Georges Sorel

La décomposition du marxisme

(extrait)

(1908)

 



Note

Le rôle des partis et des intellectuels comme les sujets essentiels pour la croissance de l'étatisme est bien tracé dans ces passages extraits d'un texte pas beaucoup cité de Georges Sorel.

 


 

Intervention des partis

Grâce à l'intervention d'un parti prenant la tête de la révolution, le mouvement historique acquiert une allure toute nouvelle et fort imprévue; nous n'avons plus affaire à une classe de pauvres agissant sous l'influence d'instincts, mais à des hommes instruits qui raisonnent sur les intérêts d'un parti, comme le font les chefs d'industrie sur la prospérité de leurs affaires.

Les partis politiques sont des coalitions formées pour conquérir les avantages que peut donner la possession de l'État, soit que leurs promoteurs soient poussés par des haines, soit qu'ils recherchent des profits matériels, soit qu'ils aient surtout l'ambition d'imposer leur volonté. Si habiles que puissent être les organisateurs d'un parti, ils ne sauraient jamais grouper qu'un très faible état-major, qui est chargé d'agir sur des masses mécontentes, pleines d'espoirs lointains et disposées à faire des sacrifices immédiats; le parti leur fera de larges concessions en cas de succès; il paiera les services rendus en transformations économiques, juridiques, religieuses, dont la répercussion pourra dépasser infiniment les prévisions. Très souvent, les chefs de partis qui troublent le plus profondément la société, appartiennent à l'aristocratie que la révolution va atteindre d'une manière très directe; c'est que ces hommes, n'ayant pas trouvé dans leur classe les moyens de s'emparer du pouvoir, ont dû recruter une armée fidèle dans des classes dont les intérêts sont en opposition avec ceux de leur famille. L'histoire montre qu'on se ferait une idée très fausse des révolutions qu'on les supposait faites pour des motifs que le philosophe est si souvent porté à attribuer à leurs promoteurs.

Lorsque les événements sont passés depuis longtemps, les passions qui avaient conduit les premiers sujets du drame, semblent négligeables en comparaison des grands changements qui sont survenus dans la société et que l'on cherche à mettre en rapport avec les tendances obscures des masses; généralement, les contemporains avaient vu les choses dans un ordre opposé et s'étaient plutôt intéressés aux compétitions qui avaient existé entre les états-majors des partis. Il faut toutefois observer que, de nos jours, une si grande portée ayant été accordée aux idéologies, tout parti est obligé de faire parade de doctrines; les politiciens les plus audacieux ne sauraient conserver leur prestige s'ils ne s'arrangeaient pour établir une certaine harmonie entre leurs actes et des principes qu'ils sont censés représenter.

L'introduction de partis politiques dans un mouvement révolutionnaire nous éloigne beaucoup de la simplicité primitive. Les révoltés avaient été, tout d'abord, enivrés par l'idée que leur volonté ne devrait rencontrer aucun obstacle, puisqu'ils étaient le nombre; il leur semblait évident qu'ils n'auraient qu'à désigner des délégués pour formuler une nouvelle légalité conforme à leurs besoins; mais voilà qu'ils acceptent la direction d'hommes qui ont d'autres intérêts que les leurs; ces hommes veulent bien leur rendre service, mais à la condition que les masses leur livreront l'État, objet de leur convoitise. Ainsi l'instinct de révolte des pauvres peut servir de base à la formation d'un État populaire, formé de bourgeois qui désirent continuer la vie bourgeoise, qui maintiennent les idéologies bourgeoises, mais qui se donnent comme les mandataires du prolétariat.

L'État populaire est amené à étendre de plus en plus ses tentacules, parce que les masses deviennent de plus en plus difficiles à duper, quand le premier instant de la lutte est passé et qu'il faut cependant soutenir un instinct de révolte dans un temps calme; cela exige des machines électorales compliquées et, par suite, un très grand nombre de faveurs à accorder. En accroissant constamment le nombre de ses employés, il travaille à constituer un groupe d'intellectuels ayant des intérêts séparés de ceux du prolétariat des producteurs; il renforce ainsi la défense de la forme bourgeoise contre la révolution prolétarienne. L'expérience montre que cette bourgeoisie de commis a beau avoir une faible culture, elle n'en est pas moins très attachée aux idées bourgeoises; nous voyons même, par beaucoup d'exemples, que si quelques propagandistes de la révolution pénètre dans le monde gouvernemental, il devient un excellent bourgeois avec la plus grande facilité.

On pourrait donc dire que, par une sorte de paradoxe, les hommes politiques, qui se regardent comme les vrais détenteurs de l'idée révolutionnaire, sont des conservateurs. Mais, après tout, est-ce que la Convention avait été autre chose ? N'a-t-on pas souvent dit qu'elle avait continué les traditions de Louis XIV et préparé la voie à Napoléon ?

 


 

Théorie ancienne de la destruction de l'État

Le parti a pour objet, dans tous les pays et dans tous les temps, de conquérir l'État et de l'utiliser au mieux des intérêts du parti et de ses alliés. Jusqu'à ces dernières années, les marxistes enseignaient, au contraire, qu'ils voulaient supprimer l'État; cette doctrine était présentée avec un luxe de détails, et parfois même de paradoxes, qui ne laissaient aucun doute sur la pensée. Les choses ont naturellement changé d'aspect lorsque les succès électoraux ont conduit les chefs socialistes à trouver que la possession du pouvoir offre de grands avantages, alors même que cette possession serait minime, comme celle qu'on peut obtenir par la conquête des municipalités. C'est l'esprit de parti qui a repris sa place dans le marxisme, par suite d'une raison purement matérielle: l'organisation des ouvriers socialistes en parti politique.

Dans l'Aperçu sur le socialisme scientifique, écrit en 1883 par Gabriel Deville, et imprimé en tête de son analyse du Capital, on lit: «L'État n'est pas - ainsi que l'exprime certain bourgeois entré dans le parti socialiste comme un ver dans le fruit, pour contenter ses appétits malsains en le désorganisant - l'ensemble des services publics déjà constitués, c'est-à-dire quelque chose qui n'a besoin que de corrections par ci, de corrections par là. Il n'y a pas à perfectionner mais à supprimer l'État... C'est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l'État que de favoriser l'accaparement, par lui, des moyens de production, c'est-à-dire de domination». On pourrait citer beaucoup d'autres opinions émises à la même époque, sur le danger que le progrès des services publics fait courir au socialisme.

Je crois bien que si Engels a écrit son livre sur «les origines de la famille, de la propriété privée et de l'État», c'est qu'il avait à coeur de montrer par l'histoire que l'existence de l'État n'est pas aussi nécessaire que le pensent beaucoup de personnes. On y lit, par exemple, ces conclusions: «A un certain degré du développement économique, qui était nécessairement lié à la scission de la société en classes, cette scission fit de l'État une nécessité. Nous nous approchons à grands pas d'un degré de développement de la production où, non seulement l'existence de ces classes a cessé d'être une nécessité, mais où elle devient un obstacle positif à la production. Les classes disparaîtront aussi fatalement qu'elles ont surgi. Et avec elles s'écroulera inévitablement l'État. La société qui organisera la production sur les bases d'une association libre et égalitaire des producteurs, transportera toutes la machine de l'État où sera dès lors sa place: dans le musée des antiquités».

Pour bien comprendre la transformation qui s'est opérée dans la pensée socialiste, il faut examiner ce qu'est la composition de l'État moderne. C'est un corps d'intellectuels qui est investi de privilèges pour se défendre contre les attaques que lui livrent d'autres groupes d'intellectuels avides de posséder les profits des emplois publics. Les partis se constituent pour faire la conquête de ces emplois et ils sont analogues à l'État. On pourrait donc préciser la thèse que Marx a posée dans le Manifeste communiste: «Tous les mouvements sociaux jusqu'ici, dit-il, ont été accomplis par des minorités au profit de minorités»; nous dirions que toutes nos crises politiques consistent dans le remplacement d'intellectuels par d'autres intellectuels; elles ont donc toujours pour résultat de maintenir l'État, et parfois même de le renforcer, en augmentant le nombre de co-intéressés.

Marx opposait la révolution prolétarienne à toutes celles dont l'histoire garde le souvenir; il concevait cette révolution future comme devant faire disparaître «toute la superstructure de couches qui forme la société officielle». Un tel phénomène comporte la disparition des intellectuels et surtout de leurs forteresses qui sont l'État et les partis politiques. Dans la conception marxiste, la révolution est faite par les producteurs qui, habitués au régime de l'atelier de grande industrie, réduisent les intellectuels à n'être plus que des commis accomplissant des besognes aussi peu nombreuses que possible. Tout le monde sait, en effet, qu'une affaire est regardée comme d'autant mieux conduite qu'elle a un plus faible personnel administratif.

On trouve de nombreux témoignages relatifs aux opinions de Marx sur les intellectuels révolutionnaires dans la circulaire de l'Internationale du 21 juillet 1873; il importe assez peu que les faits dont les amis de Bakounine sont accusés soient rigoureusement exacts; ce qui importe seulement, c'est l'appréciation que Marx porte sur ces faits. C'est le blanquisme tout entier, avec ses états-majors bourgeois, qui est réprouvé avec la plus dure énergie.

Il reproche à son adversaire d'avoir formé une association politique si fortement autoritaire qu'on pourrait la croire inspirée par l'esprit bonapartiste. «Nous avons donc reconstitué, de plus belle, tous les éléments de l'État autoritaire, et que nus appelions cette machine commune révolutionnaire organisée de bas en haut, il importe peu. Le nom ne change rien à l'affaire.» A la tête de cette association se trouvaient des initiateurs contre lesquels éclate surtout la colère de Marx: «Dire que les cent frères internationaux doivent servir d'intermédiaires entre l'idée révolutionnaire et les instincts populaires, c'est creuser un abîme infranchissable entre l'idée révolutionnaire et les instincts populaires; c'est proclamer l'impossibilité de recruter ces cent gardes ailleurs que dans les classes privilégiées.» Ainsi un état-major de bourgeois révolutionnaires, qui travaillent sur les idées et disent au peuple ce qu'il doit penser; - et l'armée populaire qui demeure, selon l'expression de Marx, la chair à canon.

C'est surtout contre les «alliancistes» italiens que l'on trouve des reproches violents; Bakounine s'étant félicité, dans une lettre du 5 avril 1872, de ce qu'il existait en Italie «une jeunesse ardente, énergique, sans carrière, sans issue, qui se jetait à corps perdu dans le socialisme révolutionnaire», Marx faisait à ce sujet les remarques suivantes: «Toutes les prétendues sections de l'Internationale italienne sont conduites par des avocats sans causes, des médecins sans malades et sans science, des étudiants de billard, des commis-voyageurs et autres employés de commerce, et principalement des journalistes de la petite presse... C'est en s'emparent des postes officiels des sections que l'Alliance parvient à forcer les ouvriers italiens de passer par les mains de déclassés alliancistes qui, dans l'Internationale, retrouveraient une carrière et une issue».

Il est difficile de montrer plus de répugnance pour l'invasion des organisations prolétariennes par des intellectuels qui y apportent les moeurs des machines politiques. Marx voit très bien qu'une telle manière de procéder ne peut conduire à l'émancipation du monde des producteurs; comment ceux-ci pourraient-ils posséder la capacité nécessaire pour diriger l'industrie, s'ils sont obligés de se mettre sous la tutelle de politiciens pour s'organiser? Il y a là une absurdité qui ne pouvait manquer de paraître révoltante à Marx.

 


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