Piotr Kropotkin

Sur les monopoles

(1913)

 


 

Note

Une analyse historique de la formation et croissance des monopoles qui montre le lien étroit entre le Capital et l'Etat. Et pour aller au delà de l'Etat il faut surmonter le capitalisme comme système basé sur le privilège et l'exploitation.

Source: La Science Moderne et l'Anarchie, Partie IV: L'état moderne, Édition élargie 1913.

 


 

Les monopoles à partir du siècle XVI

Continuons d'examiner comment l'Etat moderne, celui qui s’établit en Europe après le seizième siècle, et plus tard dans les jeunes républiques des deux Amériques, travailla à asservir l’individu. Après avoir accepté l'affranchissement personnel de quelques couches de la société qui avaient brisé dans les villes libres le joug du servage, il s'appliqua, nous l'avons vu, à maintenir aussi longtemps que possible le servage pour les paysans, et à rétablir la servitude économique pour tous sous une nouvelle forme, en amenant ses sujets sous le joug de ses fonctionnaires et de toute une nouvelle classe de privilégiés: la bureaucratie, l'Eglise, les propriétaires fonciers, les marchands et les capitalistes. Et nous venons de voir comment l'Etat mania dans ce but l’impôt.

Maintenant nous allons jeter un coup d'oeil sur une autre arme dont l’Etat sut si bien se servir, - la création de privilèges et de monopoles au profit de quelques-uns de ses sujets, au détriment des autres. Ici, nous voyons l'Etat dans sa vraie fonction, accomplissant sa vraie mission. Il appliqua dès ses débuts: c'est cela même qui lui permit de se constituer et de grouper sous son égide le seigneur, le soldat, le prêtre et le juge. Le souverain fut reconnu à ce prix. A cette mission il reste fidèle jusqu'à nos jours; et s'il y manquait, s'il cessait d'être une assurance mutuelle entre les privilégiés, ce serait la mort de l’institution - de la croissance historique qui a revêtu une forme déterminée dans ce but et que nous appelons Etat.

Il est frappant, en effet, de constater, jusqu'à quel point la constitution de monopoles à l'avantage de ceux qui possédaient déjà celui de la naissance, ou bien celui de la puissance théocratique ou militaire, fut l’essence même de l'organisation qui commença à se développer en Europe au seizième siècle, pour remplacer celle des cités libres du Moyen Age.

Nous pouvons prendre n'importe quelle nation : la France, l’Angleterre, les Etats allemands, italiens ou slaves, - partout nous retrouvons chez l'Etat naissant ce même caractère. C'est pourquoi il nous suffira de jeter un coup d'oeil sur le développement des monopoles dans une seule nation - l'Angleterre, par exemple, où ce développement est le mieux étudié - pour comprendre et saisir ce rôle essentiel de l'Etat dans toutes les nations modernes. Aucune n'y offre la moindre exception.

On voit très bien, en effet, comment la constitution de l'Etat naissant en Angleterre, depuis la fin du seizième siècle, et la constitution de monopoles en faveur des privilégiés marchaient la main dans la main.

Déjà avant le règne d'Elisabeth, lorsque l'Etat anglais était encore à ses débuts, les rois Tudors créaient tout le temps des monopoles pour leur favoris.

Sous Elisabeth, lorsque le commerce maritime commença à se développer, et toute une série de nouvelles industries furent introduites en Angleterre, cette tendance devint encore plus marquée. Chaque nouvelle industrie fut érigée en monopole, soit en faveur d'étrangers qui payaient la reine, soit en faveur de gens de la Cour que l'on tenait à récompenser.

L'exploitation des dépôts d'alun du Yorkshire, du sel, des mines d'étain et des houillères de Newcastle, l'industrie du verre, la fabrication perfectionnée du savon, des épingles et ainsi de suite - tout fut érigé en monopoles qui empêchaient le développement des industries et tendaient à tuer les petits industriels. Pour protéger des gens de la Cour, auxquels on avait conféré le monopole des savons, on alla, par exemple, jusqu'à défendre aux particuliers de faire leur savon à la maison pour leur lessive.

Sous James Ier, la création de concessions et la distribution de patentes allèrent toujours en augmentant jusqu'à 1624, lorsqu’enfin aux approches de la Révolution, une loi contre les monopoles fut faite. Mais cette loi fut une loi à double face: elle condamnait les monopoles, et en même temps, non seulement elle maintenait ceux qui existaient, elle en sanctionnait de nouveaux, et de très importants. D’ailleurs, sitôt faite, elle fut violée. On profita d'un de ses paragraphes qui favorisait les vieilles corporations des villes, pour établir des monopoles dans telle ville d'abord, et plus tard - pour les étendre à des régions entières. De 1630 à 1650, le gouvernement profita aussi des “patentes” pour établir de nouveaux monopoles.

Il fallut la révolution de 1688 pour mettre un frein à cette orgie de monopoles. Et ce ne fut qu'en 1689, lorsqu'un nouveau Parlement (qui représentait une alliance entre la bourgeoisie marchande et industrielle et l'aristocratie foncière contre l'absolutisme royal et la camarilla) commença à fonctionner, que ces mesures furent prises contre la création des monopoles par la royauté. Les historiens économistes disent même que pendant presque tout un siècle après 1689 le parlement anglais fut jaloux de ne pas permettre la création de monopole industriels qui eussent pu favoriser certains industriels au détriment des autres.

Il faut reconnaître en effet que la Révolution et l'arrivée de 1a bourgeoisie au pouvoir eurent cette conséquence, et que de cette façon des grandes industries, comme celles du coton, de la laine, du fer, du charbon, etc., purent se développer sans être entravée par les monopolistes. Elles purent même se développer de façon à devenir des industries nationales, auxquelles une masse de petits entrepreneurs put prendre part. Ce qui permit à des milliers d'ouvriers d'apporter dans les petits ateliers les mille améliorations, sans lesquelles ces industries n’auraient jamais pu se perfectionner.

Mais la bureaucratie étatiste se constituait et s'affermissait entretemps. La centralisation gouvernementale qui est l'essence de tout Etat faisait son chemin, - et bientôt la constitution des nouveaux monopoles dans de nouvelles sphères recommença, cette fois sur une échelle autrement grande que du temps des Tudors. Alors, ce n'était que l'enfance de l'art. Maintenant l'Etat arrivait à maturité.

Si le Parlement fut empêché jusqu'à un certain point, par les représentants de la bourgeoisie locale, d'intervenir en Angleterre même dans les industries naissantes et de favoriser les unes au détriment des autres, il porta son activité monopoliste sur les colonies. Ici, il opéra en grand. La Compagnie des Indes, la Hudson-Bay Compagnie au Canada, devinrent de richissimes royaumes, donnés à des groupes de particuliers. Plus tard, les concessions des terres en Amérique, des terrains aurifères en Australie, les privilèges pour la navigation, et la mainmise sur les nouvelles branches d'exploitation devinrent aux mains de l'Etat des moyens pour octroyer à ses protégés des revenus fabuleux. Des fortunes colossales furent amassées de cette façon.

Fidèle à sa double composition, de bourgeois dans la Chambre des Communes et d'aristocratie foncière dans la Chambre des Lords, le Parlement anglais s'appliqua d'abord pendant tout le XVIIIe siècle, à prolétariser les paysans et à livrer les cultivateurs du sol, pieds et mains liés, aux grands propriétaires fonciers. Au moyen d'actes de “bornage” (Inclosure Acts), par lesquels le Parlement déclarait propriété personnelle du seigneur les terres communales, dès que le seigneur les avait entourées d'un enclos quelconque, près de 3.000.000 d’hectares de terres communales passèrent des mains des communes dans celles des seigneurs, entre 1709 et 1869. En général, le résultat de la législation monopoliste du Parlement anglais est qu'un tiers de tout le terrain cultivable de l'Angleterre appartient aujourd'hui à 523 familles.

Le bornage était un acte de brigandage ouvert; mais au XVIIIe siècle l'Etat, rénové par la Révolution, se sentait déjà assez fort pour braver les mécontentements et éventuellement les insurrections des paysans. N'avait-il pas pour cela l'appui de la bourgeoisie? Car, si le Parlement dotait ainsi les lords de propriétés foncières. il favorisait aussi les industriels bourgeois. En chassant les paysans des villages dans les villes, il livrait aux industriels les “bras” de paysans affamés. En outre, en vertu de l'interprétation donnée par le Parlement à la loi des pauvres, les agents des fabricants de coton parcouraient les workhouses, c'est-à-dire, les prisons où l'on enfermait les prolétaires sans travail, avec leurs familles; et de ces prisons ils emmenaient des fourgons remplis d'enfants qui, sous le nom d’apprentis des workhouses, devaient travailler des quatorze et des seize heures par jour dans les fabriques de cotonnades. Telle ville du Lancashire porte jusqu'à nos jours, dans sa population le cachet de son origine. Le sang appauvri de ces enfants affamés, apportés des workhouses du midi pour enrichir les bourgeois du centre, et que l'on faisait travailler sous le fouet des surveillants, très souvent dès l'âge de sept ans, se voit encore dans la population rabougrie et anémique de ces bourgades.

Cela dura jusqu'au XIXe siècle.

Enfin, toujours pour aider les industries naissantes, le Parlement écrasait, par sa législation, les industries nationales dans les colonies. Ainsi fut tuée l'industrie des tissus, qui avait atteint un si haut degré de perfection artistique dans les Indes. On livrait ainsi ce richissime marché à la camelote anglaise. Le tissage de la toile en Irlande fut tué de la même façon en faveur des cotonnades de Manchester.

On voit ainsi que si le Parlement bourgeois, anxieux d’enrichir ses clients par le développement de grandes industries nationales, s’opposa pendant le XVIIIe siècle à ce que des industriels isolés ou des branches séparées de l'industrie anglaise fussent favorisées aux dépense des autres, - il se rattrapait sur la prolétarisation de la grande masse de la population agricole et sur les colonies, qu'il livrait à l’exploitation la plus ignoble des puissants monopolistes. En même temps, lorsque qu’il le pouvait, il maintenait et favorisait en Angleterre même les monopoles miniers, établis au siècle précédent, comme celui des maîtres charbonniers de Newcastle, qui dura jusqu'en 1844, ou bien celui des mines de cuivre qui dura jusqu'en 1820.

 

Les Monopoles au XIXe siècle

Dès la première moitié du XIXe siècle, de nouveaux monopoles, devant lesquels les anciens n'étaient que des jouets d'enfants, commencèrent à surgir sous la protection de la Loi.

D’abord l'attention des brasseurs d'affaires se porta sur les chemins de fer et sur les grandes lignes de navigation océanique, subventionnées, par l'Etat. Des fortunes colossales furent faites en peu de décades en Angleterre et en France, avec l'aide des « concessions » reçues par des particuliers et des compagnies pour la construction des lignes ferrées, généralement avec la garantie d'un certain revenu.

A cela vinrent s'ajouter les grandes sociétés métallurgiques et minière pour fournir aux chemins de fer les rails, les ponts de fer ou d’acier, le matériel roulant, et le combustible, - toutes parvenant à faire des bénéfices fabuleux et des spéculations immenses sur les terres acquises. Les grandes sociétés pour la construction des navires en fer et surtout pour la préparation du fer, de l'acier, du cuivre pour le matériel de guerre, ainsi que de ce matériel même - cuirassés, canons, fusils, sabres, etc.; les grandes entreprises des canaux (Suez, Panama, etc.) et enfin ce qu'on appela « le développement » des pays retardataires en industrie suivirent de près. Les millionnaires se fabriquaient alors à la vapeur, par des travailleurs à demi affamés que l'on fusillait sans pitié, ou que l'on transportait aux travaux forcés, dès qu'ils faisaient le moindre tentative de révolte.

La construction d'un vaste réseau de chemins de fer en Russie, (commencée dans les années soixante), dans les péninsules de l’Europe, aux Etats-Unis, au Mexique, dans les républiques de l'Amérique du Sud - tout cela furent des sources de richesses inouïes, accumulées par un vrai brigandage sous la protection de l'Etat. Quelle misère c’était autrefois, lorsqu'un baron féodal pillait quelque caravane marchande passant près de son château! Ici, c'étaient des centaines de millions de troupeaux humains qui étaient mis en taille par les brasseurs d'affaires avec la connivence ouverte des Etats, des gouvernements - autocrates, parlementaires ou républicains.

Mais ce n'est pas tout. Bientôt s'y joignaient encore la construction de navires pour la marine marchande, subventionnée par les divers Etats, les lignes de navigation subventionnées, les câbles sous-marins et les télégraphes, le percement des isthmes et des tunnels, l'embellissement des villes inauguré sous Napoléon III, et enfin, dominant tout cela comme la Tour de Eiffel domine les maisons voisines - les emprunts des Etats et les banques subventionnées !

Toute cette danse des milliards devint matière à “concession”. Finance, commerce, guerre, armements, éducation - tout fut utilisé pour créer des monopoles, pour fabriquer des milliardaires.

Et, qu'on ne cherche pas à excuser ces monopoles et ces concessions, en disant que de cette façon on arriva, tout de même, à exécuter une masse d'entreprises utiles. Car pour chaque million de capital utilement employé dans ces entreprises, les fondateurs des Compagnies firent figurer trois, quatre, cinq, quelquefois jusqu'à dix millions dont on greva la dette publique. On n'a qu'à se souvenir du Panama, où les millions s'engouffraient pour faire « flotter» les Compagnies, et la dixième partie seulement de l'argent versé par les actionnaires allait pour les travaux réels du percement de l'isthme. Mais ce qui se faisait avec le Panama s'est fait avec toutes les entreprises, sans exception, en Amérique, dans la République des Etats-Unis, comme dans les monarchies européennes. « Presque toutes nos compagnies des chemins de fer et les autres entreprises, disait Henry George dans son Progress and Poverty, sont surchargées de cette façon. Là où l'on avait réellement employé un dollar, on émit des obligations pour deux, trois, quatre, cinq et même jusqu'à dix dollars; et c'est sur ces sommes fictives que l'intérêt et les dividendes sont payés. »

Et si ce n'était que cela! Lorsque ces grandes compagnies sont formées, leur pouvoir sur les agglomérations humaines est tel, qu’on ne peut le comparer qu'à celui des brigands qui autrefois tenaient les routes et prélevaient un tribut sur chaque voyageur, qu'il fût un piéton ou le chef d'une caravane marchande. Et pour chaque milliardaire surgissant avec l'aide de l'Etat ce sont des millions qui pleuvent dans les ministères.

Le pillage des richesses nationales qui s'est fait, et se fait encore avec l'assentiment et avec l'aide de l'Etat, - surtout là où il reste encore des richesses naturelles à accaparer, - est simplement écoeurant. Il faut voir, par exemple, le grand Trans-Canadien, pour se faire une idée de ce pillage autorisé par l'Etat. Tout ce qu'il a de meilleur en fait de terrain de rapport sur les bords des grands lacs de l'Amérique du Nord, ou dans les grandes villes au bord des fleuves, appartient à la compagnie qui reçut le privilège de bâtir cette ligne. Une bande de terrain, de sept kilomètres et demi de largeur, des deux côtés de la ligne sur toute sa longueur, fut donnée aux capitalistes qui entreprirent de bâtir le Trans-Canadien; et lorsque cette ligne, en avançant vers l'occident, traversa des plateaux peu productifs, l'équivalent de cette bande de terrain était alloué un peu partout, où il y avait des terres fertiles qui atteindraient bientôt une haute valeur. Là où l'Etat distribuait encore gratuitement des terres aux nouveaux colons, les terres allouées au Trans-Canadien étaient réparties en lots d'un mille carré, placés comme les carrés noirs d'un échiquier, au milieu des terres que l'Etat donnait aux colons. Ce qui fait qu'aujourd'hui, les carrés appartenant à l’Etat et donnés aux émigrants étant tous habités, les terres données aux capitalistes du Trans-Canadien valent des centaines de millions de dollars. Et quant au capital que la Compagnie fut censée avoir dépensé pour bâtir la ligne, il représente de l'aveu de tous, trois ou quatre fois la somme qui fut dépensée en réalité.

Où que nous portions nos regards, c'est absolument la même chose, si bien qu'il devient difficile de nommer une seule grande fortune due seulement à l'industrie, sans le secours de quelque monopole d'origine gouvernementale. Aux Etats-Unis, comme l'avait déjà fait remarquer Henry George, c'est absolument impossible.

Ainsi l'immense fortune des Rothschild doit entièrement son origine aux emprunts faits chez le banquier fondateur de la famille par les rois pour combattre soit d'autres rois, soit leurs propres sujets.

La fortune non moins colossale des ducs de Westminster est due entièrement à ce que leurs ancêtres obtinrent du bon plaisir des rois les terres sur lesquelles est bâtie maintenant une grande partie de Londres, et cette fortune se maintient uniquement parce que le parlement anglais, contrairement à toute justice, ne veut pas soulever la question de l’appropriation criante des terres de la nation anglaise par les lords.

Quant aux fortunes des grands milliardaires américains - les Astor, les Vanderbilt, les Gould, ceux des trusts du pétrole, de l'acier, des mines, des chemins de fer, voire même des allumettes, etc., - toutes ont leur origine dans des monopoles créés par l'Etat.

En un mot, si quelqu'un faisait un jour le relevé des richesses qui furent accaparées par les financistes et les brasseurs d'affaires, avec l’aide des privilèges et des monopoles constitués par les Etats; si quelqu'un arrivait à évaluer les richesses qui furent ainsi soustraites à la fortune publique par tous les gouvernements, - parlementaires, monarchistes et républicains, - pour les donner à des particuliers, en échange de pots de vins plus ou moins masqués, - les travailleurs en seraient ébahis, révoltés. Ce sont des chiffres inouïs, difficilement concevables pour ceux qui vivent de leurs maigres salaire.

A côté de ces chiffres, - produit du pillage légalisé, ceux dont nous parlent avec onction les traités d'économie politique, sont des bagatelles, des miettes. Lorsque les économistes veulent nous faire croire qu'à l'origine du Capital on trouve les pauvres sous thésaurisés à force de privations par les patrons sur les bénéfices de leur établissements industriels, ou bien ces messieurs sont des ignorants, ou bien ils disent sciemment ce qui n'est pas la vérité. La rapine, l’appropriation, le pillage, avec l'aide de l'Etat, des richesses nationales, en y “intéressant” les puissants, - là est la vraie source des fortunes immenses accumulées chaque année par les seigneurs et les bourgeois.

- Mais vous nous parlez, dira-t- on peut-être, « de l’accaparement de richesses dans des pays vierges, nouvellement conquis à la civilisation industrielle du XIXe siècle. Ce n'est plus le cas, ajoutera-t-on, pour les pays plus âgés, pour ainsi dire, dans leur vie politique, comme l’Angleterre ou la France ».

- Eh bien, dans les pays les plus avancés dans leur vie politique c'est absolument la même chose. Les gouvernants de ces Etats trouvent continuellement de nouvelles occasions de dépouiller les citoyens au profit de leurs protégés. Le « Panama, » qui a servi à enrichir tant de brasseurs d'affaires, n'était-il pas purement français? n’était ce pas une application de l'Enrichissez-vous! attribué à Guizot; et à côté du Panama qui se termina par un scandale, n'y en a-t-il pas eu encore des centaines d'autres qui fleurissent jusqu'à nos jours? Nous n’avons qu’à penser au Maroc, à l'aventure Tripolitaine, à celle du Yalou en Corée, au pillage de la Perse, etc. Ces actes de haute escroquerie se font encore tous les jours, et ils ne prendront fin qu'après la révolution sociale.

Le Capital et l'Etat sont deux croissances parallèles qui seraient impossibles l'une sans l'autre, et qui, pour cette raison, doivent toujours être combattues ensemble, - l'une et l'autre à la fois. Jamais l’Etat serait arrivé à se constituer et à acquérir la puissance qu’il possède aujourd'hui, ni même celle qu'il eut dans la Rome des empereurs, dans l'Egypte des Pharaons, en Assyrie, etc., s'il n'avait favorisé, comme il l'a fait, la croissance du Capital foncier et industriel et l’exploitation - d'abord, des tribus de peuples pasteurs, puis des paysans agriculteurs et plus tard encore des travailleurs de l'industrie. C'est en protégeant par son fouet et son glaive, ceux auxquels il donnait la possibilité de s'accaparer le sol et de se procurer (d'abord par le pillage, et plus tard par le travail forcé des vaincus) un certain outillage, soit pour la culture du sol, soit pour obtenir des produits industriels; c’est en forçant ceux qui ne possédaient rien de travailler pour ceux qui possédaient (le terres, le fer, les esclaves), que se forma peu à peu cette formidable organisation qui a nom Etat. Et si le capitalisme n'eût jamais atteint sa forme actuelle sans le secours suivi, raisonné et continu de l’Etat, l’Etat de son côté n'eût jamais atteint cette formidable force, ce pouvoir d'absorption, cette possibilité de tenir en ses mains toute la vie de chaque citoyen, qu'il a aujourd'hui, s'il n'avait travaillé sciemment, avec patience et système, à constituer le Capital. Sans l'aide du Capital, le pouvoir royal n'aurait même jamais réussi à s'affranchir de l’Eglise, et sans l'aide du capitaliste il n'aurait jamais pu mettre la main sur toute l'existence de l'homme moderne, depuis ses premiers jours d’école jusqu'au tombeau.

Voila pourquoi, lorsqu'on dit que le Capitalisme date du XVe ou du XVIe siècle, cette affirmation peut être considérée comme ayant une certaine utilité, - tant qu'elle sert à affirmer le parallélisme de l’évolution de l'Etat et du Capital. Mais le fait est que l'exploitation du capital existait déjà là où il y avait les premiers germes de possession individuelle du sol, là où le droit de tels particuliers de faire paître du bétail sur tel terrain, et, plus tard la possibilité de cultiver telle terre par du travail forcé, ou loué, s'étaient établis. En ce moment même, nous pouvons voir le Capital accomplissant déjà son oeuvre pernicieuse chez les peuples pasteurs (les Mongols, les Bouriates) qui sortent à peine de la phase de la tribu. Il suffit, en effet, que le commerce sorte de la phase tribale (pendant laquelle rien ne pouvait être vendu par un membre de la tribu à un autre membre), il suffit que le commerce devienne individuel, pour que le capitalisme déjà se produise. Et dès que l'Etat (venant de l'extérieur, ou développé dans telle tribu) met sa main sur la tribu par l'impôt et ses fonctionnaires, comme il le fait pour les tribus mongoles, le prolétariat et le capitalisme sont déjà nés, et ils commencent forcément leur évolution. C'est précisément pour livrer les Kabyles, les Marocains, les Arabes de la Tripolitaine, les fellahs Egyptiens, les Persans, etc., en proie aux capitalistes importés d'Europe et aux exploiteurs indigènes, que les Etats européens font en ce moment leurs conquêtes en Afrique et en Asie. Et dans ces pays, récemment conquis, on peut voir sur le vif, combien l’Etat et le Capital sont intimement liés, comment l'un produit l'autre, comment ils déterminent mutuellement leur évolution parallèle.

 


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