Note
Un extrait d'un article où l'auteur exprime des idées fort intéressantes et anticipatrices d'un possible futur.
« Une étude exhaustive de toutes les causes contribuant au bien-être social nous entraînerait dans un travail dont la longueur et la complexité dépassent les forces humaines. Il est donc nécessaire de limiter notre recherche sur l'économie du bien-être à l'analyse des causes où les méthodes scientifiques sont possibles et efficaces. Ce sera le cas lorsque nous serons en présence de causes mesurables: l'analyse scientifique n'a solidement prise en effet que sur le mesurable. L'instrument de mesure qui est à notre disposition pour l'étude des phénomènes sociaux est la monnaie. C'est la raison qui nous conduit à limiter notre recherche au domaine du bien-être qui se trouve, directement ou indirectement, en relation avec l'unité de mesure qu'est la monnaie. »
Voilà un texte célèbre du grand économiste Pigou. Il reconnaît que l'économie laisse dans l'ombre de nombreuses causes du bien-être social, et il justifie cette attitude. Notre but n'est pas de critiquer les économistes pour avoir limité l'objet de leur étude; le développement de leur science l'exigeait. Nous voudrions seulement montrer que certains facteurs, autrefois négligés, devraient aujourd'hui être pris en considération.
La possibilité de soumettre une multitude d'actions et d'objets à la même unité de mesure a rendu bien des services à l'économie, et il est compréhensible que les éléments irréductibles à une mesure monétaire aient été rejetés hors de la science économique; ces éléments n'étaient pas jugés sans valeur, mais ils ne pouvaient pas entrer dans l'édifice intellectuel construit par les économistes. Cette attitude ne comportait pas la moindre intention de mépris. Pourtant le prestige grandissant de l'économie conduisit à mettre l'accent sur les réalités étudiées par les économistes, au détriment de celles dont ils ne faisaient pas mention.
De nos jours, la science économique, remplaçant de plus en plus la science politique, est devenue le guide de l'homme d'État à la poursuite du bien-être social. Cette fonction nouvelle que remplit maintenant cette discipline l'appelle à une vue plus complète de la réalité et l'invite à réintégrer des facteurs qu'elle avait d'abord omis. Je me propose d'aborder ici trois points sur lesquels les économistes devraient, je crois, faire porter leur attention: les services gratuits, les biens gratuits et les dommages causés par l'activité économique (qu'on peut appeler « biens négatifs »).
Valeur économique des services gratuits
A l'occasion d'une discussion avec Socrate, Antiphon lui faisait cette remarque: « Je te considère comme un homme juste, Socrate, mais pas le moins du monde comme un sage; et tu as l'air d'être d'accord avec moi sur ce point; car tu ne demandes de l'argent à personne pour avoir le privilège de te fréquenter; or si un habit, une maison ou toute autre chose en ta possession a une valeur, tu ne les donnes pas pour rien et tu ne les cèdes pas pour un prix inférieur à leur valeur. Il est donc évident que si tu attribuais une valeur à tes discours, tu demanderais à ceux qui les écoutent de te payer selon la juste valeur de tes paroles. Ainsi tu es un homme juste en ne trompant personne par cupidité, mais tu ne peux pas être un sage puisque ta parole n'a pas de valeur ».
L'argument d'Antiphon, tel que nous le rapporte Xénophon dans Les Mémorables, est très clair, et il a une résonance tout à fait moderne. Le fait que l'effort d'un homme met des « biens» à la disposition des autres est reconnu et mesuré par le prix que ces derniers consentent à payer. Là où il n'y a pas de prix, il n'y a pas de preuve de service rendu ou d'avantage obtenu, il n'y a rien « qui offre prise à l'analyse scientifique ». Antiphon était sophiste par profession : il vendait des leçons de sagesse; le fait de vendre ses leçons était pour lui la preuve qu'elles avaient de la valeur aux yeux de ses élèves, tandis que Socrate reconnaissait ses propres leçons sans valeur puisqu'il ne les faisait pas payer pour enseigner. Un économiste moderne pourrait réprouver la démonstration d'Antiphon. Néanmoins, il en accepterait les prémisses, car en calculant « la production nationale » d'Athènes, notre économiste y inclurait les services des sophistes mais exclurait ceux de Socrate. Les services vendus sont comptés dans la « production », mais les services donnés ne le sont pas.
Le fait qu'Antiphon soit considéré comme producteur alors que Socrate ne l'est pas devient fort important lorsque la représentation de la réalité construite par l'économiste sert de guide aux hommes politiques. Le nom de Socrate ne doit pas nous tromper. Nous ne critiquons pas l'économiste de ne pas juger à son « juste prix» les services du philosophe : il n'y a pas de juste prix pour un bien sans commune mesure avec les autres. Notre grief est ailleurs. Nous reprochons à l'économiste d'omettre les services gratuits pour la seule raison de leur gratuité, et ainsi de présenter une image déformée de la réalité.
L'existence de la société dépend des soins prodigués aux enfants par les mères. Or, comme il n'y a pas de rémunération pour ces activités, elles n'apparaissent pas dans l'évaluation du produit national. Que nous ayons deux soeurs, Marie et Édith, la première qui a des enfants et les élève, la seconde qui devient actrice de cinéma: Édith étant payée est seule considérée comme un « travailleur » et un « producteur », alors que sa soeur ne l'est pas. Et lorsqu'une jeune fille qui aurait pu faire comme Marie fait comme Edith, le revenu national augmente.
Un pionnier du calcul du revenu national, le professeur Colin Clark, a essayé de mesurer la déformation de la réalité apportée par cette représentation monétaire des activités. Dans ce but, il a tenté d'évaluer en monnaie les services rendus dans les foyers. Voici comment on peut résumer l'argument de Colin Clark : afin de donner un prix aux services qu'on ne paie pas, il est nécessaire de les comparer à des services similaires rendus par des personnes payées. Or, il y a des personnes qui sont servies par des salariés : celles qui sont dans les institutions sociales (écoles, orphelinats, asiles, etc ... ). Pour chaque groupe d'âge, le coût par personne peut être obtenu en déduisant du coût de fonctionnement de l'établissement la valeur des biens et services achetés à l'extérieur et la valeur du logement : cette opération donne par soustraction le prix des services rendus dans l'établissement. Ensuite, on peut faire la transposition, pour chaque groupe d'âge, à la population vivant chez elle; on suppose évidemment que la consommation de services est la même « chez soi » que dans les établissements sociaux.
Ayant suivi cette méthode, Colin Clark arrive à la conclusion suivante: « L'ordre de grandeur de ces services, que nous avons jusqu'à présent exclus de toutes les estimations du produit national, est bien supérieur à ce qu'on suppose habituellement. Lorsque le revenu national est estimé à environ 16 milliards de livres par an, la valeur du travail fait gratuitement à la maison doit être estimé à 7 milliards de livres. Ceci bouleverse bien des idées reçues en matières de revenu national. Et si nous ajoutons cette nouvelle rubrique au revenu national, notre estimation de sa croissance (depuis 1871) se trouve fort rabaissée».
Cette remarque a un grand intérêt pour les économies sous-développées où les avantages qu'apportent aux personnes les services échappant à la commercialisation sont beaucoup plus importants que dans nos familles modernes réduites aux époux et aux enfants. Le volume du commerce utilisant la monnaie est faible, et si la comptabilité nationale ignore les services gratuits, elle exprime la production nationale en chiffres très inférieurs à la réalité. Il est plus facile de corriger les chiffres pour les biens matériels auto-consommés que pour les services. Et le calcul économique surestimera considérablement le taux de croissance, il fera apparaître une croissance des biens et services commercialisés à partir d'une production initiale considérablement sous-estimée; il exagérera ainsi le progrès en tenant compte de la croissance des ventes, alors qu'il omet systématiquement les pertes subies par la disparition des services gratuits qui accompagne la disparition des circuits non-commerciaux. L'homme qui, en pays arabe, quitte la vie traditionnelle pour gagner la ville et y trouver un emploi comme salarié gagne en possibilité d'acheter des produits vendus sur le marché, mais il perd en même temps les multiples services que lui apportaient les liens familiaux. C'est peut-être diviser à l'excès le travail que de limiter la recherche de l'économiste essentiellement aux avantages de ce changement et celle du sociologue à ses inconvénients! Il est sans doute possible de considérer ces changements comme un progrès dans la mesure où ils sont le résultat de choix libres, et par conséquent sont le signe de préférences individuelles. Mais lorsqu'il s'agit de planifier l'évolution des modes de vie, il faut tenir compte dans le calcul économique de la perte des services gratuits.
Négliger l'importance des services gratuits conduit donc à surestimer les avantages du développement économique au début de la croissance; par contre la même optique risque de faire sous-estimer le progrès d'une économie développée. Après avoir diminué rapidement pendant les premières étapes du développement, les services gratuits reprennent une place croissante dans les pays industrialisés. L’ homme occidental voit progressivement augmenter la quantité de biens qu’il obtient en retour d’un travail progressivement moins long et surtout moins pénible. Il peut dépenser ce surplus de forces en services qu’il se donne à lui même, comme lire et apprendre, qu'il donne à sa famille, comme travaux domestiques, qu'il donne à ses concitoyens, comme activités civiques. La comptabilité nationale n'intègre pas de tels services.
Il faut noter ici que les services gratuits n'ont pas seulement une valeur en tant que services, mais bien parce qu'ils sont gratuits. Autrefois, la caractéristique d'un homme libre était d'agir non pas pour une récompense matérielle, mais pour l’épanouissement de sa valeur personnelle manifestée par ses bienfaits à la société. Cet aspect fut mis en valeur par le christianisme. Le socialisme utopique commit, sans contredit, une erreur en pensant que la société pouvait être organisée uniquement sur cette base. Et les économistes utilisèrent un principe plus efficace en affirmant que les individus ne devaient pas seulement avoir la possibilité de vendre leur travail aussi cher que possible et d'acheter aussi bon marché que possible, mais qu'ils devaient être encouragés dans cette voie, pour essayer de gagner sur les deux tableaux. Mais à mesure que ce principe d'efficacité développe ses fruits, d'une part il permet le développement des services gratuits et d'autre part il appelle ce développement comme un indispensable correctif moral.