Note
Moritz Schlick (1882-1936) était un philosophe et physicien associé au Cercle de Vienne, dont les membres encourageaient une approche de la recherche et de la connaissance appelée positivisme logique.
Ce texte est l’extrait d'un essai (Natur und Kultur) de Moritz Schlick, probablement écrit dans les années 1920 et publié seulement en 1952. Il contient une proposition d'États non territoriaux dans lesquels les gens décident de l'organisation étatique à laquelle ils veulent adhérer sans avoir à émigrer ailleurs.
Fondamentalement, l'idée de la Panarchie ou des communautés volontaires non territoriales.
Source: Moritz Schlick, Natur und Kultur, Part II, Chapitre 3.
Pourquoi l'extension spatiale de son territoire serait-elle importante pour un peuple ? Non pas en soi-même, mais parce que les ressources des pays contrôlés contribuent à augmenter la qualité de la vie, comme ce fut le cas chez les Romains et comme c'est le cas aujourd'hui dans l'Empire Britannique.
Il est clair, cependant, que la domination politique sur un territoire où se trouvent des ressources est certainement une condition suffisante, mais pas nécessaire, pour l'échange de biens entre peuples et territoires ; cependant les mêmes résultats peuvent être atteints par des accords réciproques. Cette voie mène en principe beaucoup plus loin, puisqu'on peut communiquer et s'associer avec des gens de tous les lieux, sans les soumettre. Moins les liens et les gouvernements des États sont "artificiels", plus les échanges et stimuli se développent, surtout dans les formes les plus efficaces, entre individus et petits groupes. Eriger des frontières entre les États nous rend la vie plus difficile aujourd'hui, empêche ce développement, et chaque État doit essayer par lui-même de compenser les dommages causés par ces accords commerciaux artificiels. C'est si grave que même pour un échange spirituel souvent on trace des frontières invisibles, de façon à engendrer une résistance interne de l'Etat contre la réception d'idées "étrangères" ou "étrangères à la race". Ces faits sont réservés à notre époque. A l'époque où Schiller écrivait : "C'est un pauvre idéal d'écrire pour une seule nation", peu de gens probablement soupçonnaient que l'Etat tenterait un jour de restreindre aussi dans l’espace la diffusion de l'esprit. Il faut être reconnaissants aux gouvernements qui concluent entre eux ce qu'on appelle des "accords culturels" et créent des instituts pour cultiver les relations spirituelles entre des peuples voisins. Mais ce n'est pas bon signe pour l'époque que de telles mesures soient nécessaires et que les courants d'idées ne jaillissent pas librement et spontanément au-delà des frontières politiques.
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Si la cohabitation dans un même territoire devient le principe de l'unité, il est probable que de là surgissent tous les maux de l'antagonisme dont souffre le monde fragmenté en états. Car ce sont en fin de compte les questions territoriales qui suscitent la discorde. Les ressources minérales, les matières premières, la fertilité de la terre, les avantages de la situation géographique : tous ces éléments déterminent les relations entre les peuples en tant que forces motrices responsables d'engendrer la guerre et la paix.
Quels principes d'unité existent outre ceux de l'espace ? Les plus efficaces dans l'histoire semblent avoir été les suivants : ascendance, occupation, convictions communes, surtout concernant les aspects politiques et religieux.
La descendance est le principe de l'État racial, l'activité pratique commune est le principe de l'État corporatif, les convictions politiques sont le principe d'un État dominé par les partis, la foi religieuse commune mène aux grandes organisations appelées églises.
La séparation de l'humanité en ethnies accompagne généralement, à part quelques exceptions connues, la ségrégation spatiale. Cela s'applique dans une moindre mesure à la séparation selon les croyances. Mais les différents domaines et partis vivent toujours dans un désarroi total ; les guildes et les partis ne cherchent généralement pas à séparer localement leurs membres les uns des autres. Ces deux derniers principes de séparation et d'unité purement internes peuvent donc être étudiés dans leurs effets.
On ne peut pas simplement se demander quelles personnes devraient s'unir - la question n'a du sens que si le but de l’union est énoncé. Il se peut - et c'est vraiment le cas - que différents groupes soient nécessaires à des fins différentes, de sorte que les limites des groupes doivent s'harmoniser. Deux personnes peuvent s'intégrer parfaitement au sein d'une association pour la protection des animaux, alors qu'elles ne s'entendraient pas au sein d'une association politique.
Notre question, cependant, était de savoir quelles personnes devraient s'unir pour former des États. Mais qu'est-ce que cela signifie réellement ? Quel est le but ici ? Évidemment, cela dépend du but de l'État même. Le but que nous lui avons attribué était celui de la paix et de la sécurité. Selon quel principe le regroupement doit-il avoir lieu pour que cet objectif se réalise ? S'il s'avérait que des objectifs différents exigent d'autres groupements qui contredisent ceux de l'État, il s'ensuivrait alors que l'État ne peut pas s'approprier ces autres objectifs ; il doit les laisser à d'autres organisations sinon il entrerait en conflit à cause de l'impossibilité de poursuivre ses fins avec ses moyens non compatibles avec sa plus haute aspiration : la paix. Les moyens et les fins de l'État, contrairement à tous les autres moyens et fins, peuvent être qualifiés de politiques. Je défends par conséquence l'idée que, en toutes circonstances, le but suprême de la politique est la paix.
Quels sont les principes qui doivent déterminer l'union politique des hommes pour que le but de l'État, la paix sur terre, puisse être atteint ? Je n'ai aucune raison de jouer à cache-cache avec le lecteur ou de le rendre réceptif aux vérités que je voudrais dévoiler seulement après une préparation minutieuse. C'est pourquoi j'explique d'ores et déjà sans détour qu'aucun des principes d'association énumérés ne me semble apte à servir de base à l'état naturel. L’ethnie, la religion, la conviction politique, l'intérêt et l'occupation - ils ne sont pas tous importants - ne peuvent pas tous être les fondements d'une grande paix. La seule base fiable est le caractère des êtres humains, leurs qualités éthiques (pas leurs "convictions").
Les gens de caractère, les bons et les pacifiques, s'unissent "par nature" ; ils forment l'invisible Civitas dei, la communauté qui est supra-nationale, supra-dénominationnelle et non partisane. Les liens formés entre les personnes et par sympathie ont plus de pouvoir que ceux de la coutume, de l'éducation, de la religion, du soi-disant sang et de tous les autres. Ne serais-je pas mille fois plus disposé à faire affaire avec un Chinois que j'ai reconnu comme fiable et aimable qu'avec un Européen peu sincère et égoïste ? À quoi cela sert-il que l'homme blanc, soit dit en passant, ait les mêmes habitudes de vie que moi, ait fait les mêmes études, appartienne à la même confession religieuse ? Et à quoi bon que l'homme jaune vive et pense différemment de moi, qu'il s'habille et mange différemment ? Le mur de séparation entre lui et moi n'est-il pas beaucoup plus mince de toute façon, et nous comprenons-nous mieux qu'avec n'importe qui d'autre qui, de l'extérieur, a tant de choses en commun avec moi ?
Comme toute lutte est immorale, sauf lorsqu'elle est dirigée contre l'immoralité, il ne faut jamais combattre un parti politique en tant que tel, mais seulement l'immoralité de celui-ci. Dès que cela se produit, cependant, le différend entre les partis ne reste plus un différend entre les partis, mais il devient un différend entre des groupes qui ne coïncident plus avec les partis, mais qui sont définis très différemment selon leurs objectifs politiques. En d'autres termes, l'attitude morale signifierait la dissolution des partis eux-mêmes. Ou bien cela conduirait à la formation de nouveaux partis dont les points de vue moraux diffèrent aujourd'hui. Ce sont là des véritables contraires, qui doivent être équilibrés à un niveau plus élevé.
Notre concept de l'État est : l'union pour la protection de toutes les nécessités communes de la vie. Avec cette définition, la question de savoir si les frontières de l'État - c'est-à-dire le groupe des citoyens qui en font partie - sont déterminées par la cohabitation locale, c'est-à-dire s'il y a des frontières dans l'espace, ou si la séparation se fait par un autre principe, reste entièrement ouverte. Ainsi, non seulement les pays ou groupes de pays méritent le nom d'État, mais ce dernier pourrait aussi être donné à des organisations complètement différentes, à condition qu'elles ne servent qu'à des fins de protection générale. Cette dernière ne s'applique évidemment pas à l'Église, par exemple, et nous ne devons donc pas parler d'elle comme d'un État, bien qu'il puisse naturellement arriver qu'elle devienne un État en absorbant le but et en fusionnant les principes d’un État avec les siens.
La possibilité la plus proche d'atteindre la formation d'États par un principe non spatial semble être l'union des convictions politiques. A première vue, cela semble être un processus très naturel, car c'est le politique qui amène à former des États. Comme je l'ai dit, il existe des principes à ce sujet dans l’État-Parti mais ce ne sont que des principes, puisque les Partis ne sont normalement pas des États dans l'État. Pour cette raison ils n'ont pas les moyens de pouvoirs typiques qui sont nécessaires à la protection intérieure et extérieure ; ceux-ci sont réservés au pays et à son gouvernement. S'ils savent néanmoins comment obtenir les moyens du pouvoir, que ce soit par des armements secrets ou en impliquant une partie de l'armée ou de la police, la tension éclatera bientôt dans une révolution et une guerre civile. Aussi terribles que puissent être de tels événements, il convient de noter qu'ils sont incomparablement moins générateurs de pertes et moins sanglants que les guerres entre États géographiquement séparés, c'est-à-dire entre pays ennemis. Ceci suggère que les tendances opposées, si elles existent déjà, ne devraient pas être séparées les unes des autres dans l'espace, mais que les adversaires devraient être mélangés entre eux. L'inévitable compensation prend enfin la forme de petites catastrophes. Si les opposants et les partisans de l'esclavage aux États-Unis n'avaient pas été géographiquement séparés dans les États du Nord et du Sud, la guerre civile n'aurait pas pu prendre une telle ampleur.
Imaginons que la séparation selon les convictions politiques prenne la place de la division en États géographiques. Il n'y aurait alors pas de pays au sens commun du terme, mais des organisations politiques dont les membres auraient dispersé leurs résidences sur tous les continents et dans toutes les régions. Il pourrait y avoir des républiques et des monarchies invisibles ; les présidents et les princes ne gouverneraient pas des territoires, mais seulement des personnes qui appartiendraient spontanément à leur État. Et puisque les convictions de l'individu peuvent changer, c'est d'abord une question de principe que la transition d'une organisation à une autre puisse avoir lieu à tout moment.
Une telle situation cependant n’aurait de stabilité interne que si on disposait également de règles spéciales pour les relations mutuelles entre les membres des différentes organisations (je ne dis pas intentionnellement : entre les organisations elles-mêmes. Il serait donc nécessaire de s'entendre au moins un petit peu sur le droit supranational ou entre États et, si on le veut, on pourrait dire qu'on arriverait à la constitution d'un seul État mondial. Mais les frontières entre un État global et de nombreux petits États liés par des règles sont toujours floues ; le nom qu'on donne à la question importe peu. L’"État mondial" serait très dilué dans les circonstances imaginées, constitué par des règles relativement simples qui pourraient probablement se limiter à l'arbitrage. Par exemple on pourrait déterminer que les querelles entre deux membres de partis différents devraient être réglés par un tribunal composé de membres d'autres partis qui seraient responsables, même en cas d'urgence, de l'application des décisions au moyen de leur pouvoir policier commun.
Il ne serait pas difficile d'élaborer de tels statuts mondiaux (ou plutôt de les appliquer, parce qu'ils sont toujours faciles à rédiger) ; car quand on voit le peu de dispositions de droit international avec lesquelles les Etats coexistent encore aujourd'hui de manière tolérable en temps normal, on réalise que ces règles les plus générales ont tendance à fonctionner quasiment par elles-mêmes, car l'intérêt général dans leur existence est grand. Seuls des groupes ou des individus de plus en plus petits peuvent être temporairement obstructifs et paraître mauvais, mais ceux-ci auront assez rapidement contre eux la volonté de la majorité puissante, et devront s’y soumettre.
Mais la condition préalable essentielle reste que les membres des groupes vivent mélangés, car dès qu'une séparation spatiale se produit, de nouveaux intérêts et de nouvelles complications surgissent. L'efficacité de nos lois pénales repose aussi sur le fait que les criminels sont des personnes qui vivent individuellement ou en petits groupes dans la société humaine. S'ils se réunissaient par dizaines de milliers pour former leur propre ville, par exemple, nous ne pourrions plus nous contenter des lois et mesures habituelles. La ségrégation spatiale réduit ou élimine généralement la nécessité d'une considération réciproque. Les intérêts sont isolés et chaque groupe peut poursuivre ses propres intérêts sans être dérangé - ou du moins il croit ceci - alors qu'en réalité, tôt ou tard, un contact avec les autres se produit, chose qui amène à développer rapidement une opposition hostile.
Les conflits entre Etats qui tourmentent l'humanité actuelle naissent parce qu'ils ne sont que des Etats-pays, séparés par des frontières physiques. Il arrive donc que chaque Etat croit pouvoir dire : “C'est une affaire intérieure dans laquelle personne d'autre n'a rien à nous dire ». Si les divisions spatiales étaient remplacées par des divisions purement internes et spirituelles, il n'y aurait plus d'affaires "internes" - ou, ce qui revient au même, toutes les affaires seraient "internes". Les intérêts ne pourraient pas être isolés, les dissidents seraient toujours dans le voisinage ; ce que nous faisons les concernerait toujours au moins partiellement, tous les plans devraient être organisés dès le départ en tenant compte d'eux, et les diversités ne pourraient se transformer en conflits entre des peuples.
Ce qui n'est pas naturel dans nos États, ce sont leurs frontières. Toute frontière spatiale n'est pas naturelle parce qu'il n'y a jamais une raison valable pour que ce qui est mauvais d'un côté, soit bon de l’autre. A l'origine, quand les moyens de transport faisaient encore défaut, les peuples étaient séparés par les mers et les montagnes, ils ne pouvaient pas se réunir et ne pouvaient donc pas s'adapter les uns aux autres. Ils pensaient : “Les frontières ont leur raison d'être, car elles existent même dans la nature, et donc des lignes de démarcation ont été introduites là où il n'y en avait pas du tout. Vous avez appris à surmonter les montagnes et les mers - mais franchir les frontières créées par l'homme - cela semble une tâche trop difficile”.
On se plaint souvent formellement, mais sans effet réel, de l'existence de frontières, surtout économiques. Mais on ne voit probablement pas l'intensité de cette source du mal qui se trouve dans la nature même des États. Ce n'est qu'en reconnaissant ceci que les frontières pourront disparaître.
Il n'est pas vrai que ça suffit simplement d'éradiquer les frontières nationales par des accords, parce qu'elles sont des produits très réels de l'action humaine. Si nous passons de l'Italie à la Suisse, de l'Allemagne à la France, nous constatons qu'un côté de la frontière est vraiment très différent de l'autre. Bien sûr, les frontières ne peuvent disparaître que si ces différences disparaissent, tout comme la ligne de démarcation entre deux couleurs d'une surface n'existe que jusqu'à ce que les deux parties ne deviennent qu’une seule couleur.
Il faut être ignorant et limité pour croire qu'à travers un tel mélange, la diversité colorée de la terre dont je fais l'éloge en ce moment, se transformerait en monotonie. Au contraire, le mélange des individus crée toujours de nouvelles différences individuelles, et ce sont ces différences qui déterminent le progrès de la culture. Un peuple qui ne veut que se multiplier renonce à un facteur important de renouvellement et de dépassement de sa propre monotonie. Grâce aux mélanges, les différences individuelles deviennent plus grandes, mais la distribution spatiale plus équilibrée. Une répartition spatiale équilibrée avec les plus grandes différences individuelles possibles ne signifie pas la monotonie, mais le maximum de couleurs.
La question était la suivante : selon quel principe les gens devraient-ils former des communautés pour être capables de se protéger contre les ennemis extérieurs, du moment que l'individu ne peut se protéger seul, parce qu'on exige la force unie de plusieurs ? Le fait que la géographie spatiale doit y jouer un rôle dérive en tout cas déjà du concept d'ennemi “extérieur" : l’ "union" devra être aussi toujours spatiale. La question est donc : selon quel principe les gens doivent-ils vivre ensemble ? Serait-il bon que tous ceux qui ont leur résidence dans un district géographiquement défini (péninsule, espace entre deux chaînes de montagnes, etc.) forment par hasard un État, ou faut-il s'assurer avant que seuls ceux qui "s'assemblent" en vertu d'autres principes s'installent dans cet espace ? Quand les individus sont-ils faits par nature les uns pour les autres ? S'ils sont formés de manière à se comprendre, à se tolérer et à s'entraider mutuellement. Mais quand est-ce le cas ? Quand tous servent la même idée ? Peut-être, mais si c'est cette idée qui les rend compatibles les uns pour les autres, alors ils sont impliqués dans le cercle tragique du nationalisme insensé. Y a-t-il de vraies idées qui unissent vraiment ? Les religions ? Elles n'ont pas réussi l'épreuve non plus car même si elles ont uni les fidèles mais elles ont aussi attisé les guerres les plus sanglantes contre les incroyants. Le christianisme n'a pas réussi à réaliser la grande espérance que Dante et Campanella avaient placée en lui puisqu'il n'a pas uni l'humanité européenne. Une déclaration de guerre contre toute unification de peuples par les religions est représentée par les tentatives modernes de faire du peuple (le "sang") lui-même l'objet d’un culte religieux et d'augmenter les passions nationales en en faisant une nouvelle religion. Si de telles tentatives avaient du succès, les antagonismes nationaux seraient toujours aussi des antagonismes religieux et l'idée d'une religion supranationale serait ridiculisée autant que celle d'une humanité universelle.
Cette idée de l'humanité - lui a-t-on déjà donné l'occasion de déployer toute sa puissance ? Si c'était le cas, il ne serait pas nécessaire de chercher une autre étoile guide. Car la pensée de l'humanité est à la fois la pensée morale et le seul véritable noyau de toutes les religions. À notre question : "Quelles personnes sont faites les unes pour les autres ?" nous n'avons qu'une réponse : "les bonnes personnes”. La bonne volonté est la seule garantie de compréhension mutuelle et de promotion, et si les homines bonae voluntatis luttent contre tous ceux qui ne maintiennent pas la paix, c'est la seule guerre qui porte sa justification en elle-même, la seule guerre où même le philosophe peut hisser le drapeau, la seule guerre raisonnable et naturelle. Seule la bonne volonté peut être le principe ultime de l'union ; l'État ainsi formé est la véritable Civitas Dei, et tous les États fondés sur d'autres principes sont des Civitates diaboli.
Séparation et isolement empêchent le développement d'une condition de coexistence pacifique, empêchent la naissance d'une morale commune. La morale est toujours le produit de la coexistence. Si les êtres humains vivaient complètement séparés et isolés entre eux, il n'y aurait pas de bien et de mal dans l'agir, mais seulement des choses utiles et nuisibles au sens le plus large, il n'y aurait pas de bonté, pas de justice, pas de considération, personne ne serait touché par l'action des solitaires, car personne ne le saurait. Celui qui veut suivre seul sa propre loi doit se séparer dans l'espace, entouré de frontières. Dans le cas des États, cela s'appelle "autarcie". L'autarcie empêche la moralité inter-étatique. Pour que la morale se développe, chaque individu doit entrer en contact quotidien avec plusieurs autres individus de sa propre espèce. Les rapports d’échanges incessants et les actions réciproques sont les conditions préalables de ces processus qui conduisent à la formation de la conscience, au respect des règles de la coexistence.
Il n'y a qu'un seul fondement de l'état véritable et durable, et c'est la moralité. N'en cherchez pas d'autres ! Si vous ne voulez pas gouverner le monde par la bonté et la justice, vous ne le gouvernerez pas du tout, mais la lutte et la discorde sortiront de vos semences et dévoreront vos œuvres.
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L'État protège-t-il l'individu contre les ennemis extérieurs ? N'arrive-t-il pas assez souvent qu'il en crée de nouveaux lui-même ? Oui, ne devient-il pas lui-même l'ennemi de l'individu, le tyran implacable ? Et parfois, la situation devient si grave que l'homme préfère accepter une insécurité encore plus grande avec des dangers qui viennent de l'extérieur que de subir la tyrannie de l'État qui le persécute constamment avec ses menaces et le prive ainsi de sa liberté bien plus qu'un ennemi extérieur ne pourrait le faire. La limitation de la liberté est toujours présente là où ce qui est permis "devant Dieu" est interdit. (Beaucoup de choses morales peuvent encore mieux s'exprimer en langage théologique).
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Il est parfaitement vrai que les intérêts de l'individu, de la nation et de l'humanité tout entière coïncident finalement. Mais tout comme l'individu est heureux au plus haut degré lorsqu'il se dévoue au service des autres et ne poursuit pas directement ses propres objectifs, ainsi l'humanité également est mieux servie non pas lorsque nous servons la nation seule, mais au contraire lorsque nous nous concentrons sur les objectifs de l’humanité entière.
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La suppression de la liberté de conscience doit devenir dangereuse pour tout pouvoir. Le risque c'est qu'il se rende ridicule - et plus il paraîtra ridicule, moins il aura l'air terrible. Le politicien qui veut imposer une certaine idéologie aux citoyens (car c'est là que le contrôle des expressions d'opinion dégénère facilement) est bien une figure comique. Qui est donc celui qui présume qu’il peut décider quelle philosophie entre toutes est l'unique vraie ? Car aucun dirigeant ne devrait pouvoir se permettre le cynisme de déclarer à ses sujets : “Je ne sais pas si la vision du monde que je vous demande est vraie, mais je l'impose !”
L'expérience montre qu'un État peut continuer à exister pendant un certain temps si aucun citoyen n'a le droit d'exprimer une opinion différente de celle du gouvernement - mais c'est un colosse aux pieds d'argile. Un État qui renonce consciemment à l'intelligence de ses citoyens renonce à une vitamine vitale.
Quand on prend soin de représenter les décisions morales de l'individu sous la belle image que sa "conscience" s'oppose à son égoïsme et le surmonte, de même les groupes d'individus - partis et états - ont besoin d'une conscience pour développer une morale commune. Les représentants des groupes et des peuples qui se réunissent dans les parlements nationaux et internationaux doivent être la conscience de leurs mandataires et non de leur égoïsme. Jusqu'à présent, ils ont presque toujours représenté ce dernier, en particulier dans les négociations internationales. Ils ont le mandat de défendre les "intérêts" de leurs électeurs ou de leur État, mais on devrait leur donner le mandat de veiller aux intérêts de l'humanité, que leur propre peuple doive ou non faire un sacrifice. Mais un diplomate ou un représentant du peuple est considéré comme un idéaliste incapable s'il lui vient à l'esprit de parler et de voter pour un intérêt supérieur à celui de son propre peuple. Mais il ne ferait pas de mal à ce peuple en fin de compte car il ne pourrait que bénéficier de l'harmonie exigée par les principes supérieurs.
Il est difficile bien sûr de considérer le bien de l'ensemble et de celui-ci uniquement, quand on a été éduqué dans un certain cercle ou un certain pays et qu'on est confronté chaque fois avec l'exigence de ne pas contredire ses vues et de servir son bien.
Il devrait exister une école de diplomatie internationale qui ne soit pas dirigée par un seul Etat et dans laquelle les étudiants devraient étudier les opinions et les désirs de tous les peuples d'une manière objective. Chaque Etat devrait y envoyer des jeunes talentueux, là ils seraient privés pendant des années de toute influence unilatérale, par exemple en vivant sur une belle île lointaine ; seuls les diplômés de cette école seraient ensuite nommés représentants diplomatiques de leur Etat et leurs qualifications seraient expressément reconnues par le Forum international de l'Ecole. Bien sûr, non seulement les connaissances seraient importantes, mais aussi le caractère, l'amour humain et l'incorruptibilité du jugement. Je plaide même pour que non seulement les diplomates qui représentent un peuple à l'extérieur fréquentent cette école, mais aussi les dirigeants qui sont à la tête de leur propre peuple. Car je crois que seul celui qui a appris à connaître les besoins de tous les peuples et qui a appris à les comprendre peut bien diriger et protéger un peuple.
Une telle compréhension du cœur ne peut, en général, être obtenue à partir de l'histoire, comme il est d'usage dans les écoles et les universités. Les historiens sont terriblement dominés par les préjugés. Celui qui a l'habitude de respirer l'atmosphère pure des mathématiques et des sciences doit être ébranlé par cette impression lorsqu'il examine les travaux de la plupart des historiens qui parlent des questions de leur propre temps ou de leur propre peuple. Les grandes figures comme Ranke et Gibbon sont rares. Plusieurs sont presque plus des politiciens que des historiens. Regardez par exemple une personne comme Treitschke !
C'est pourquoi il devrait y avoir aussi des universités internationales où l'histoire, la littérature et surtout le droit sont enseignés en toute objectivité. La médecine, les sciences naturelles et les mathématiques sont, Dieu merci, par leur nature même, si objectives qu'aucune mesure n'est nécessaire pour les protéger.