Note
Une déclaration simple et claire de rejet des clôtures nationales imposées par les États et une invitation à tous à faire partie de la grande communauté humaine.
Source: Revue des revues, n. 2, 13 Janvier 1904.
Votre question - le patriotisme est-il incompatible avec l'amour de l'humanité? - ne peut se traiter sans définitions préalables. Qu'est le «patriotisme », pris dans son sens vraiment populaire, sous-jacent à toute phraséologie? C'est l'amour exclusif de la patrie, sentiment qui se complique d'une haine correspondante contre les patries étrangères. Et qu'est la patrie? Un territoire grand ou petit, nettement délimité par des frontières de diverses origines, obstacles naturels, barrières artificielles et simples lignes de hasard tracées d'abord sur le papier, puis reportées sur le terrain.
En partant de ces définitions qui répondent certainement à l'idée générale des peuples intéressés, telle qu'elle est d'ailleurs triplement sanctionnée par la diplomatie, le régime militaire et le système fiscal, on doit reconnaître que la patrie et son dérivé, le patriotisme, sont une déplorable survivance, le produit d'un égoïsme agressif ne pouvant aboutir qu'à la destruction, à la ruine des oeuvres humaines et à l'extermination des hommes.
Mai le peuple est naïf, et sous ce mot de « patrie », on lui a fait comprendre mille choses douces ou belles qui ne comportent nullement la division de la terre en parcelles ennemies. La suave odeur du sol nourricier, les figures souriantes des vieillards qui nous aimaient, les chers souvenirs de l'étude et de l'effort avec de hardis compagnons, les oeuvres entreprises en commun dans la jeunesse, et surtout le langage qui résonna le premier à nos oreilles et dans lequel nous avons entendu les paroles décisives de notre vie, tout cela est l'héritage naturel de chaque homme, dans quelque partie du monde que soit placé son berceau, tout cela est antérieur à l'idée d'une patrie délimitée, et c'est pur sophisme de vouloir rattacher ces sentiments à l'existence des polygones éphémères que l'on a découpés sur la rondeur de la planète. Au contraire, il y a complète opposition entre ces impressions premières qui nous relient à la Terre et à la société des hommes, et ces lignes de partage qui empêchent la libre formation des groupements humains, et qui essaient de fixer ce qui, par la nature des choses, est insaisissable, la sympathie des hommes les uns pour les autres, leur esprit de bienveillance mutuelle et de solidarité.
Historiquement, la patrie fut toujours mauvaise et funeste. Ce fut toujours un domaine revendiqué en propriété exclusive, soit par un maître unique, soit par une bande de maîtres hiérarchisés, soit, comme de nos jours, par un syndicat de classes dirigeantes. Toujours, aussi loin que nous regardions dans le passé, toujours les citoyens paisibles parqués dans l'enceinte aux contours changeants furent dressés à travailler, à payer et à se battre; toujours ils furent opprimés par des parasites, rois, seigneurs, guerriers, magistrats, diplomates, milliardaires.
Et ce sont ces parasites, en lutte avec d'autres bandes de jouisseurs, qui ont marqué ces barrières de séparations entre des voisins que des intérêts communs avaient rendus frères. Et c'est pour défendre ou reporter plus loin ces absurdes limites que les guerres ont succédé aux guerres: il a fallu que chaque borne se plantât sur des cadavres comme autrefois chaque porte de cité.
De nos jours, les frontières des diverses patries sont aussi funestes que jamais, bien qu'elles soient plus souvent franchies, parce qu'on les garde plus méthodiquement, plus scientifiquement que dans les temps passés, par des fortifications, des postes de douane, des vedettes mobiles. Si le commerce réussit à les percer quand même sur divers points de nécessité vitale, ce n'est qu'après de longues explications entre les États et la construction de grands ouvrages militaires. La zone de séparation est tabouée dans toute sa longueur, et par d'incessantes chicanes, compliquées de meurtres, on se plaît à susciter les haines des deux côtés de la ligne fictive, tracée le long de quelque ravin, à travers la brousse ou les pâturages. Fait que l'on peut qualifier de scandaleux dans ce siècle des motocycles de toute espèce, il n'y a pas un seul chemin de fer à travers les Pyrénées proprement dites, pas même une seule route carrossable à travers la chaîne maîtresse. Malgré la géographie, on ne veut pas que la France et l'Espagne soient contiguës: on ne veut pas que, cessant d' être des patries divisées, elles deviennent le pays d'une même famille unie.
Le vaste monde nous appartient, et nous appartenons au monde. A bas toutes ces bornes, symboles d'accaparement et de haine! Nous avons hâte de pouvoir enfin embrasser tous les hommes et nous dire leurs frères!