Albert Schweitzer

Sur le nationalisme

(1915-1917)

 


 

Note

Une déclaration très puissante contre le virus du nationalisme qui tant de maux a causé, et continue à le faire, partout dans le monde.

Source: Albert Schweitzer, Psychopatologie du Nationalisme

 


 

Genèse de l'État-nation et du nationalisme

L'idée de l'État national s'est pour l'essentiel imposée au cours du XIXème siècle dans tous les États développés. Avènement de l'État-nation nationaliste, comme s'il devait accomplir la volonté profonde de la civilisation. Du coup, le sentiment national est devenu une fin en soi, libérée de la tutelle des valeurs de la civilisation, de la raison et de la morale.

En réalité, l'État national, qui se construit dans cet esprit, se montre incapable de se mettre au service de l'État universel et de l'incarner. Au contraire, il le nie et fait tout pour en interrompre la gestation. Et toutes les déclarations solennelles qui disent que non, qu'il y travaille, qu'il lutte pour son avènement et qu'il n'a pas d'autre finalité, n'y changent rien.

Un sentiment national aussi débridé et poussé jusqu'au non-sens que celui qui est né en Europe au XXIème siècle n'a pas d'équivalent dans le passé, chez aucun peuple. lI s'agit vraiment, dans toute l'histoire de l'humanité, de quelque chose de nouveau, qui aura nécessité un mot nouveau, le « nationalisme ».

La question du droit à une existence nationale de tel ou tel peuple ayant sa langue et sa culture et la question des frontières du territoire qui lui revient ont été traitées et tranchées le long du XIXème siècle, dans le processus de formation des États-nations. Ne restent en suspens, sans solution, que quelques cas particuliers, mais qui ne devraient pas soulever d'insurmontables difficultés pour peu que les parties concernées se montrent raisonnables.

On distinguera deux genres de difficultés. La première touche au sentiment patriotique en tant que tel ; la second touche à des intérêts économiques ou géostratégiques divergents. Il faut bien admettre d'abord que le processus de formation des États nationaux n'a pu être mené partout à son terme d'une façon satisfaisante pour tous, car selon la nature des choses on ne saurait éviter qu'ici ou là des petites parties d'un peuple, constituant donc des minorités et leurs territoires des enclaves, ne se trouvent englobées dans le tout d'un État autre que celui correspondant à sa nature ou culture.

Cela provient souvent du fait que deux peuples ou plus cohabitent dans un pays frontière ; il arrive aussi qu'une partie d'un peuple ait vécu si longtemps au sein d'une nation qu'elle se sente intimement attachée à celle-ci, plus qu'à celle, voisine, dont pourtant elle partage la langue, ayant en commun avec elle une même origine ethnique.

Il peut donc se faire que la séparation équitable des territoires, de part et d'autre d'une ligne frontière, s'avère impossible selon un strict principe national, pour des raisons fort diverses et variées. Ainsi, des considérations historiques, des données topographiques (le tracé d'un cours d'eau, la crête d'une montagne), des intérêts économiques décident finalement d'une partition des territoires, qui ne respecte pas une très ancienne frontière linguistique. Beaucoup de peuples n'ont d'ailleurs jamais été autonomes, d'autres ont perdu leur autonomie au cours de l'histoire, car ils n'avaient pas les vertus nécessaires pour la conserver. Aussi sont-ils restés des minorités, jouissant de plus ou moins de liberté, au sein d'ensembles plus vastes auxquels le destin de l'histoire les avait subordonnés et où leur existence multipliait le nombre d'enclaves.

C'est surtout pour les pays d'outre-mer, qui ne sont pas encore placés sous la tutelle des grandes puissances, que se pose maintenant la question du partage des territoires selon les intérêts économiques et géopolitiques du moment. Les meilleures terres ont déjà été distribuées aux colonisateurs. Ce qui reste à conquérir n'a pas d'intérêt stratégique majeur, même pas à long terme, pour le développement de l'une ou de l'autre puissance. Un intérêt national ne saurait donc être invoqué.

Le nationalisme n'est pas une conséquence naturelle de ces situations ; il naît plutôt de l'hypertrophie du sentiment d'appartenance à la nation, c'est un phénomène psychique. Lorsque la nation est constituée pour l'essentiel, le mouvement de l'âme qui lui correspond et l'a inspirée ne s'arrête pas, mais entre dans un état d'excitation croissant et génère des idées de grandeur et de persécution qui altèrent alors son contenu.

C'est selon ces idées maintenant que va se décider la politique et que des événements vont recevoir, comme on l'a vu ces dernières décennies, une charge dramatique excessive. Un avantage économique ou territorial se trouve-t-il mis en question que l'on invoque aussitôt les droits sacrosaints de la nation. Une éventuelle concession est-elle envisagée qu'aussitôt on croit voir la patrie en danger.

 

Pathologies du nationalisme

Par nature, le nationalisme consiste donc en une interprétation pathologique et une transformation de réalités de la vie politique, sur un fond d'idées mégalomaniaques et paranoïaques, produits d'une imagination délirante. Et en opérant ainsi, dans les mentalités, les discours et les actes, le nationalisme ne fait qu'aggraver en permanence la réalité.

Les idées de grandeur d'un peuple deviennent pour les autres peuples un état de fait avec lequel il lui faut compter et qui va renforcer ses propres hantises d'être persécuté. Lui-même agit alors dans le même sens sur ses voisins. C'est ainsi qu'une menace d'abord imaginaire devient une menace effective. L'imagination maladive et la réalité perçue forment un cercle dans lequel des représentations de plus en plus insensées et des situations de plus en plus insensées se corroborent mutuellement, pour incliner fatalement la politique vers des actions absurdes et des coups de force.

La cause première de tout ce processus vient du déclin d'une civilisation, après qu'elle a élevé l'idée nationale à la hauteur d'une valeur culturelle suprême.

Lorsque les principes et les valeurs éthiques générales ne sont plus assez puissants pour réguler un sentiment comme l'amour de la patrie, lorsque celui-ci n'est plus éclairé par la raison morale, il se met à croître et à proliférer. Dans la mesure où les autres idéaux s'effondrent, l'idéal national, seul survivant, devient l'idéal des idéaux; dans la mesure où nous laissons se perdre les biens de la civilisation, le nationalisme paraît incarner seul ce qui en reste et suppléer ainsi à leur manque.

Voilà comment s'explique la mentalité de notre temps ; tout l'enthousiasme dont le peuple est capable se fixe sur l'idée nationale, avec l'illusion que c'est en elle maintenant que sont conservés tous les biens spirituels et toute la moralité, de sorte qu'effectivement cete idée éprouvée dans un amour primitif de la patrie se pervertit, se fait exclusive et revêt un caractère maladif. Il en résulte l'impossibilité de tenir devant nos contemporains un discours rationnel sur la question de la nationalité.

Même ceux qui manifestent par ailleurs un esprit logique et des sentiments éthiques s'arrêtent volontairement, ou comme par instinct, de penser et de juger selon la raison, dès lors que l'on touche à leur fibre patriotique. Pour les masses modernes, les conceptions nationales sont devenues un tabou qu'on ne permet à aucune réflexion sereine d'ébranler. D'avance, on tient pour évident que la raison et la morale n'ont pas à y intervenir et l'on exige un strict respect de ces sentiments considérés comme les plus sacrés qui soient. Le nationalisme, à vrai dire, se présente maintenant comme une religion populaire.

Si dans le passé la décadence de la culture n'a pas eu des conséquences aussi effroyables qu'aujourd'hui, c'est parce que jamais l'idée nationale n'était élevée à la hauteur d'une valeur de civilisation. Elle se tenait dans les limites d'un simple sentiment d'attachement à son pays et n'était pas associée à des considérations sur le sens de la civilisation. Etrangère alors, la pensée que ce sens passait par elle et y trouvait son aboutissement. Il n'était donc pas concevable, dans cet état d'esprit, que l'idée nationale se substitut à l'idéal de la civilisation même. L'état de barbarie, qui pouvait s'installer, n'était alors pas activé et aggravé, comme on le voit maintenant, par la montée de représentations et de conceptions nationalistes de l'histoire.

Si l'on comprend bien la nature pathologique du nationalisme en soi, on accordera peu d'intérêt à une discussion qui essaierait de déterminer lequel des peuples est le plus lourdement responsable de son irrépressible extension.

En fait, le travail historique d'une reconstitution objective de sa genèse et de son déploiement à travers la civilisation s'avère pour l'heure impossible. Il n'a pas toujours été le plus puissant là où il s'est exprimé le plus bruyamment; on a plusieurs fois observé que c'est dans un stade latent qu'il a progressé le plus vite. Dans l'ensemble, les perturbations qu'il a entraînées ont été partout de même nature, sauf que selon les circonstances il s'est davantage extériorisé dans tel peuple plutôt que dans un autre.
(Le même bacille apparaît sur des terrains de culture différents.)

 

Unité de l'humanité

Un progrès dans la réalisation des idées de la raison sera corrélatif à l'ébranlement de l’autorité des cultures nationales et à la baisse de leur crédit.

La pensée conduite par la raison ne peut aboutir qu'à la conception d'une civilisation une et générale. Les normes spirituelles qu'elle établit s’adressent aux personnes en tant que citoyens de l'humanité, et non citoyens nationaux. Cependant, comme membres appartenant de fait à des communautés nationales, elles comprennent que leur rôle est de faire contribuer celles-ci à  la formation d'une civilisation mondiale. Dans ce processus les talents particuliers, propres à ces communautés, se manifesteront, sans pour autant nuire à l’unité de la civilisation, bien au contraire.

Plus la vie spirituelle d'un peuple est riche, mieux elle entrera avec tous ses traits particuliers dans le creuset de la civilisation générale. Plus vives les couleurs du spectre, plus intense la clarté de la lumière blanche qui les unit toutes.

La théorie selon laquelle les races et les peuples possèdent des cultures spécifiques qu'ils doivent protéger ne résiste ni àl'ethnologie ni à la science historique.

La première nous apprend que les différences de race, telles qu'on les expose aujourd'hui, n'existent tout simplement pas. Tant les connaissances historiques que la mensuration des crânes montrent que les peuples européens, porteurs de différentes cultures, sont le résultat des plus étonnants brassages de population. Aucun ne révèle de caractères absolument uniques ou purs. Même la distinction faite communément entre les races latines et les races germaniques manque de fondement. Ce que nous prenons pour une différence des dispositions raciales est en réalité le produit d'événements et de situations (régimes politiques, appartenances religieuses) historiquement récents.

Les peuples européens qui, héritiers du monde gréco-romain, sont entrés ensemble dans le Moyen Age et ont vécu successivement, sur un rythme rapide, les époques de la Renaissance, des Lumières et de la philosophie moderne, constituent ensemble, ainsi que leurs prolongements coloniaux dans d'autres parties du monde, une unité indivisible de civilisation. Si entre eux des différences culturelles ont été de plus en plus marquées et manifestées ces derniers temps, cela tient à un affaiblissement de la civilisation avant tout. Quand la mer reflue apparaissent sur la plage des dénivellations, des crevasses, que le flux recouvrait et cachait

Une preuve que les peuples de la civilisation historique mondiale sont spirituellement apparentés, c'est qu'ils subissent ensemble le même processus de décadence.

Au nom des idées de la raison, qui posent les conditions de la civilisation et de son renouveau, les cultures nationales, engagées dans un processus de régénération et qui veulent exporter leur culture, se verront soumises à une critique sans concession. Car la réactualisation des idées de la raison n'est possible que si au préalable s'impose la conviction que le maintien de nos conceptions et de nos organisations est une position tout simplement insoutenable.

C'est un sentiment semblable qu'ont dû éprouver les maîtres penseurs de la Renaissance et des Lumières; c'est sous la pression de la nécessité qu'ils trouvèrent en eux le courage de penser et la volonté de changer le monde en lui insufflant de nouvelles idées. Si nous ne faisons pas nous-mêmes l'expérience d'un dilemme analogue, ou bien changer ou bien dépérir, nous serons incapables de reprendre et de poursuivre le travail de l'esprit que les hommes de la Renaissance et des Lumières avaient initié.

Mais au lieu de cela, nous autres nous répugnons à voir les choses telles qu'elles sont et de toutes nos forces nous restons accrochés à une vision optimiste de notre civilisation.

Le mélange trouble d'optimisme et de pessimisme qui imprègne l'esprit de notre temps, le second dominant le premier, ne résulte pas de connaissances acquises, qui s'imposeraient à tout esprit lucide, sur les phénomènes de l'univers et en particulier le phénomène humain, mais il provient plutôt d'une carence de la pensée. Il sera surmonté dans la mesure où se manifestera parmi nous une volonté qui sous-tende les idéaux de la raison.

Alors la voie s'ouvrira pour une conception du monde optimiste et on pourra reprendre et faire progresser le travail de la civilisation.

Mais ceux qui savent que la formation d'une telle volonté est la grande tâche qui nous attend ne peuvent autrement que se donner le droit de détruire les semi-idéaux que renferme le pessimisme masqué.

Ils ont pour mission de démolir, sans aucune espèce de piété, les anciens temples, pour préparer la construction des nouveaux.

Toute forme de compréhension et d'indulgence devra reculer devant la nécessité de prendre conscience de l'absolue impossibilité de conserver les actuelles dispositions spirituelles et politiques.

Cette prise de conscience est un préalable à la sortie de la décadence et à l'indispensable régénération.

 


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