmait et préconisait l’association. L’idée d’association n’est pas nouvelle dans le monde économique ; bien plus, ce sont les États de droit divin, anciens et modernes, qui ont fondé les plus puissantes associations et en ont donné les théories. Notre législation bourgeoise (Codes civil et de commerce) en reconnaît plusieurs genres et espèces. Qu’y ont ajouté les théoriciens du Luxembourg ? absolument rien. Tantôt l’association a été pour eux une simple communauté de biens et de gains (art. 1836 et suiv.) ; quelquefois on en a fait une simple participation ou coopération, ou bien une société en nom collectif et commandite ; plus souvent on a entendu, par associations ouvrières, de puissantes et nombreuses compagnies de travailleurs, subventionnées, commanditées et dirigées par l’État, attirant à elles la multitude ouvrière, accaparant les travaux et les entreprises, envahissant toute industrie, toute culture, tout commerce, toute fonction, toute propriété ; faisant le vide dans les établissements et exploitations privés ; écrasant, broyant autour d’elles toute action individuelle, toute possession séparée, toute vie, toute liberté, toute fortune, absolument comme font de nos jours les grandes compagnies anonymes.
C’est ainsi que, dans les conceptions du Luxembourg, le domaine public devait amener la fin de toute propriété ; l’association entraîner la fin de toutes les associations séparées ou leur résorption en une seule ; la concurrence tournée contre elle-même, aboutir à la suppression de la concurrence ; la liberté collective, enfin, englober toutes les libertés corporatives, locales et particulières.
Quant au gouvernement, à ses garanties et à ses formes, la question était traitée en conséquence : pas plus que l’association et le droit de l’homme, elle ne se distinguait par rien de nouveau ; c’était toujours l’ancienne formule, sauf l’exagération communiste. Le système politique, d’après la théorie du Luxembourg, peut se définir : Une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle, d’après les formules et maximes suivantes, empruntées à l’ancien absolutisme :
Indivision du pouvoir ;
Centralisation absorbante ;
Destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire ;
Police inquisitoriale ;
Abolition ou du moins restriction de la famille, à plus forte raison de l’hérédité ;
Le suffrage universel organisé de manière à servir de sanction perpétuelle à cette tyrannie anonyme, par la prépondérance des sujets médiocres ou même nuls, toujours en majorité, sur les citoyens capables et les caractères indépendants, déclarés suspects et naturellement en petit nombre. L’école du Luxembourg l’a déclaré hautement : elle est contre l’aristocratie des capacités.
Parmi les partisans du communisme, il en est qui, moins intolérants que les autres, ne proscrivent pas d’une manière absolue la propriété, la liberté industrielle, le talent indépendant et initiateur ; qui n’interdisent pas, au moins par des lois expresses, les groupes et réunions formés par la nature des choses, les spéculations et fortunes particulières, pas même la concurrence aux sociétés ouvrières, privilégiées de l’État. Mais on combat ces influences dangereuses par des moyens détournés, on les décourage par les tracasseries, les vexations, les taxes et une foule de moyens auxiliaires dont les anciens gouvernements fournissent les types, et que la morale d’État autorise :
Impôt progressif ;
Impôt sur les successions ;
Impôt sur le capital ;
Impôt sur le revenu ;
Impôt somptuaire ;
Impôt sur les industries libres.
En revanche, franchises aux associations ;
Secours aux associations ;
Encouragements, subventions aux associations ;
Institutions de retraites pour les invalides du travail, membres des associations, etc., etc.
C’est, comme l’on voit, et comme nous l’avons dit, l’ancien système du privilège retourné contre ses bénéficiaires ; l’exploitation aristocratique et le despotisme appliqué au profit de la plèbe ; l’État serviteur devenu la vache à lait du prolétariat et nourri dans les prairies et pâturages des propriétaires ; en résumé, un simple déplacement de favoritisme ; les classes d’en haut jetées en bas et celles d’en bas guindées en haut ; quant aux idées, aux libertés, à la justice, à la science, néant.
Sur un seul point, le communisme se sépare du système d’état bourgeois : celui-ci affirme la famille, que le communisme tend invinciblement à abolir. Or, pourquoi le communisme s’est-il prononcé contre l’institution matrimoniale, inclinant avec Platon et les premières sectes chrétiennes au libre amour ? C’est que le mariage, c’est que la famille est la forteresse de la liberté individuelle ; que la Liberté est la pierre d’achoppement de l’État, et que pour consolider celui-ci, le délivrer de toute opposition, gêne et entrave, le communisme n’a vu d’autre moyen que de ramener à l’État, de rendre à la communauté, avec tout le reste, les femmes et les enfants. C’est ce que l’on appelle encore d’un autre nom : Émancipation de la femme. Jusque dans ses écarts, on voit que le communisme manque d’invention et se réduit à un pastiche. Une difficulté se présente : il ne la résout pas, il la sabre.
Tel est en résumé le système du Luxembourg, système qui, n’en soyons pas surpris, doit conserver des partisans nombreux, puisqu’il se réduit à une simple contrefaçon et représaille de la plèbe substituée aux droits, faveurs, privilèges et emplois de la bourgeoisie ; système dont les analogues et les modèles se retrouvent dans les despotismes, les aristocraties, les patriciats, les sacerdoces, les communautés, hôpitaux, hospices, casernes et prisons de tous les pays et de tous les siècles.
La contradiction de ce système est donc flagrante ; c’est pourquoi il n’a jamais pu se généraliser et s’établir. Constamment il s’est écroulé aux moindres essais.
...
Mutualisme
Ce qu’il importe de relever dans les mouvements populaires, c’est leur parfaite spontanéité. Le peuple obéit-il à une excitation ou suggestion du dehors, ou bien à une inspiration, intuition ou conception naturelle ? Voilà, dans l’étude des révolutions, ce que l’on ne saurait déterminer avec trop de soin. Sans doute les idées qui à toutes les époques ont agité les masses étaient écloses antérieurement dans le cerveau de quelque penseur ; en fait d’idées, d’opinions, de croyances, d’erreurs, la priorité ne fut jamais aux multitudes, et il ne saurait en être autrement aujourd’hui. La priorité, en tout acte de l’esprit, est à l’individualité ; le rapport des termes l’indique. Mais il s’en faut de beaucoup que toute pensée qui saisit l’individu s’empare plus tard des populations ; parmi les idées qui entraînent celles-ci, il s’en faut même beaucoup qu’il n’y en ait que de justes et d’utiles ; et nous disons précisément que ce qui importe surtout à l’historien philosophe, c’est d’observer comment le peuple s’attache à certaines idées plutôt qu’à d’autres, les généralise, les développe à sa manière, en fait des institutions et des coutumes qu’il suit traditionnellement, jusqu’à ce qu’elles tombent ès mains des législateurs et justiciers, qui en font à leur tour des articles de loi et des règles pour les tribunaux.
Ainsi, il en est de l’idée de mutualité comme de celle de communauté ; elle est aussi ancienne que l’état social. Quelques esprits spéculatifs en entrevirent, de loin en loin, la puissance organique et la portée révolutionnaire ; jamais, jusqu’en 1848, elle n’avait pris l’importance et affecté le rôle qu’elle paraît décidément à la veille de jouer. En cela, elle était restée fort en arrière de l’idée communiste, qui, après avoir jeté dans l’antiquité et au moyen âge un assez grand éclat, grâce à l’éloquence des sophistes, au fanatisme des sectaires et à la puissance des couvents, a semblé de nos jours au moment de prendre une nouvelle force.
Le principe de mutualité a été pour la première fois exprimé, avec une certaine hauteur philosophique et une intention réformatrice, dans cette fameuse maxime que tous les sages ont répétée, et que nos Constitutions de l’an ii et de l’an iii, à leur exemple, placèrent dans la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen :
« Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ; »
« Faites constamment aux autres le bien que tous voudriez en recevoir. »
Ce principe, pour ainsi dire à double tranchant, admiré d’âge en âge et jamais contredit, gravé, dit le rédacteur de la Constitution de l’an iii, par la nature dans tous les cœurs, suppose que le sujet à qui l’intimation en est faite, 1. est libre ; 2. qu’il a le discernement du bien et du mal, en autres termes, qu’il possède de son fonds la justice. Deux choses, je veux dire la Liberté et la Justice, qui nous rejettent bien loin par delà l’idée d’autorité, collective ou de droit divin, sur laquelle nous venons de voir que s’appuie le système du Luxembourg.
Jusqu’à présent cette belle maxime n’a été pour les peuples, selon le langage des théologiens moralistes, qu’une sorte de conseil. Par l’importance qu’elle reçoit aujourd’hui et par la manière dont les masses ouvrières demandent qu’on l’applique, elle tend à devenir précepte, à prendre un caractère décidément obligatoire, en un mot, à conquérir force de loi.
Constatons d’abord le progrès accompli à cet égard dans les classes ouvrières. Je lis dans le Manifeste des Soixante [2] :
« Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement ; mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers-État sut conquérir avec tant de vigueur doit s’étendre en France à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. »
Remarquons cette façon de raisonner : « Sans l’égalité sociale, l’égalité politique n’est qu’un vain mot ; le suffrage universel une contradiction. » On laisse de côté la syllogistique et l’on procède par assimilation : Égalité politique = égalité sociale. Ce tour d’esprit est nouveau ; du reste il sous-entend, comme principe premier, la liberté individuelle.
« La bourgeoisie, notre aînée en émancipation, dut, en 89, absorber la noblesse et détruire d’injustes privilèges. Il s’agit pour nous non de détruire les droits dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d’action. »
Et plus bas :
« Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique, qui mettrait chacun sur le lit de Procuste ; partage, maximum, impôt forcé, etc. Non, il est temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants. — La liberté, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. »
Il conclut par ces mots :
« Le jour où ils (ces rêves) se réaliseront, il n’y aura plus ni bourgeois, ni prolétaires, ni patrons, ni ouvriers. »
Toute cette rédaction est un peu louche. En 1789 on n’a pas dépouillé la noblesse de ses biens ; les confiscations venues plus tard ont été un fait de guerre. On s’est contenté d’abolir certains privilèges incompatibles avec le droit et la liberté, et que la noblesse s’était injustement arrogés ; cette abolition a déterminé son absorption. Or, il va sans dire que le prolétariat ne demande pas davantage à dépouiller la bourgeoisie de ses biens acquis, ni d’aucun des droits dont elle jouit justement ; on ne veut que réaliser, sous les noms parfaitement juridiques et légaux de liberté du travail, crédit, solidarité, certaines réformes dont le résultat sera d’abolir quoi ? les droits, privilèges, et tout ce qu’on voudra, dont la bourgeoisie jouit exclusivement ; par ce moyen de faire qu’il n’y ait plus ni bourgeois ni prolétaires, c’est-à-dire de l’absorber elle-même.
En deux mots : comme la bourgeoisie a fait à la noblesse lors de la Révolution de 1789, ainsi il lui sera fait par le prolétariat dans la révolution nouvelle ; et puisqu’en 1789 il n’y a pas eu d’injustice commise, dans la révolution nouvelle, qui a pris son aînée pour modèle, il n’y en aura pas non plus.
Cela dit, le Manifeste développe sa pensée avec une énergie croissante.
« Nous ne sommes pas représentés, nous qui refusons de croire que la misère soit d’institution divine. La charité, vertu chrétienne, a radicalement prouvé et reconnu elle-même son impuissance en tant qu’institution sociale. Au temps de la souveraineté du peuple, du suffrage universel, elle ne peut plus être qu’une vertu privée…. Nous ne voulons pas être des clients ni des assistés ; nous voulons devenir des égaux. Nous repoussons l’aumône, nous voulons la justice. »
Que dites-vous de cette déclaration ? Comme vous vous êtes fait à vous-mêmes, bourgeois nos aînés, ainsi nous voulons qu’il nous soit fait. Est-ce net ?
« Éclairés par l’expérience, nous ne haïssons pas les hommes ; nous voulons changer les choses. »
C’est décisif autant que radical. Et l’Opposition prétendue démocratique a pourchassé des candidatures précédées d’une semblable profession de foi !…
Ainsi les Soixante, par leur dialectique comme par leurs idées, sortent de la vieille routine communiste et bourgeoise. Ils ne veulent pas de privilèges ni de droits exclusifs ; ils ont abandonné cette égalité matérialiste qui mettait l’homme sur un lit de Procuste ; ils affirment la liberté du travail, condamnée par le Luxembourg dans la question du travail à la tâche ; ils admettent, bien qu’également condamnée par le Luxembourg comme spoliatrice, la concurrence ; ils proclament à la fois la solidarité et la responsabilité ; ils ne veulent plus de clientèles, plus de hiérarchies. Ce qu’ils veulent, c’est une égalité de dignité, agent incessant d’égalisation économique et sociale ; ils repoussent l’aumône et toutes les institutions de bienfaisance ; à sa place, ils demandent la justice.
La plupart d’entre eux sont membres de sociétés de crédit mutuel, de secours mutuels, dont ils nous apprennent que trente-cinq fonctionnent obscurément dans la capitale ; gérants de sociétés industrielles, desquelles le communisme a été banni et qui se sont fondées sur le principe de participation, reconnu par le Code, et sur celui de mutualité.
Au point de vue des juridictions, les mêmes ouvriers demandent des chambres ouvrières et des chambres patronales se complétant, se contrôlant et se balançant les unes les autres ; des syndicats exécutifs et des prud’hommes ; en somme, tout une réorganisation de l’industrie, sous la juridiction de tous ceux qui la composent.
En tout cela, disent-ils, le suffrage universel est leur règle suprême. L’un de ses premiers et plus puissants effets doit être, selon eux, de reconstituer, sur des rapports nouveaux, les groupes naturels du travail, c’est-à-dire les corporations ouvrières. — Ce mot de corporations est un de ceux qui font le plus accuser les ouvriers : ne nous en effrayons pas. Comme eux, ne jugeons pas sur les mots ; regardons les choses.
En voilà assez, ce me semble, pour démontrer que l’idée mutuelliste a pénétré, d’une façon nouvelle et originale, les classes ouvrières ; qu’elles se la sont appropriée ; qu’elles l’ont plus ou moins approfondie, qu’elles l’appliquent avec réflexion, qu’elles en prévoient tout le développement, en un mot, qu’elles en ont fait leur foi et leur religion nouvelle. Rien de plus authentique que ce mouvement, bien faible encore, mais destiné à absorber non plus seulement une noblesse de quelques centaines de mille âmes, mais une bourgeoisie qui se compte par millions, et à régénérer la société chrétienne tout entière.
Voyons maintenant l’idée en elle-même.
Le mot français mutuel, mutualité, mutuation, qui a pour synonyme réciproque, réciprocité, vient du latin mutuum, qui signifie prêt (de consommation), et dans un sens plus large, échange. On sait que dans le prêt de consommation l’objet prêté est consommé par l’emprunteur, qui n’en rend alors que l’équivalent, soit en même nature, soit sous toute autre forme. Supposez que le prêteur devienne de son côté emprunteur, vous aurez une prestation mutuelle, un échange par conséquent : tel est le lien logique qui a fait donner le même nom à deux opérations différentes. Rien de plus élémentaire que cette notion : aussi n’insisterai-je pas davantage sur le côté logique et grammatical. Ce qui nous intéresse est de savoir comment, sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, Justice, substituée à celles d’autorité, communauté ou charité, on en est venu, en politique et en économie politique, à construire un système de rapports qui ne tend à rien de moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social.
À quel titre, d’abord, et sous quelle influence l’idée de mutualité s’est-elle emparée des esprits ?
Nous avons vu précédemment comment l’école du Luxembourg entend le rapport de l’homme et du citoyen vis-à-vis de la société et de l’État : suivant elle, ce rapport est de subordination. De là, l’organisation autoritaire et communiste.
À cette conception gouvernementale vient s’opposer celle des partisans de la liberté individuelle, suivant lesquels la société doit être considérée, non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibrations entre forces libres, dans lequel chacune est assurée de jouir des mêmes droits à la condition de remplir les mêmes devoirs, d’obtenir les mêmes avantages en échange des mêmes services, système, par conséquent essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute acception de fortunes, de rang et de classes. Or, voici comment raisonnent et concluent ces anti-autoritaires ou libéraux.
Ils soutiennent que la nature humaine étant dans l’Univers l’expression la plus haute, pour ne pas dire l’incarnation de l’universelle Justice, l’homme et le citoyen tient son droit directement de la dignité de sa nature, de même que plus tard il tiendra son bien-être directement de son travail personnel et du bon usage de ses facultés, sa considération du libre exercice de ses talents et de ses vertus. Ils disent donc que l’État n’est autre chose que la résultante de l’union librement formée entre sujets égaux, indépendants, et tous justiciers ; qu’ainsi il ne représente que des libertés et des intérêts groupés ; que tout débat entre le Pouvoir et tel ou tel citoyen se réduit à un débat entre citoyens ; qu’en conséquence il n’y a pas, dans la société, d’autre prérogative que la liberté, d’autre suprématie que celle du Droit. L’autorité et la charité, disent-ils, ont fait leur temps ; à leur place nous voulons la justice.
De ces prémisses, radicalement contraires à celles du Luxembourg, ils concluent à une organisation sur la plus vaste échelle du principe mutuelliste. — Service pour service, disent-ils, produit pour produit, prêt pour prêt, assurance pour assurance, crédit pour crédit, caution pour caution, garantie pour garantie, etc. : telle est la loi. C’est l’antique talion, œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en quelque sorte retourné, transporté du droit criminel et des atroces pratiques de la vendetta dans le droit économique, les œuvres du travail et les bons offices de la libre fraternité. De là toutes les institutions du mutuellisme : assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuels, enseignement mutuel ; garanties réciproques de débouché, d’échange, de travail, de bonne qualité et de juste prix des marchandises, etc. Voilà ce dont le mutuellisme prétend faire, à l’aide de certaines institutions, un principe d’État, une loi d’État, j’irai jusqu’à dire une sorte de religion d’État, d’une pratique aussi facile aux citoyens qu’elle leur est avantageuse ; qui n’exige ni police, ni répression, ni compression, et ne peut en aucun cas, pour personne, devenir une cause de déception et de ruine.
Ici, le travailleur n’est plus un serf de l’État, englouti dans l’océan communautaire ; c’est l’homme libre, réellement souverain, agissant sous sa propre initiative et sa responsabilité personnelle ; certain d’obtenir de ses produits et services un prix juste, suffisamment rémunérateur, et de rencontrer chez ses concitoyens, pour tous les objets de sa consommation, la loyauté et les garanties les plus parfaites. Pareillement l’État, le Gouvernement n’est plus un souverain ; l’autorité ne fait point ici antithèse à la liberté : État, gouvernement, pouvoir, autorité, etc., sont des expressions servant à désigner sous un autre point de vue la liberté même ; des formules générales, empruntées à l’ancienne langue, par lesquelles on désigne, en certains cas, la somme, l’union, l’identité et la solidarité des intérêts particuliers.
[1] Le système du Luxembourg est un modèle d'organisation sociale préconisé par la Commission du Luxembourg (d'après le nom du lieu, le Palais du Luxembourg, où se tenaient les réunions) pendant la révolution de février 1848. La commission a mené ses travaux sous la présidence de Louis Blanc. Proudhon a critiqué ses recommandations en faveur de l'intervention de l'État en tant que gardien-dominateur des dynamiques sociales et productives.
[2] Le Manifeste des Soixante (1864) a été rédigé par Henri Tolain, un ciseleur, et signé par soixante ouvriers. On y présente un ensemble de revendications sociales pour assurer une plus grande sphère d'intervention directe des travailleurs dans la gestion sociale et une plus grande justice.