Comité d'Action Censier

Nous sommes en marche
(passages)

(Mai 1968)

 


 

Note

Un des textes les plus intéressants qui ont émergé de l'explosion d'enthousiasme créatif qu'a été Mai 1968 en France.

Source: Extrait de, Nous sommes en marche. Manifeste du Comité d'Action de Censier, Mai 1968, in, Quelle université? Quelle société? Seuil, Paris, 1968.

 


 

Production

Proposition 1. L'homme est une entité vide si elle n’est pensée à la fois sous le triple rapport : homme-nature-société. Aucun de ces termes n'est un absolu lui-même et chacun n'est défini que dans le triple rapport dont il est un des pôles inachevé. Toute aliénation part de l’abstraction concrètement réalisée d'un rapport incomplet.

Proposition 2. Le travail est la réalisation actuelle et concrète de ce triple rapport. II devient aliénant quand il est conçu soit comme maîtrise de la nature, soit comme un rapport social hiérarchisé de la division technique et fonctionnelle du travail, soit enfin comme la recherche individuelle du profit, idéologiquement exprimé comme « l'accomplissement individuel » ou bonheur.

Proposition 3. Considérer le travail comme une «déchéance » métaphysique, morale ou religieuse » ou ,comme une «valeur » est la représentation idéologique de l'aliénation fondamentale de l'homme dans son travail.

Proposition 4. L'aliénation fondamentale du travail, et à travers elle l'exploitation de l'homme par l'homme, sous le couvert de la maîtrise des « choses », se présente à travers un double processus de division : - La division technique et fonctionnelle du travail. - La division sociale et hiérarchique du travail.

Proposition 5. La hiérarchie sociale est le produit et l'indice de cette aliénation, présentée idéologiquement comme la conséquence « naturelle » des différences naturelles entre les hommes. Si ces différences existent, c'est leur valorisation qui entraîne la hiérarchie des compétences et des autorités, permettant l'exploitation de l'homme par l'homme et l'institutionnalisation d'une pseudo-lutte pour la vie, où le « meilleur gagne », le tout sur l'arrière-fond d'une loi de la jungle qui serait naturelle et à travers laquelle « l'homme civilisé » se définit comme l’ayant dépassée grâce au travail pour le progrès : civilisation, culture, etc.

Proposition 6. La division travail-loisirs, pointe ultime du progrès de notre civilisation est l'indice de la profondeur de notre aliénation. Le travail est alors pur labeur et vécu, conçu et effectué comme une nécessité. Le loisir devient alors la « figure artificielle de la liberté, celle-ci devenant immédiatement une nécessité nouvelle destinée à compenser le « travail-nécessité ». Travail et loisir deviennent alors deux nécessités « égales » en droit, et solidaires de fait de la première. Alors il faut travailler et « économiser pour les vacances », il . faut « se reposer pour pouvoir travailler le lendemain », etc.

Proposition 7. Dire que l'homme doit travailler pour « vivre » , c’est accepter que le travail soit coupé de la vie, c'est accepter aussi tout le cortège des aliénations qu'implique un devoir, une nécessité qui ne serait pas humaine.

Proposition 8. Le travail libéré de ses aliénations est naturel, libre socialement, humain enfin, puisque l'homme seul travaille. Il n'est plus labeur. II est l'activité de l'homme, comme expression de son humanité individuelle et sociale.

Proposition 9. Le travail est une activité sociale quand il produit plus que ne consomme celui qui le fournit. Dans cette activité sociale productive, il est spécialisé et fonctionnellement divisé.

Proposition 10. Le travail est « individuel» quand production et consommation s'égalent et se confondent dans une même activité.

Proposition 11. Toutes les divisions précédentes du travail sont supprimées. Ville-campagne / intellectuel-manuel / travail-loisir/ nécessaire-superflu.

Proposition 12. Toute l'économie traditionnelle est révoquée. Les « lois » de l'économie sont abolies. Tous les anciens économistes sont sommés de chercher les nouvelles techniques appropriées à la nouvelle activité de l'homme.

Proposition 13. La division fonctionnelle du travail n'est pas aliénante en elle-même. Elle le devient quand elle est institutionnalisée et accompagnée d'une division sociale hiérarchisée et valorisée, quand spécialité, compétence, responsabilité et autorité sont confondues dans une même échelle. Cessons de nous retrancher derrière les vieux rêves métaphysiques de « l'aliénation fondamentale de l'homme », du bon sauvage, de l'artisan et de sa « joie» au travail. L'homme n'est aliéné que par lui-même.

Proposition 14. La spécialisation du travail est une exigence technique et fonctionnelle. Elle devient aliénante quand le travail non spécialisé est institué socialement en spécialité.

Proposition 15. Tout le monde doit devenir balayeur à temps. partiel pour qu'il n'y ait plus de balayeur à temps complet.

Proposition 16. Tous les travailleurs spécialisés doivent participer au travail social non spécialisé pour que tous les travailleurs puissent devenir spécialisés.

Proposition 17. Chaque individu doit devenir détenteur d’une compétence réelle, pour que celle-ci ne soit plus le privilège. d'une minorité.

Proposition 18. La division du travail spécialisé sera alors le fondement de l'égalité de tous les travailleurs, solidaires dans l'échange nécessaire et libre de leurs services et de leur force de travail productrice et sociale.

Proposition 19. Il ne saurait plus y avoir d'inégalité d’aucun ordre entre les différentes « spécialités ». Les différences elles-mêmes ne sauraient être abolies. Les différences de valeur et d'avantages qui en découlent doivent l'être radicalement.

Proposition 20. Chaque individu choisira sa propre spécialité conformément à ses aspirations et à ses compétences, celles-ci devant s'épanouir grâce à une éducation permanente conçue comme une transmission, un échange et une création des de toutes natures.

Proposition 21. La confusion de la division technique et sociale du travail est la marque d'une société de classes et des rapports de violence qui la régissent. Violence du bonheur, violence de l'autorité, violence des privilèges à la consommation de biens et de culture. La « culture » est le symbole idéologique de tous les privilèges économiques, sociaux et politiques que l'université bourgeois transmet aux futurs dirigeants de la société bourgeoise.

Proposition 22. La division du travail doit être repensée dans le rapport social-producteur spécialisé et individuel-consommateur généralisé. Ces rapports ne sauraient être de nouveaux absolus.

Proposition 23. L'unité sociale active est définie géographiquement et fonctionnellement comme une unité de production-consommation de « biens » et de « savoirs » de toutes natures.

Proposition 24. Chaque producteur-consommateur doit redéfinir la division de son activité temporellement et socialement au sein de l'unité qu'il aura choisie en fonction de sa formation passée et future.

Proposition 25. L’activité travailleuse humanine est dorénavant divisée temporellement en quatre subdivisions: a) l’activité spécialisée sociale productive b) l’activité non specialisée sociale de service c) l’activité individuelle de consommation-production d) l’activité sociale et individuelle de trasmission, d’échange et de création de savoir.

Proposition 26. Cette nouvelle « division n’est pas une. Elle permet de redonner à l’activité humaine son unité profonde, nécessaire et libre, dans ses différenciations. »


Culture

Préambule. Notre révolution ne peut être sociale et culturelle que si elle remet en cause radicalement la notion de culture, comme elle l'a déjà fait pour celle de travail. L'idée de culture ne saurait être séparée de l'institution d'une véritable éducation permanente.

Variation 1. La « culture » n'est pas une valeur. Elle n'est pas un avenir. La culture est une histoire morte.

Variation 2. La « culture » est l'expression déréalisée d'un monde « a-culturé ». Elle se présente comme l'expression « gratuite » d'une civilisation qui refuse et masque les conditions de sa production ainsi que celles de la société qu'elle prétend exprimer et représenter.

Variation 3. La « culture » se veut représentation du monde tel qu'il est ou voudrait être. Elle manifeste ainsi sa véritable impuissance créatrice et en le transfigurant, devient la marque d'un monde aliéné. L'histoire de la culture est l'histoire symbolique des différentes aliénations humaines.

Variation 4. La « culture » en ne créant que du superflu entérine la division luxe-nécessaire et s'en fait la fidèle conservatrice. La « culture » en se voulant divertissement ou distraction ignore volontairement le labeur, le sien comme celui qu'elle entend compenser. La « culture» est une activité compensatoire pour une minorité de privilégiés.

Variation 5. L'art, la beauté sont les antidotes des vicissitudes du « travail » et de la « vie » pour ceux que ces vicissitudes n'ont pas totalement aliénés ..

Variation 6. La « culture » se voudrait « création pure » de ceux qui en ont le temps et la possibilité, opposée à la consommation passive de ceux qui en sont privés. Elle se présente comme une « fin », un « idéal » à atteindre individuellement, même et surtout quand elle se prétend culture populaire.

Variation 7. La « culture » ne saurait être une activité libre et gratuite de l'esprit, consommée en tant qu'imaginaire. Partie intégrante de l'activité économique, elle est intégrée au système d'exploitation comme tout autre produit. L'ambition des réformistes de la « culture » est de vendre cet « objet de luxe » comme objet de consommation courante : culture populaire.

Variation 8. La « culture », à travers sa prétention d'exprimer l'humain - l'affectivité profonde - à travers des formes stéréotypées ou « sauvages », est une fuite en avant.

Variation 9. La « condition » de l'homme n'est pas aliénante en elle-même. Elle est partie intégrante de son humanité. La culture comme recherche d'un homme « originel » - tel qu'il aurait été avant sa « déchéance » religieuse ou mythique - est aliénée et aliénante.

Variation 10. La « culture » n'atteint jamais le « paradis perdu» qu'elle recherche. Elle ne crée que des paradis artificiels masquant l'aliénation profonde de l'homme. Elle crée des lieux de défoulement pour privilégiés de l'exploitation de l'homme par l'homme et ce à l'usage exclusif des exploiteurs.

Variation 11. La « culture » en tant que représentation « conforme » d'un monde aliéné a cru participer à sa désaliénation. Elle n'a fait que faire supporter aux maîtres de ce monde leur aliénation de maître. Elle sert de palliatif à l'absence de communication réelle : d'émotion, dans un monde où l'émotion est faiblesse ; d'humanité dans un monde où l'humain est inessentiel et dérivé : pathos, sensibleries, etc.

Variation 12. La culture ne saurait être l'essentiel tant qu'elle restera la marque « géniale » de toutes les divisions existantes à travers le jeu de la représentation, des symboles et d'un langage où la technique confine trop souvent à l'ésotérisme.

Variation 13. La « culture » n'a jusqu'à présent créé qu'elle même. La culture n'est rien. Elle est à recréer.

Variation 14. La culture ne peut être qu'une activité nécessaire et libre, incluse dans tous les modes de 'production et de consommation à titre de constituant. Elle n'est rien si elle est « en plus ». Elle est tout si rien n'est sans elle.

Variation 15. La culture n'est pas transmission d'un savoir. Elle n'est pas un contenu destiné à un contenant. Elle n'est pas à acquérir. Elle est à créer. Abolissons la culture-spécialité solidaire de la culture-marchandise. Si la culture vient après le pain, elle ne sera jamais le pain quotidien de chacun.

Variation 16. La culture doit refuser d'être sécrétion, protection ou translation de la société. Les activités culturelles ouvertes, dispersées et mobiles doivent constituer un levier en vue de la transformation permanente de la société et de la culture-civilisation.

Variation 17. Si l'on a pu croire qu'il fallait abolir notre passé culturel, c'est parce qu'il n'a été jusqu'à présent que la possession d'une minorité de privilégiés et de spécialistes. Tout comme le prolétariat économique, le prolétariat culturel n'est pas un avenir ni une valeur universalisable. « L'héritage culturel » doit devenir l'apanage de tous. Détruire la culture serait reconnaître notre incapacité d'en changer la nature et la fonction.

Variation 18. L'homme est de part en part culture, travail, sexualité, dans une même activité nécessaire et libre. La culture ne saurait être uniquement création spirituelle, le travail création matérielle, la sexualité création de vie. Toute création doit être à la fois vitale, matérielle et spirituelle, sous peine de n'être qu'un produit aliénant et bientôt consommation aliénée.

Variation 19. La culture doit être à la fois la « nature » du travail, le moteur de l'histoire humaine, le sexe des individus.

Variation 20. L'éducation permanente est la clef de voûte de la société à venir. Elle est le trait d'union constant de ces trois types d'activité fondus dans une même histoire, où l'individu, la société, la nature, seraient solidaires dans leur conservation et leur création.

Variation 21. La culture en participant à la hiérarchie traditionnelle « enseignement-éducation-culture » a perpétué la division « information-communication-création » au sein du langage. Toutes ces divisions se retrouvent en son sein sous forme d'écoles apparaissant périodiquement et alternativement selon que la « forme », la « matière » ou le « contenu ». sont isolés et valorisés. Ainsi voit-on apparaître dans tous les modes d'expression culturelle des phases « réalistes », « esthétiques » ou « engagées ».

Variation 22. La spécialisation des genres et des modes d'expression culturels est le pendant de la division technique du travail hiérarchiquement valorisée - analogie renforcée par la technicité croissante des activités culturelles spécialisées.

Variation 23. A travers ces multiples divisions valorisées et institutionnalisées, la culture a perdu sa fonction unitaire essentielle. La dispersion des langages a perdu le langage, réduit à n'être, à travers ses spécialisations qu'un outil ou un mode d'expression tournant à vide.

Variation 24. La culture, le langage, l'histoire ne peuvent être trois « ,sciences » autonomes et spécialisées, sous peine de n'être qu'une caricature abstraite et déformante' de notre humanité. La culture, le langage, l'histoire sont solidaires les uns des autres et constitutifs de tous les modes de production, de consommation, de création, de notre humanité en tant que destin librement et effectivement choisi.

Variation 25. La culture doit constituer et devenir l'objet de l'éducation permanente conçue comme l'échange, la transmission et la création de tous les savoirs et de toutes les formes d'expression de l'activité nécessaire et libre de l'homme. Elle ne saurait faire l'objet d'un « enseignement» spécial, sans redevenir une histoire morte à l'usage d'une minorité.

Variation 26. La culture comme indice et repérage, dans la hiérarchie sociale, des valeurs et des privilèges économiques, est morte. Notre révolution se veut culturelle, car la transformation radicale de la « culture brugeoise » et traditionelle implique la transformation radicale de toutes les structures qui lui donnent naissance et qu'elle perpétue. La culture est notre indice révolutionnaire.

Variation 27. De même que nous avons refusé la division science-idéologie, nous refusons la division science-culture. La science est de part en part culture dans la mesure où la culture est en acte et n'est plus une « histoire morte ». La culture est de part en part idéologie, dans la mesure où la culture à travers ses modes d'expressions particuliers produit une idéologie dominante vivante incluse et engendrant elle-même la culture.

Variation 28. La suppression de la culture et sa recréation est l'entreprise la plus gigantesque jamais entreprise par le genre humain, car elle implique la recréation de toute une société : un monde, un homme nouveau.

Variation 29. Que l'on trouve de nouveaux modes d'expression pour une culture véritablement populaire. Que toute usine, entreprise, etc., devienne un théâtre. Que les bibliothèques soient mobiles. Que l'histoire devienne le « patrimoine » de tout le monde et soit revécue et non plus apprise. Que le passé scientifique, culturel, artistique de notre monde soit la farine du pain futur. Que chacun puisse faire son pain et choisir son destin.

Variation 30. Etudiants, travailleurs, hommes du monde entier, la révolution culturelle n'est pas un appendice de la révolution en cours. La culture n'est pas ceci ou cela, elle est tout. Elle est désormais l'ensemble de toutes les activités nécessaires et libres et fait elle-même partie de cet ensemble. Créons enfin une culture qui soit aussi notre nature et notre histoire, enfin vécues, enfin choisies.


Autonomie, famille et société

1. Dans la société actuelle, le mode fondamental de relation des hommes entre eux est celui d'une dépendance hiérarchique, sur les plans économique, affectif, intellectuel et sur le plan culturel qui englobe les trois précédents.

2. Toute relation de dépendance est une négation de l'autonomie.

3. L'autonomie n'est pas l'indépendance. L'autonomie suppose d'autres autonomies; elle implique l'acceptation d'interdépendances multiples sur un plan d'égalité, en quoi elle est une contrainte.

4. L'autonomie est une contrainte pour tous ceux qui se sont installés - ou qui sont prêts à le faire - dans un système hiérarchique comme supérieur ou comme subalterne, dans la famille, dans les institutions, et dans la société.

5. Toute personne qui désire se réfugier dans un système hiérarchique, comme chef ou comme subordonné - c'est-à· dire les deux à la fois - ressentira l'autonomie comme la contrainte la plus terrible qui puisse exister. Elle est la négation de tout leur système de vie.

6. L'autonomie est la négation de toutes les structures verticales. L'autonomie est une contrainte pour tous ceux qui, animés d'une volonté de puissance plus ou moins morbide, consciente ou non, veulent continuer de dominer et de s'aliéner en aliénant les autres.

7. L'autonomie ne s'octroie pas; elle ne se revendique pas, elle se conquiert.

8. Pour être autonome, il ne suffit pas d'en parler, il faut le vouloir. Il faut faire l'effort fondamental qui est de se prendre en main soi-même sur tous les plans de sa vie, sans plus jamais déléguer ses pouvoirs.

9. Pour être autonome, il ne suffit pas de le vouloir; il faut détenir à chaque moment le pouvoir de disposer de soi en fonction de toutes les informations dont on peut avoir besoin pour guider le moins subjectivement possible notre décision et notre action.

10. Pour être autonome, il ne suffit pas d'être informé, il ne suffit pas de disposer du pouvoir de penser le plus objectivement possible, ni du pouvoir de proposer des solutions, des remèdes, des révolutions.

11. Pour être autonome, il faut à l'échelon individuel, comme à l'échelon institutionnel, disposer du pouvoir de décision économique. C'est pourquoi, avant un certain âge, on ne peut objectivement pas être autonome sur tous les plans.

12. Les quatre facteurs fondamentaux de l'autonomie pour l'adulte sont les suivants : - la prise de conscience politique, qui est une libération mentale des dépendances économiques, qui dissout notre résistance morbide au changement ; - la disposition d'informations les plus objectives possibles permettant des choix politiques réels, et non des choix dictés ; - la disposition effective d'un pouvoir de décision économique n'entraînant aucune aliénation pour quelqu'un d'autre ou un autre groupe social ; , - l'acceptation individuelle d'une interdépendance sur un plan d'égalité qui suppose que chaque partenaire d'une relation interindividuelle ou d'un couple accepte la règle du donnant-donnant.

13. Ainsi notre révolution ne se fera pas par une bataille de rue, elle se fera par une accession progressive à l'autonomie, au niveau individuel et au niveau de chaque unité de travail ou de résidence.

14. Toute la culture actuelle est oppressive, fondée sur le rapport de force qu'est la relation de dépendance à l'autorité, elle empêche délibérément l'accession des hommes et des femmes et des enfants à leur autonomie propre. La désaliénation culturelle commencera nécessairement par et dans la famille.

15. En famille, l'enfant vit dans une dépendance économique, affective et intellectuelle par rapport à ses parents, le père notamment ou ses substituts sociaux. La seule dépendance que l'on peut saborder dè. le plus jeune âge est la dépendance intellectuelle.

16. L'autonomie intellectuelle sera pour -l'enfant le premier pas vers l'autonomie globale. Elle sera permise lorsqu'on cessera de considérer l'enfant comme un récepteur passif d'une culture décadente parce que consacrée. Elle sera permise lorsqu'on aura le courage de faire confiance aux enfants en les laissant être ce qu'ils sont, c'est-à-dire des créateurs en puissance d'une nouvelle mode culturelle, avec des moyens d'expression choisis par eux; et ceci chaque fois que c'est possible pour ne pas dire systématiquement.

17. L'enfant accédant très tôt à l'autonomie intellectuelle trouvera la force en lui-même, et les moyens de se libérer des autres dépendances qui sont des aliénations, pour les transformer en interdépendances sur un plan d'égalité, ce qui supprime les aliénations.

18. L'adulte, s'il veut permettre le développement complet et harmonieux de l'enfant, devra tout faire pour aider l’enfant à accéder à l'autonomie sur tous les plans. Ce qui veut dire que les parents dans la famille devront partager, en ce qui concerne l'enfant et sa place dans la maison familiale, la décision économique, jusqu'au jour où l'enfant s'estimera mûr, et reconnu comme tel par ses pairs, pour gérer seul son budget.

19. La société, si elle veut permettre l'épanouissement des personnes adultes, devra tout faire pour aider les adultes à être et rester autonomes sur tous les plans. Ce qui veut dire que les structures sociales doivent être horizontales, et n'être qu'une conjugaison d'unités interdépendantes de travail.

20. La société, si elle veut permettre à l'homme de vivre et d'être lui-même, doit tout faire pour que les trois types de dépendance de l'homme, qui sont des aliénations, soient sabordés. Les trois types de dépendance sont les mêmes que ceux de l'enfant : dépendance économique, affective et intellectuelle.

21. Dans la relation hiérarchique actuelle, la dépendance est aussi aliénante pour le bourgeois que pour le prolétaire, pour l'étudiant que pour le professeur, pour le travailleur que pour le représentant syndical, pour le fils que pour le père, pour l'homme que pour la femme. Les trois types de dépendance se superposent constamment dans l'oppression culturelle. . Toute dépendance est aliénante pour les deux partenaires de la relation.

22. Qu'on le veuille ou non, les travailleurs manuels et intellectuels, en sabordant ces dépendances grâce à un processus révolutionnaire, libéreront les bourgeois et les autres oppresseurs de leurs aliénations, et feront d'eux-mêmes et des autres des hommes nouveaux, si ces derniers veulent bien le devenir.

23. La dépendance qui semble le plus difficile à supprimer est la dépendance affective. Il faut commencer par décanter celle-ci de la dépendance économique qui l'aliène.

24. La dépendance affective est aliénée en effet par la dépendance économique qui la dénature. L'aliénation affective qu'est l'angoisse, est essentiellement l'angoisse de la mort due à la peur du dépérissement par la perte de l'être cher qui vous nourrit.

25. L'indépendance économique des deux partenaires d'un couple est nécessaire. Elle libérera la liaison affective de son aliénation économique. La liaison affective deviendra d'elle-même confiance réciproque et inter-dépendance affective.

26. La société de répression et d'incommunication dans laquelle nous vivons pousse les hommes et les femmes à chercher, tantôt des compensations toujours vaines à long terme, tantôt à se raccrocher plus désespérément que jamais au passé qui leur paraît solide, alors qu'il n'existe plus. Tout cela parce que la société de répression rend quasiment impossible un changement heureux de sa vie en cours de route. C'est-à-dire qu'il est interdit d'aimer deux fois.

27. Cependant l'autonomie affective ne passe pas par l'amour libre- service ou par les bébés-éprouvettes.

28. Quiconque prétend dicter aux autres une conduite sexuelle et affective, mobile ou rigide, doit commencer par s'interroger sur lui-même. L'autonomie affective, la révolution sexuelle se feront d'elles-mêmes, par l'action et au travers d'une éducation sexuelle bien comprise.


Alienation et désalienation

Thèse 45. Les effets des contraintes d'origine internationale peuvent s'observer dans les différentes formes de xénophobie, racisme, expansionnisme, colonialisme, assujettissements politiques et économiques, sabotages physiques et moraux, intoxications, etc.

Thèse 46. Les tensions engendrées par les contraintes que la société exerce sur l'individu sont la principale source de psychoses, névroses, et à l'origine de la quasi-totalité des déficiences, troubles mentaux et sociaux.

Thèse 47. La société ne s'intéresse pas de savoir si l' « homme normal », pour se conformer aux règles qu'elle a édictées, le fait au préjudice de ses possibilités fondamentales ou capacités particulières, mais s'inquiète seulement des « anormalités » qui la mettent en danger.

Thèse 48. C'est ainsi que la psychanalyse est devenue un moyen « scientifique » de récupération des inadaptés. Psychanalyse, psychothérapie, socio-thérapie, psychiatrie, ne sont aujourd'hui que des moyens de ramener les individus égarés dans le cadre fabriqué par la société et hors duquel ils lui sont inutiles. Refusons la police parallèle des pseudo-thérapeutes de l'esprit...

Thèse 49. La notion de normalité est le principal outil d'aliénation de la plupart des modèles de sociétés de consommation actuelles.

Thèse 50. Est considéré comme normal tout individu qui se conforme aux règles édictées par la société dont il est issu, ou ne s'en écarte, officiellement, que peu. L'homme normal n'existe pas. Il n'y a que des hommes normalisés.

Thèse 51. Nous dénonçons a priori tout absolu de normalité, d'objectivité, de rationalité. Le principe, non fondé, d'existence d'absolus, masque les seuls aspects humains qui soient essentiels.

Thèse 52. Dans cet établissement de principes, réside la deuxième phase des processus d'aliénation. Cette deuxième phase est destinée à « justifier » et camoufler les différents niveaux de contrainte.

Thèse 53. L'expérience scientifique a permis à l'homme de prendre conscience que sa connaissance était subjective et égocentrique. Devenant capable de concevoir des phénomènes extérieurs à lui-même, il a pu croire qu'il atteignait, en se situant à l'extérieur de lui·même, l'objectivité.

Thèse 54. Refusons le principe selon lequel la connaissance objective serait tout extérieure à son objet.
Il n' y a de connaissance que dans l'engagement.

Thèse 55. Refuser d'adhérer à un concept, c'est le priver de toute possibilité d'exister.

Thèse 56. Nul ne peut se prévaloir, pour établir une idéologie quelconque, d'un sens de l’histoire. Nous n'en connaissons aucun. Il n'existe pas de sens de l'histoire.

Thèse 57. Refusons le principe d'une pensée extérieure à l'action. Refusons le principe selon lequel l'action serait l'aboutissement d'une pensée préalable. Au contraire, affirmons la nécessité d'être à la fois intérieur et hors de notre action.

Thèse 58. Le principe d'une pensée préalable à l'action rend impossible l'engagement véritable et est facteur d'irresponsabilité. La pensée préalable à l'action se fait dogme et sclérose l'action.

Thèse 59. C'est encore ce principe qui permet à un « pensif » d'imposer sa pensée à un « acteur » et de se l'aliéner.

Thèse 60. En permettant le libre accès de tous à toute forme de connaissance, sans tabou, interdit ni limitation, en favorisant, voire provoquant la restitution immédiate au groupe de toute connaissance' acquise par l'individu sous une forme utilisable par tous (enseigné devenant enseignant, et inversement), l'éducation deviendra un outil fondamental de désaliénation, autorisant ainsi la remise en question permanente de l'individu par rapport au groupe, et du groupe par rapport à l'individu, et ceci aussi bien dans son travail que dans ses loisirs, dans sa « culture », que dans ses sentiments.

Thèse 61. Réintégrons l'information dans sa fonction essentielle, qui est de transmettre la connaissance des phénomènes, des faits et des événements, soit actuels soit différés, et ceci non au travers d'un point de vue unique, mais au travers de tous les points de vue exprimables, sans tabou ni interdit.

Thèse 62. Ne craignons pas de laisser à l’information son contenu émotionnel afin que la perception déductive ne soit plus séparée de la perception intuitive, condition nécessaire au plein usage du sens critique.

Thèse 64. S'objectiver est un préalable à toute désaliénation. D'une part, il n'y a de possibilité d'objectivation que dans l'engagement, d'autre part, cette attitude n'a de sens qu'à l'intérieur d'un groupe.

Thèse 65. La nouvelle dynamique de groupe que peuvent sécréter des ensembles sociaux ou microsociaux fonctionnant sur le principe de l'autonomie, permet de réaliser la plus souhaitable des unificatications : unité de la base par convergence vers un même axe dynamique de progression.

Thèse 66. Parce que les conflits individuels sont digérés par le groupe, tout le potentiel dynamique de chacun est mis à la disposition du groupe. Inversement, une partie plus ou moins grande de l'énergie du groupe peut à chaque instant être mobilisée sur un seul point conflictuel ou problématique en vue de la solution d'un conflit soit individuel, soit collectif. Permettant de redisponibiliser rapidement tout le potentiel du groupe, momentanément bloqué. D'où un gain de temps considérable dans les processus évolutifs.

Thèse 67. Les méthodes du groupe sont en création permanente, pour un temps donné, à chaque instant. Le groupe est essentiellement évolution. Cette évolution naît de la contestation intérieure du groupe, toujours renouvelée, puisque les conflits et les problèmes sont perpétuellement en résolution. En d'autres termes, le groupe permet l'objectivation et lui donne sa valeur.

Thèse 68. Se désaliéner, c'est devenir une conscience en objectivation de nos démélés avec l'univers et 'donc accéder à une plus grande maîtrise de l'événement.

Thèse 69. Créons une nouvelle logique évolutive d'existence qui soit à la fois notre psychologie, notre économie et notre histoire.
Aujourd'hui des hommes se sont révoltés contre le misérable destin qu'on voulait leur vendre, et leur révolte a porté un coup terrible au monde des marchands.
Secoués, nous nous sommes levés. Et nous entrevoyons l'immense filet qu'ils ont tendu pour nous prendre. Ils nous ont même fait participer à leurs privilèges pour que nous les fassions grossir.
Ils nous ont aveuglés,
Ils ont barbouillé leur ignominie de tous les principes et tout a été brouillé,
Ils nous ont bourré jusqu'à la gueule pour que nous ne puissions plus parler,
Ils ont fait de nous des mécaniques à leur usage.
Leur monde court à notre perte dans un désordre fantastique,
Ils ont inventé un « progrès » qui dépasse l'homme et, sourds à ceux qui le dénonçaient,
Ils ont inventé une course où chacun, pour se sauver, agrippe, déchire et épuise nos corps et nos esprits.
Ils nous ont divisés en catégories,
Ils nous ont vidés de nous-mêmes,
Et nous ont rejetés dans le courant, crevés.
Nous sommes aliénés.
Mais nous avons un espoir,
Nous avons pris conscience de ce qui nous arrivait,
Peu à peu, nous soulèverons le filet,
Et nous saurons en dénouer les mailles.

Nous sommes en marche

 


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