Pierre-Joseph Proudhon

La banque d'échange

(1848)

 



Note

Ceci est un extrait de la Solution du Problème Social. Pour Proudhon une partie de cette solution dérive de la création d'une Banque d'échange où les producteurs transforment leurs produits en moyens de payements. Cela permettrait de financer la production et de faciliter les échanges, au delà du parasitisme et du monopolisme du monde financier et de l'état.

 


 

Nous avons chassé le dernier de nos rois; nous avons crié: A bas la monarchie! Vive la République! Mais, vous pouvez m'en croire, si déjà ce doute ne vous est venu, il n'y a en France, il n'y a dans toute l'Europe que quelque princes de moins: la royauté est toujours debout. La royauté subsistera tant que nous l'aurons pas abolie dans son expression à la fois la plus matérielle et la plus abstraite, la royauté de l'or.

L'or est le talisman qui glace la vie dans la société, qui enchaîne la circulation, qui tue le travail et le crédit; qui constitue tous les hommes dans un esclavage mutuel.

Il faut donc détruire encore cette royauté de l’or; il faut républicaniser le numéraire, en faisant de chaque produit du travail une monnaie courante.

Qu'on ne s'effraie point par avance. Je ne viens pas reproduire, sous une forme rajeunie, les vieilles idées de papier-monnaie, monnaie de papier, assignats, billets de banque, etc., etc., tous ces palliatifs connus, éprouvés, décriés depuis longtemps. Ces représentations sur papier, par lesquelles on croit suppléer à l'absence du dieu, ne sont toutes qu'un hommage rendu au métal, une adoration du métal, toujours présent à la pensée, toujours pris pour évaluateur commun des produits.

[…]

Remontons au principe.
Sous la tyrannie de l'or, le crédit est, pour me servir d'une expression de code, unilatéral: c'est-à-dire que le détenteur de l'or peut seul donner crédit; lui-même ne le reçoit pas. D'après la loi de réciprocité, au contraire le crédit est bilatéral, tout le monde se faisant réciproquement crédit d'une partie de son travail.

Créditer, sous le règne monarchique de l'or, c'est PRÊTER.
Créditer, sous le régime républicain du bon marché, c'est ÉCHANGER.
Abordons maintenant le problème de la constitution d'une banque, considérée, non plus comme maison de commerce, mais comme organe du crédit, c'est-à-dire, dans la pensée nouvelle, organe d'échange, organe circulatoire.

Tout le monde sait ce qu'est la lettre de change: Invitation faite par le créancier au débiteur, de payer, à lui ou à son ordre, à tel domicile, à tel lieu, à telle date, telle somme. Le billet à ordre est l'inverse de la lettre d’échange: c'est la promesse faite par le débiteur au créancier de payer, etc.

La lettre de change, dit le Code, est tirée d'un lieu sur un autre. - Elle est datée. - Elle énonce la somme à payer, le nom de celui qui doit payer, l'époque et le lieu ou le paiement doit s’effectuer; la valeur fournie en espèces, en marchandises, en compte, ou de toute autre manière. Elle est à l'ordre d'un tiers, ou à l'ordre du tireur lui-même. Si elle est par 1re, 2e, 3e, 4e, etc., elle l'exprime.

La lettre de change suppose donc: charge, provision et acceptation, c'est-à-dire valeur créée et livrée par le tireur, existence chez le tiré des fonds destinés à l'acquitter, et promesse d'acquittement. Quand la lettre de change est revêtue de toutes ces formalités; qu'elle porte le timbre national; qu'elle représente un service réel et effectué, une marchandise livrée; que le tireur et le tiré sont connus et solvables; qu'elle est revêtue, en un mot, de toutes les conditions qui peuvent garantir l'accomplissement de l'obligation, la lettre de change est considérée comme bonne valeur; elle circule dans le commerce comme papier de banque, comme numéraire. Personne ne fait difficulté de la recevoir, sous prétexte qu'une lettre de change n'est qu'un morceau de papier. Seulement, comme en fin de compte la lettre de change doit, au terme de sa circulation, s'échanger contre du numéraire, avant d'être détruite, elle paie au numéraire une sorte de droit seigneurial, qu'on appelle escompte.

Ce qui rend chanceuse en général la lettre de change, c'est précisément cette promesse de conversion finale en numéraire en sorte que l'idée de monnaie, comme une royauté corruptrice, vient encore infecter la lettre de change, et lui ôter de sa certitude.

Or, tout le problème de la circulation consiste à généraliser la lettre de change, c'est-a-dire à en faire un titre anonyme, échangeable à perpétuité, et remboursable à vue, mais seulement contre des marchandises et des services.

Ou, pour parler un langage peut-être mieux compris de la finance, le problème de la circulation consiste à gager le papier de banque, non plus par des écus, ni par des lingots, ni par des immeubles, ce qui ne peut toujours produire qu'une oscillation malheureuse entre l'usure et la banqueroute, entre la pièce de cinq francs et l'assignat: mais à le gager par des produits.

Là est l'avenir de la Révolution, la consommation de la République.

Voici comment je conçois cette généralisation de la lettre de change. 100,000 fabricants, manufacturiers, extracteurs, négociants, commissionnaires, entrepreneurs de transports, agriculteurs, etc., dans toute la France, se réunissent à l'appel du Gouvernement, et par simple déclaration authentique, insérée au Moniteur.

Ils s'engagent respectivement et réciproquement à adhérer aux statuts de la Banque d'échange, qui ne sera autre que la Banque de France elle-même, dont la constitution et les attributions devront être modifiées sur les bases ci-après:

1. La Banque de France, devenue Banque d'échange, est une institution d'intérêt public. Elle est placée sous la surveillance de l'État, et dirigée par des délégués de toutes les industries.
2. Chaque souscripteur aura un compte ouvert à la banque d'échange, pour l'escompte de ses valeurs de commerce, jusqu'à concurrence d'une somme égale à celle qui lui aurait été accordée dans les conditions de l'escompte en espèces; c'est-à-dire, dans la mesure connue de ses facultés, des affaires qu'il traite, des garanties positives qu'il présente, du crédit réel dont il aurait pu raisonnablement jouir sous l'ancien système.
3. L'escompte du papier ordinaire de commerce, soit des traites, mandats, lettre de change ou billets à ordre, sera fait en papier de crédit, à la coupure de 25, 50, 100, 500 et 1,000 fr. Les appoints seuls seront acquittés en numéraire.
4. Le taux de l'escompte est fixé à un certain pour cent, commission comprise sans distinction d'échéance. Avec la Banque d'échange les affaires se règlent toutes au comptant.
5. Chaque souscripteur s'oblige à recevoir en tout paiement, de quelque personne que ce soit, et au pair, le papier de la Banque d'échange.
6. Provisoirement, et comme transition, les espèces d'or et d'argent seront reçues en échange du papier de la Banque, pour leur valeur nominale.
Est-ce là un papier-monnaie ?
Je réponds sans hésiter: Non, ce n'est ni un papier monnaie, ni une monnaie de papier, ni un bon de l'Etat, ni même un billet de banque; ce n'est rien de tout ce que l'on a inventé jusqu'ici pour suppléer à la rareté du numéraire. C'est la lettre de change généralisée. Ce qui fait l'essence de la lettre de change, c'est 1° d'être tirée d'un lieu sur un autre; 2° de représenter une valeur réelle égale à la somme qu'elle exprime; 3° la promesse ou obligation, de la part du tiré, de payer à l'échéance.

En trois mots, ce qui constitue la lettre de change, c'est le change, la provision et l'acceptation. Quant à la date d'émission ou d'échéance, à la désignation des lieux, des personnes, de l'objet, ce sont circonstances particulières qui ne touchent point à l'essence du titre, mais qui lui donnent seulement une actualité déterminée, personnelle et locale.

Or, qu'est-ce que le papier de banque que je propose de créer ?
C'est la lettre de change dépouillée des qualités circonstancielles de lieu, de date, de personne, d'échéance et d'objet et réduite à ses qualités essentielles, qui sont le change, l'acceptation et la provision.

C'est, pour m'expliquer plus clairement encore, la lettre de change payable a vue et à perpétuité; tirée de chaque lieu de France, formée par 100,000 tireurs, garantie par 100,000 endosseurs, acceptée par 100,000 souscripteurs, ayant provision dans les comptoirs, fabriques, manufactures, etc., de 100,000 négociants, fabricants, manufacturiers, entrepreneurs, etc., etc.

Je dis donc qu'un pareil titre réunit toutes les conditions de solidité et de sécurité, qu'il n'est susceptible d'aucune dépréciation. Il est éminemment solide, puisque, d'une part, il représente le papier ordinaire de change, local, personnel, actuel, déterminé dans son objet, et représentatif d'une valeur réelle, d'un service effectué, d'une marchandise livrée, ou dont la livraison est garantie et certaine; et que d'un autre côté, il est garanti par contrat synallagmatique de 100,000 échangistes, lesquels, par leur masse, l'indépendance et en même temps la solidarité de leurs opérations, offrent des millions de milliards de probabilité de paiement contre une de non-paiement. L'or lui-même présente mille fois moins de sûreté.

En effet, si dans les conditions ordinaires du commerce l'on peut dire qu'une lettre de change, formée par un négociant connu n'offre que deux chances de remboursement contre une de non-remboursement; la même lettre de change, si elle est endossée par un autre négociant connu, offrira quatre chances de paiement contre une; si elle est endossée par trois, quatre ou un plus grand nombre de négociants également connus, il y aura huit, seize, trente-deux, etc:, à parier contre un, que trois, quatre, cinq, etc., négociants connus, ne feront pas faillite à la fois, ne déposeront pas leur bilan le même jour, les chances favorables croissant en progression géométrique avec le nombre des endosseurs. Quelle doit donc être la certitude d'un papier de change garanti par 100,000 souscripteurs notables ayant tous le plus grand intérêt à faire circuler le papier de change synallagmatiquement formé par eux ?

J'ajoute que le nouveau titre n'est susceptible d'aucune dépréciation. La raison en est d'abord dans la parfaite solidité d'une masse de 100,000 signataires. Mais il en existe une autre, plus directe, et, s'il est possible, plus rassurante: c'est que l'émission du nouveau papier ne peut jamais être exagérée, comme celle des billets ordinaires de la Banque, bons du Trésor, papier-monnaie, assignats, etc.; attendu que cette émission n'a lieu que contre bonnes valeurs de commerce, et a fur et mesure des demandes d'escompte. Ce qui fait l'incertitude du papier-monnaie, quelque nom qu'on lui donne, c'est qu'il lui manque toujours quelqu'une de ces trois qualités essentielles, la limitation ou le gage, l'acceptation, la réalisation.

Ainsi, pour les billets de banque, on n'est jamais sûr que la somme de l'émission ne dépasse point celle de l'encaisse. C'est ce qui arrive, aujourd'hui que le gouvernement a forcé le cours des billets de Banque. Ce n'est plus la Banque, en ce moment, qui donne crédit: elle le reçoit. Ses billets ne sont que de simples reconnaissances; ils n'ont ni acceptation ni gage.

Quant aux espèces de papier-monnaie qu'on propose de gager sur le sol, leur moindre défaut est d'être irréalisables, par conséquent gagées sur rien. Supposons, en effet, que l'État avec ou sans le consentement des propriétaires, émette deux ou trois milliards de papier-monnaie, ayant pour hypothèque le territoire national: puis qu'un porteur de billets veuille réaliser, c'est-à-dire encaisser son papier, avoir, au lieu du titre, la valeur. Comment se fera un pareil remboursement? Comment procéder, entre 40 millions d'hectares, à l'expropriation d'un arpent?… L'État, dit-on, au lieu de la propriété, verse l'intérêt. Bon, si l'impôt n'était pas en progression continue; si l'Etat pouvait subvenir toujours à cet intérêt; si l'extrémité où la nation est réduite n'était pas le signe de sa prochaine déconfiture; s'il n'était pas évident, excepté pour les spéculateurs banquistes, qu'à la moindre secousse, les contribuables feront défaut à l'État, et par suite l'État aux porteurs de billets!…

On parle de mobilisation du sol! En vérité, si ce n'est pas de l'effronterie, c'est a coup sûr de l'imbécillité. Le papier des comptoirs de garantie, qu'on a rendu circulable par le moyen de l'endos, rentre dans la même catégorie. C'est un manière de reconnaissance du Mont-de-Piété, excellente pour faire l'agiotage et l’usure; ce n'est point ce qu'on nomme dans le commerce une valeur faite, acceptée, et par conséquent intégralement remboursable.

Dans la combinaison que je propose, le papier, signe de crédit et instrument de circulation, nanti sur le meilleur papier de commerce, qui lui-même représente des produits livrés, et non pas des marchandises invendues; ce papier, dis-je, ne peut jamais être en excès d'émission, puisqu'il ne se délivre que contre valeurs; jamais être refusé au paiement, puisqu'il est d'avance souscrit par la masse des producteurs.

Ce papier, enfin, offre d'autant plus de sécurité, de commodité, qu'on peut l'essayer, avec aussi peu de monde qu'on voudra, sans la moindre violence, sans le moindre péril.

Supposons pour cela que la banque d'échange fonctionne d'abord sur une base de 1,000 souscripteurs au lieu de 100,000: la quantité de papier qu'elle émettra sera proportionnée aux affaires de ces 1,000 souscripteurs, et négociable seulement entre eux. Puis, à mesure que de nouvelles adhésions se feront connaître, la proportion des billets sera comme 5,000, 10,000, 50,000, etc., et leur circulation croîtra avec le nombre des souscripteurs, comme une monnaie à eux particulière.

Une comparaison familière achèvera de donner l'intelligence de ce mécanisme. Vingt personnes se réunissent dans une maison pour jouer. Au lieu de déposer argent sur table, elles se servent de jetons qui leur sont délivrés par le chef de l'établissement, soit contre espèces, soit contre signature, si le joueur est d'une solvabilité reconnue. La partie finie, les jetons sont remboursés aux porteurs par le banquier, de manière que les joueurs n'ont point entre eux à régler de compte. Dans ce petit cercle, les jetons, garantis par le banquier, lequel est lui-même garanti par les sommes qu'il reçoit ou par des signatures solides, sont une vraie monnaie.
La banque d'échange remplit le même office que le chef de l'établissement dont je parle.

Par son intermédiaire, les 100,000 négociants sont entre eux comme les vingt joueurs que je suppose. – Au lieu de jetons ou d'espèces, la banque leur délivré des billets. – Ces billets sont représentatifs de bonnes valeurs de commerce, c'est-à-dire de produits, remboursables par conséquent en produits. Ils ne sont délivrés à chaque négociant que proportionnellement à la somme d'affaires régulières qu'il peut notoirement effectuer, c'est-à-dire comme produits livrés, ou au moins acceptés, ce qui exclut l'idée d'une production anormale, disproportionnée, intempestive.

Je ne crois pas qu'il soit besoin d'insister davantage: les hommes du métier saisiront sans peine ma pensée, et suppléeront d'eux-mêmes les détails d'exécution.
Pour le vulgaire, qui n'en juge que sur l'aspect matériel, rien de plus semblable à un assignat qu'un billet de la banque d'échange.
Pour l'économiste, qui va au fond de l'idée, rien de plus différent. Ce sont deux titres qui, sous la même matière, la même forme, la même dénomination, servant au même usage, sont en opposition diamétrale.
L'un, en effet, est l'expression du crédit unilatéral; L'autre est l'expression du crédit réciproque.
Le premier a pour gage l'or, l'argent, le sol, la promesse de l’État; le second s'appuie sur le PRODUIT.
Celui-là représente le commerce anarchique et monopoleur; celui-ci l'échange égal, le commerce solidaire. C'est cette idée qu'ont poursuivie avec tant d'opiniâtreté Law, Ricardo et tous les économistes qui ont cherché à résoudre le problème de la circulation et du crédit; mais qui, prenant toujours le métal pour étalon de la valeur, cherchant leur gage tantôt dans le numéraire, tantôt dans le capital d'exploitation, s'appuyant tour à tour sur le sol et sur l'État, ne sont parvenus qu'a reproduire, sous des formes plus ou moins déguisées, l'idée de papier-monnaie, en un mot l'assignat, et à organiser la banqueroute.

 


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