Denis de Rougemont

L'État-Nation et la mort de la Nature

(1977)

 


 

Note

Une analyse lucide de l'impossibilité de résoudre les problèmes causés par la destruction de la nature par l'État-nation, car celui-ci est la cause principale de l'existence de ces problèmes. Tout d'abord, l'État-nation, en raison de sa taille, n'est pas en mesure de résoudre les problèmes à l'éschelle globale ou locale. Au même temps, ses objectifs et ses priorités sont totalement contraires à la préservation de la nature et au bien-être réel des individus, occupé qu'il est à maintenir et à étendre à tout prix son pouvoir de domination et d'exploitation d'un territoire et de ses habitants.

Source: Denis de Rougemont, L'avenir est notre affaire, Chapitre 3, 1977.

 


 

L’obstacle principal

[Mais] comme tous les problèmes écologiques ont une dimension continentale, et même mondiale dans bien des cas — qu’il s’agisse des fleuves ou des océans, de l’influence des industries sur les climats, des vols supersoniques ou des déchets nucléaires, il apparaît clairement que l’État-nation constitue l’obstacle principal à la solution de ces problèmes.

Je n’oublie pas qu’il y a dans la plupart de nos capitales des ministères de l’Environnement, et je sais plusieurs de leurs chefs très sincèrement « préoccupés » par certaines situations qu’on leur signale. Je dis seulement que nos États-nations s’opposent par leurs structures et par leurs ambitions littéralement constitutives au changement d’attitude et de plan qui leur permettrait d’un seul coup, de découvrir les problèmes réels — dont pas un seul ne coïncide avec les frontières d’un État — et les solutions à donner — car elles sont toutes supranationales ou régionales.

Tant qu’il y aura cet N dans le PNB, non seulement l’instrument restera sans valeur, inutile ou dangereux pour gouverner, inexistant aux yeux d’une science honnête, mais encore il continuera de favoriser les confusions les plus menaçantes pour notre avenir prochain, entre, d’une part, le progrès authentique qui est spirituel d’abord, social ensuite, et matériel à leur service, et, d’autre part, ce « progrès » mesuré par l’accroissement des accidents, des maladies, de la pollution, du bétonnage, de la criminalité, etc.

Faudrait-il alors le remplacer par un PRB régional, un PEB européen et finalement un PMB mondial, qui colleraient mieux aux réalités naissantes de cette fin du xxème siècle ? Mais quel sens y aurait-il à compter le produit brut, en dehors des usages que peut en faire l’État et de l’abus qu’il en fait, actuellement, pour « justifier » n’importe quelle mesure ou son contraire par des « chiffres irréfutables » ? De fait, la question ne se pose pas : tant qu’il y aura l’État-nation, il n’y aura pas d’Europe ni de régions assez organisées et assez autonomes pour être en mesure de procéder à ces calculs.

Il faut renoncer au PNB, et tout d’abord à l’ambition secrète qui est à son origine et qui se trahit dans sa méthode : trouver l’indicateur universel qui réduise la diversité de l’Univers et la destination de l’homme à un jeu de signes monétaires au moins localement homogènes.

Pour fonder une politique, une stratégie de notre avenir, et par suite pour élaborer un modèle européen de société, nous avons besoin de bilans, et qui balancent :

— non des recettes et des dépenses chiffrées (car leurs valeurs concrètes ne seraient pas comparables et souvent de signe contraire à celui qui figure dans les comptes d’une nation ou dans les additions d’un PNB.)

— mais les gains et les pertes réelles, globales, naturelles et humaines, enregistrées par le domaine public dont dépend la qualité de vie des personnes et des groupes, dans une communauté donnée.

Ces bilans régionaux et continentaux, mondiaux, prendraient en compte par exemple :

— côté gains : le nombre et la portée des initiatives civiques, comme indicateurs du développement de l’esprit communautaire ; les progrès de l’adaptation industrielle à un programme d’exploitation mieux tempérée et de recyclage des ressources naturelles ; la multiplication des sources locales d’énergie de toute nature ; l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés, notamment par l’extension des coopératives d’entreprises ; l’accroissement des dépenses préventives de pollution ; les progrès de l’hygiène et de la lutte contre les maladies somatiques et psychiques…

— côté pertes : les dégradations du patrimoine naturel de l’humanité, et du patrimoine culturel des villes et des régions ; les maladies du sens civique ; le nombre des procès civils ; la délinquance et le terrorisme ; le gaspillage de l’énergie ; la pollution sous toutes ses formes…

 

Changer de buts

Mais jamais nos États n’accepteront ces vues, et moins encore ces mesures, qui supposent leur dessaisissement.

N’ayant plus d’autres raisons d’être que de faire prévaloir leur partie sur le tout, ils demeurent ce qui bloque l’avenir ; ce qui promet, par conséquent, de transformer la plupart des dangers qui nous assiègent en fatalités calculables, fatalités au double sens du terme : inévitables et entraînant la mort.

Dans l’examen des divers secteurs de la crise, je n’ai rencontré qu’une seule fatalité au premier sens, et c’était la « période » de demi-vie des éléments radioactifs, naturels ou créés par l’homme dans les centrales nucléaires, comme le plutonium et le thorium. Sur ces « périodes », et là seulement, la volonté de l’homme et toute sa science sont d’effet rigoureusement nul. Je n’ai trouvé nulle part ailleurs de tendance qui ne puisse être inversée par notre action ou par l’arrêt de notre action. Partout, si nous changeons de buts, les enchaînements qui s’annonçaient catastrophiques peuvent être modifiés ou arrêtés.

J’ai trouvé partout, en revanche, l’opposition de l’État-nation à tout changement d’orientation, à toute conversion opérée avant qu’elle devienne impossible.

Mes analyses de la crise universelle me ramènent donc à un dilemme d’une simplicité redoutable :

— ou bien l’État-nation maintient et même étend ses prétentions au pouvoir exclusif d’administration de la Terre, et dès lors les calculs les plus catastrophiques ont seuls chance de se vérifier,

— ou bien l’État-nation se voit progressivement dessaisi. Des hommes et des groupes d’hommes décident de reprendre en main leurs destins, à l’échelon local et régional, et de faire prévaloir l’intérêt général sur celui des États nationaux. Le jeu se rouvre, l’avenir redevient notre affaire…

Mais l’obstacle n’est-il pas de nature à déprimer tous les courages ? Que peut-on contre l’État-nation, sauf attester qu’il a très mal géré la Terre ? Quel pouvoir existant lui opposer, qui ne soit pas de même nature que le sien, donc seul capable de le contenir, mais incapable de faire mieux ?

Contre l’État-nation, certes, je ne puis rien. Mais sans lui ? Presque tout ce que peut un homme. Et malgré lui ? Le reste peut-être — ce que peut un homme avec d’autres…

Ce qu’il nous faut revoir maintenant, c’est la véritable nature du Léviathan, les contingences historiques de son apparition et de ses succès, ses pouvoirs qui nous semblent écrasants, mais aussi ses insuffisances et ses contradictions de plus en plus criantes, ses impuissances insoupçonnées de la plupart, et enfin ses chances de durer — qui sont inverses des chances de l’humanité.

La force principale de l’État-nation vient sans nul doute possible de l’école aux trois degrés, et non seulement de ce qu’elle nous a appris, mais plus encore, de ce qu’elle a voulu nous interdire de savoir. C’est elle qui nous a persuadés que la formule de l’État moderne — une capitale régissant tout ce qui bouge et le reste à l’intérieur de frontières sacralisées — était l’aboutissement de l’histoire ; et qu’aucune autre évolution n’était possible ou ne saurait être imaginée impunément. Les peuples ont émergé de la nuit des origines pour « faire leur unité » — comme l’homme émerge de l’enfance pour « faire sa puberté » — et ils accèdent à la maturité en « se donnant » un gouvernement qui « assure leur indépendance » au prix de leur vie, s’il le faut, et qui affirme sa souveraineté quoi qu’il puisse en coûter aux voisins. Ainsi la force principale de nos États repose sur l’interdiction tacitement prononcée par l’école, de mettre en question leur formule : elle est tabou. Rechercher d’où ils viennent dans le temps et l’espace, les situer dans l’histoire, les relativiser, ce serait les exorciser : car ce qui a commencé finira. Il faut donc qu’ils soient éternels, et au moins justifiés par une fatalité. Contingents, au contraire, et donc soumis à la critique des interrogations les plus naïves, ils seraient aussitôt sans excuses.

Or, c’est un fait que le plus ancien d’entre eux, qui est leur modèle, a un peu moins de deux siècles d’âge, et l’on voit bien que leur « période » de demi-vie — qui est leur vie dans les esprits actifs, même si elle dure deux fois plus dans les masses — est en train de s’achever parmi nous.

 


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