Note
Source: Tiré du Bulletin mars et avril 2023 de la Coopérative Espace Noir à St-Imier (Jura Suisse).
En février 1846, Marx et Engels prennent l’initiative de lancer un réseau de comités de correspondance communistes. Marx enverra une lettre à Proudhon : « Soyez mon correspondant et éliminez Grün [*] qui n’est qu’un charlatan et un parasite ». La réponse de Proudhon, accepte avec tant de réserves la proposition de Marx qu’elle se transforme en un refus poli : « Ne nous faisons pas les apôtres d’une nouvelle religion. » « … en un mot, je fais profession avec le public, d’un anti-dogmatisme économique presque absolu ». « Après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour, à endoctriner le peuple » [**].
Ce sage conseil de Proudhon aurait sans doute évité bien des perversions des régimes qui se sont inspiré du marxisme. Marx était un grand penseur dont bien des analyses étaient pertinentes. Malheureusement, son dogmatisme qu’il transmit à bon nombre de ses partisans dénaturèrent les buts émancipateurs d’un « communisme » trop autoritaire qui occulta les autres mouvements révolutionnaires. Les dérives qui s’en induisent dans bien des pays ont discrédité longtemps les mouvements sociaux, jusqu’à ce que la prise de conscience des effets négatifs du dogmatisme du capitalisme, cette fois, ne fassent ressurgir d’autres propositions sociales et environnementales.
Pourtant rien n’est gagné et certaines attitudes d’actrices et d’acteurs des mouvements contestataires me font craindre que le conseil de Proudhon ne soit toujours pas intégré dans tous les esprits. Il n’y a certes pas péril en la demeure, car, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, il ne s’agit encore que d’une minorité. Comme l’était le marxisme à l’époque d’ailleurs.
Prenez l’idéologie la plus humaniste, la plus libératrice qui soit, insufflez-lui la croyance quasi religieuse qu’elle seule détient la vérité et vous en ferez, si elle s’impose, un régime totalitaire. Il n’y aura pas de justice sociale ni de changement positif de notre société sans un débat pluraliste et la multiplication des expériences.
L’absolu mène à l’absolutisme. Cette quête pourtant si souvent encensée, est la porte d’entrée du fanatisme et de l’irrationnel qui excluent la critique et la nuance qui sont les instruments indispensables pour une bonne compréhension de la réalité et combat les préjugés, les stéréotypes et les généralisations simplistes.
Le dogmatisme, l’intolérance et le puritanisme ont envahi les débats publiques dans tous les milieux, mais il est encore plus regrettable que des personnes se réclamant de l’inclusivité, de la justice sociale et du respect du vivant soient également contaminé par ces fléaux à l’origine de l’autoritarisme, de la domination, des guerres et des dictatures. Paradoxalement, jamais on a autant souligné l’origine systémique des problèmes sociétaux, tout en culpabilisant les individus, en les désignant à la vindicte populaire en tuant la discussion par l’insulte, les jugements à l’emporte-pièce, l’exclusion et le boycott. Toutes ces confréries pour la pureté de la foi, mettent à l’index et excommunient des personnes qui tirent sur la même corde qu’elles, mais qui ont l’outrecuidance de n’être pas toujours d’accord avec les docteurs de la vertu. D’ailleurs, n’essayez pas de vous conformer à leurs exigences car comme iels ne sont pas d’accord entre elleux... de toute manière vous ferai faut ! Certaines militantes et militants en viennent à ne plus oser s’exprimer en publique de peur de commettre quelques blasphèmes.
Certes la sanction peut être rude : l’annulation (canceler), le boycott et comme pour l’excommunication au moyen âge, le boycott de ceux qui ne les boycottent pas. Ces attitudes nous divisent et éloignent les classes populaires. Rejetons le dogmatisme et l’esprit de chapelle. Personne ne détient La Vérité. Comme dans la nature, la multiplicité des réponses est un facteur indispensable à la survie et au développement. Une stratégie efficace à une certaine époque dans un environnement donné peut s’avérer inutile ou produire des effets pervers, ailleurs et à un autre moment. Seul les débats constructifs, sans tabous ni sectarisme, peuvent nous permettre de créer les conditions nécessaires à l’émancipation de toutes et de tous.
Dominés de tous les pays et de toutes conditions unissons-nous !
[*] Grün : jeune philosophe allemand, disciple de Feuerbach avec lequel Proudhon s’est lié d’amitié, malgré nombre de divergences idéologiques
[**] Pierre-Joseph Proudhon, Textes et débats, Pierre Ansart, Le Livre de Poche, 1984