Note
Ceci est la partie terminale d’un conférence (Qu’est-ce qu’une nation?)
tenue par Ernest Renan à la Sorbonne le 11 Mars 1882. Dans cette conférence
Renan a présenté son idée originale de ce que constitue une nation :
une héritage commune et une volonté par l’individu de partager cet héritage.
L’appartenance à une nation pour l’être humain ne dépende « ni de sa
race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de
la direction des chaînes de montagnes. » C’est le résultat d’une choix
volontaire. C’est pour cela que pour Renan « l'existence d'une nation
est un plébiscite de tous les jours. »
Et dans cela on trouve toute
l’originalité de la pensée de Renan à ce sujet.
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis.
L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est
l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements.
Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime; les ancêtres nous ont
faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire
(j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied
une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté
commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en
faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime
en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts.
On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet.
Le chant spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes; nous serons ce que vous
êtes» est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.
Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : «avoir souffert ensemble» ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des
sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle
suppose un passé; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible
: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune.
L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite
de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle
de vie.
Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal
que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets,
une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : «Tu m'appartiens,
je te prends». Une province, pour nous, ce sont ses habitants; si quelqu'un
en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a
jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui.
Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui
auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques.
Que reste-t-il, après cela? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La
sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont
la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés
souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe
ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables
que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines
changent; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas?
Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles
finiront.
La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est
pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des
nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la
liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'oeuvre commune de la civilisation; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire, qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur, qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert! que d'épreuves t'attendent encore! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée!
Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue,
ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes
de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de
coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette
conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication
de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit
d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations
disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà
qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui
passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs,
prennent en pitié notre terre à terre.
«Consulter les populations, fi donc! quelle naïveté! Voilà bien ces chétives
idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par
des moyens d'une simplicité enfantine».