Note

Source: Internationale Situationniste, n° 4 - Juin 1960

 


 

Une nouvelle force humaine, que le cadre existant ne pourra pas dompter, s'accroît de jour en jour avec l'irrésistible développement technique, et l'insatisfaction de ses emplois possibles dans notre vie sociale privée de sens.

L'aliénation et l'oppression dans la société ne sauraient être aménagées, sous aucune de leurs variantes, mais seulement rejetées en bloc avec cette société même. Tout progrès réel est évidemment suspendu à la solution révolutionnaire de la crise multiforme du présent.

Quelles sont les perspectives d'organisation dans une société qui, authentiquement, « réorganisera la production sur les bases d'une association libre des producteurs » ? L'automatisation de la production et la socialisation des biens vitaux réduiront de plus en plus le travail comme nécessité extérieure, et donneront enfin la liberté complète à l'individu. Ainsi libéré de toute responsabilité économique, libéré de toutes ses dettes et culpabilités envers le passé et autrui, l'homme disposera d'une nouvelle plus-value, incalculable en argent parce qu'impossible à réduire à la mesure du travail salarié : la valeur du jeu, de la vie librement construite. L'exercice de cette création ludique est la garantie de la liberté de chacun et de tous, dans le cadre de la seule égalité garantie avec la non-exploitation de l’homme par l’homme. La libération du jeu, c'est son autonomie créative, dépassant l'ancienne division entre le travail imposé et les loisirs passifs.

L'Eglise a brûlé autrefois les prétendus sorciers pour réprimer les tendances ludiques primitives conservées dans les fêtes populaires. Dans la société actuellement dominante, qui produit massivement des pseudo-jeux désolés de non-participation, une activité artistique véritable est forcément classée dans la criminalité. Elle est semi-clandestine. Elle apparaît sous forme de scandale.

Qu'est-ce, en effet, que la situation? C'est la réalisation d'un j'eu supérieur, plus exactement la provocation à ce jeu qu'est la présence humaine. Les joueurs révolutionnaires de tous les pays peuvent s'unir dans l'I.S. pour commencer à sortir de la préhistoire de la vie quotidienne.

Dès maintenant, nous proposons une organisation autonome des producteurs de la nouvelle culture, indépendante des organisations politiques et syndicales qui existent en ce moment, car nous leur dénions la capacité d'organiser autre chose que l'aménagement de l’existant.

L'objectif le plus urgent que nous fixons à cette organisation, au moment où elle sort de sa phase expérimentale initiale pour une première campagne publique, est la prise de l'U.N.E.S.C.O. La bureaucratisation, unifiée à l'échelle mondiale, de l'art et de toute la culture est un phénomène nouveau qui exprime la parenté profonde des systèmes sociaux coexistants dans le monde, sur la base de la conservation éclectique et de la reproduction du passé. La riposte des artistes révolutionnaires à ces conditions nouvelles doit être un nouveau type d'action. Comme l'existence même de cette concentration directoriale de la culture, localisée dans un seul bâtiment, favorise une mainmise par voie de putsch; et comme l'institution est parfaitement dépourvue de possibilité d'un usage sensé en dehors de notre perspective subversive, nous nous trouvons justifiés, devant nos contemporains, à nous saisir de cet appareil. Et nous l'aurons. Nous sommes résolus à nous emparer de l''U.N.E.S.C.O., même si ce n'était que pour peu de temps, car nous sommes sûrs d'y faire promptement un ouvrage qui restera, pour éclairer une longue période de revendications, le plus significatif.

Quels devront être les principaux caractères de la nouvelle culture, et d’abord en comparaison de l’art ancien?

Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale.

Contre l'art conservé, c'est une organisation du moment vécu, directement.

Contre l'art parcellaire, elle sera une pratique globale portant à la fois sur tous les éléments employables. Elle tend naturellement à une production collective et sans doute anonyme (au moins dans la mesure où, les oeuvres n'étant pas stockées en marchandises, cette culture ne sera pas dominée par le besoin de laisser des traces). Ses expériences se proposent, au minimum, une révolution du comportement et un urbanisme unitaire dynamique, susceptible de s'étendre à la planète entière, et d'être ensuite répandu sur toutes les planètes habitables.

Contre l'art unilatéral, la culture situationniste sera un art du dialogue, un art de l'interaction. Les artistes - avec toute la culture visible - en sont venus à être entièrement séparés de la société comme ils sont séparés entre eux par la concurrence. Mais avant même cette impasse du capitalisme, l'art était essentiellement unilatéral, sans réponse. Il dépassera cette ère close de son primitivisme pour une communication complète.

Tout le monde devenant artiste à un stade supérieur, c’est à-dire inséparablement producteur - consommateur d'une création culturelle totale, on assistera à la dissolution rapide du critère linéaire de nouveauté. Tout le monde étant, pour ainsi dire, situationniste, on assistera à une inflation multidimensionnelle de tendances. d'expériences, d’ « écoles », radicalement différentes, et ceci non plus successivement mais simultanément.

Nous inaugurons maintenant ce qui sera, historiquement, le dernier des métiers. Le rôle de situationniste, d'amateur-professionnel, d'anti-spécialiste est encore une spécialisation jusqu’au moment d'abondance économique et mentale où tout le monde deviendra « artiste », à un sens que les artistes n'ont pas atteint: la construction de leur propre vie. Cependant, le dernier métier de l'histoire est si proche de la société sans division permanente du travail, qu'on lui nie généralement, alors qu'il fait son apparition dans l'I.S., la qualité de métier.

A ceux qui ne nous comprendraient pas bien, nous disons avec un irréductible mépris: « Les situationnistes, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugeront un jour ou l'autre. Nous vous attendons au tournant, qui est l'inévitable liquidation du monde de la privation, sous toutes ses formes. Tels sont nos buts, et ils seront les buts futurs de l'humanité. »

Le 17 mai 1960

 


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