Henri Poincaré

La science et l'hypothèse
(Passages)

(1902)

 



Note

Ces passages sont repris des chapitres IX et X de La science et l'hypothèse. Poincaré nous indique la façon d'avancer dans la recherche scientifique (hypothèse et expérimentation) et quelles sont les caractéristiques du progrès scientifique (unité et simplicité).

 


 

Les hypothèses en physique

Rôle de l'expérience et de la généralisation

L'expérience est la source unique de la vérité : elle seule peut nous apprendre quelque chose de nouveau; elle seule peut nous donner la certitude. Voilà deux points que nul ne peut contester.

Mais alors si l'expérience est tout, quelle place restera-t-il pour la physique mathématique? Qu'est-ce que la physique expérimentale a à faire d'un tel auxiliaire qui semble inutile et peut-être même dangereux?
Et pourtant la physique mathématique existe; elle a rendu des services indéniables; il y a là un fait qu'il est nécessaire d'expliquer.

C'est qu'il ne suffit pas d'observer, il faut se servir de ses observations, et pour cela il faut généraliser. C'est ce que l'on a fait de tout temps ; seulement, comme le souvenir des erreurs passées a rendu l'homme de plus en plus circonspect, on a observé de plus en plus et généralisé de moins en moins.

Chaque siècle se moquait du précédent, l'accusant d'avoir généralisé trop vite et trop naïvement. Descartes avait pitié des Ioniens; Descartes à son tour nous fait sourire; sans aucun doute nos fils riront de nous quelque jour.

Mais alors ne pouvons-nous aller tout de suite jusqu'au bout? N'est-ce pas le moyen d'échapper à ces railleries que nous prévoyons? Ne pouvons nous nous contenter de l'expérience toute nue?

Non, cela est impossible; ce serait méconnaître complètement le véritable caractère de la science. Le savant doit ordonner ; on fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison.

Et avant tout le savant doit prévoir. Carlyle a écrit quelque part quelque chose comme ceci : « Le fait seul importe; Jean sans Terre a passé par ici, voilà ce qui est admirable, voilà une réalité pour laquelle je donnerais toutes les théories du monde ». Carlyle était un compatriote de Bacon; mais Bacon n'aurait pas dit cela. C'est là le langage de l'historien. Le physicien dirait plutôt : « Jean sans Terre a passé par ici ; cela m'est bien égal, puisqu'il n'y repassera plus ».

Nous savons tous qu'il y a de bonnes expériences et qu'il y en a de mauvaises. Celles-ci s'accumuleront en vain; qu'on en ait fait cent, qu'on en ait fait mille, un seul travail d'un vrai maître, d'un Pasteur par exemple, suffira pour les faire tomber dans l'oubli. Bacon aurait bien compris cela, c'est lui qui a inventé le mot experimentum crucis. Mais Carlyle ne devait pas le comprendre. Un fait est un fait; un écolier a lu tel nombre sur son thermomètre, il n'avait pris aucune précaution; n'importe, il l'a lu, et s'il n'y a que le fait qui compte, c'est là une réalité au même titre que les pérégrinations du roi Jean sans Terre. Pourquoi le fait que cet écolier a fait cette lecture est-il sans intérêt, tandis que le fait qu'un physicien habile aurait fait une autre lecture serait au contraire très important? C'est que de la première lecture nous ne pouvons rien conclure. Qu'est-ce donc qu'une bonne expérience? C'est celle qui nous fait connaître autre chose qu'un fait isolé; c'est celle qui nous permet de prévoir, c'est-à-dire celle qui nous permet de généraliser.

Car sans généralisation, la prévision est impossible. Les circonstances où l'on a opéré ne se reproduiront jamais toutes à la fois. Le fait observé ne recommencera donc jamais; la seule chose que l'on puisse affirmer, c'est que dans des circonstances analogues, un fait analogue se produira. Pour prévoir il faut donc au moins invoquer l'analogie, c'est-à-dire déjà généraliser. Si timide que l'on soit, il faut bien que l'on interpole; l'expérience ne nous donne qu'un certain nombre de points isolés, il faut les réunir par un trait continu; c'est là une véritable généralisation. Mais on fait plus, la courbe que l'on tracera passera entre les points observés et près de ces points; elle ne passera pas par ces points eux mêmes. Ainsi on ne se borne pas à généraliser l'expérience, on la corrige; et le physicien qui voudrait s'abstenir de ces corrections et se contenter vraiment de l'expérience toute nue serait forcé d'énoncer des lois bien extraordinaires.

Les faits tout nus ne sauraient donc nous suffire; c'est pourquoi il nous faut la science ordonnée ou plutôt organisée.
On dit souvent qu'il faut expérimenter sans idée préconçue. Cela n'est pas possible; non seulement ce serait rendre toute expérience stérile, mais on le voudrait qu'on ne le pourrait pas. Chacun porte en soi sa conception du monde dont il ne peut se défaire si aisément. Il faut bien, par exemple, que nous nous servions du langage, et notre langage n'est pétri que d'idées préconçues et ne peut l'être d'autre chose. Seulement ce sont des idées préconçues inconscientes, mille fois plus dangereuses que les autres.

Dirons-nous que si nous en faisons intervenir d'autres, dont nous aurons pleine conscience, nous ne ferons qu'aggraver le mal ! je ne le crois pas; j'estime plutôt qu'elles se serviront mutuellement de contrepoids, j'allais dire d'antidote; elles s'accorderont généralement mal entre elles ; elles entreront en conflit les unes avec les autres et par là elles nous forceront à envisager les choses sous différents aspects. C'est assez pour nous affranchir; on n'est plus esclave quand on peut choisir son maître.

Ainsi, grâce à la généralisation, chaque fait observé nous en fait prévoir un grand nombre; seulement nous ne devons pas oublier que le premier seul est certain, que tous les autres ne sont que probables. Si solidement assise que puisse nous paraître une prévision, nous ne sommes jamais sûrs absolument que l'expérience ne la démentira pas, si nous entreprenons de la vérifier. Mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement nous puissions nous en contenter. Mieux vaut prévoir sans certitude que de ne pas prévoir du tout.

On ne doit donc jamais dédaigner de faire une vérification, quand l'occasion s'en présente. Mais toute expérience est longue et difficile, les travailleurs sont peu nombreux; et le nombre des faits que nous avons besoin de prévoir est immense; auprès de cette masse, le nombre des vérifications directes que nous pourrons faire ne sera jamais qu'une quantité négligeable.

De ce peu que nous pouvons directement atteindre, il faut tirer le meilleur parti; il faut que chaque expérience nous permette le plus grand nombre possible de prévisions et avec le plus haut degré de probabilité qu'il se pourra. Le problème est pour ainsi dire d'augmenter le rendement de la machine scientifique.

Qu'on me permette de comparer la Science à une bibliothèque qui doit s'accroître sans cesse; le bibliothécaire ne dispose pour ses achats que de crédits insuffisants; il doit s'efforcer de ne pas les gaspiller.

C'est la physique expérimentale qui est chargée des achats; elle seule peut donc enrichir la bibliothèque.
Quant à la physique mathématique, elle aura pour mission de dresser le catalogue. Si ce catalogue est bien fait, la bibliothèque n'en sera pas plus riche. Mais il pourra aider le lecteur à se servir de ces richesses.

Et même en montrant au bibliothécaire les lacunes de ses collections, il lui permettra de faire de ses crédits un emploi judicieux; ce qui est d'autant plus important que ces crédits sont tout à fait insuffisants.

Tel est donc le rôle de la physique mathématique; elle doit guider la généralisation de façon à augmenter ce que j'appelais tout à l'heure le rendement de la science. Par quels moyens y parvient- elle, et comment peut-elle le faire sans danger, c'est ce qu'il nous reste à examiner.

 

L'unité de la nature

Observons d'abord que toute généralisation suppose dans une certaine mesure la croyance à l'unité et à la simplicité de la nature. Pour l'unité il ne peut pas y avoir de difficulté. Si les diverses parties de l'univers n'étaient pas comme les organes d'un même corps, elles n'agiraient pas les unes sur les autres, elles s'ignoreraient mutuellement; et nous, en particulier, nous n'en connaîtrions qu'une seule. Nous n'avons donc pas à nous demander si la nature est une, mais comment elle est une.

Pour le second point, cela ne va pas si aisément. Il n'est pas sûr que la nature soit simple. Pouvons-nous sans danger faire comme si elle l’était?

Il fut un temps où la simplicité de la loi de Mariotte était un argument invoqué en faveur de son exactitude; où Fresnel lui-même, après avoir dit, dans une conversation avec Laplace, que la nature ne se soucie pas des difficultés analytiques, se croyait obligé de donner des explications pour ne pas trop heurter l'opinion régnante.

Aujourd'hui les idées ont bien changé; et cependant ceux qui ne croient pas que les lois naturelles doivent être simples, sont encore obligés souvent de faire comme s'ils le croyaient. Ils ne pourraient se soustraire entièrement à cette nécessité sans rendre impossible toute généralisation et par conséquent toute science.

Il est clair qu'un fait quelconque peut se généraliser d'une infinité de manières, et il s'agit de choisir; le choix ne peut être guidé que par des considérations de simplicité. Prenons le cas le plus banal, celui de l'interpolation. Nous faisons passer un trait continu, aussi régulier que possible, entre les points donnés par l'observation. Pourquoi évitons-nous les points anguleux, les inflexions trop brusques? Pourquoi ne faisons-nous pas décrire à notre courbe les zigzags les plus capricieux? C'est parce que nous savons d'avance, ou que nous croyons savoir que la loi à exprimer ne peut pas être si compliquée que cela.

On peut déduire la masse de Jupiter soit des mouvements de ses satellites, soit des perturbations des grosses planètes, soit de celles des petites planètes. Si l'on prend la moyenne des déterminations obtenues par ces trois méthodes, on trouve trois nombres très voisins mais différents. On pourrait interpréter ce résultat en supposant que le coefficient de la gravitation n'est pas le même dans les trois cas; les observations seraient certainement beaucoup mieux représentées. Pourquoi rejetons-nous cette interprétation? Ce n'est pas qu'elle soit absurde, c'est qu'elle est inutilement compliquée. On ne l'acceptera que le jour où elle s'imposera, et elle ne s'impose pas encore.

En résumé, le plus souvent, toute loi est réputée simple jusqu'à preuve du contraire.
Cette habitude est imposée aux physiciens par les raisons que je viens d'expliquer; mais comment la justifier en présence des découvertes qui nous montrent chaque jour de nouveaux détails plus riches et plus complexes? Comment même la concilier avec le sentiment de l'unité de la nature? car si tout dépend de tout, des rapports où interviennent tant d'objets divers ne peuvent plus être simples.

Si nous étudions l'histoire de la science, nous voyons se produire deux phénomènes pour ainsi dire inverses : tantôt c'est la simplicité qui se cache sous des apparences complexes, tantôt c'est au contraire la simplicité qui est apparente et qui dissimule des réalités extrêmement compliquées.

Quoi de plus compliqué que les mouvements troublés des planètes, quoi de plus simple que la loi de Newton? Là, la nature, se jouant, comme disait Fresnel, des difficultés analytiques, n'emploie que des moyens simples et engendre, par leur combinaison, je ne sais quel écheveau inextricable. C'est là la simplicité cachée, celle qu'il faut découvrir.

Les exemples du contraire abondent. Dans la théorie cinétique des gaz, on envisage des molécules animées de grandes vitesses, dont les trajectoires, déformées par des chocs incessants, ont les formes les plus capricieuses, et sillonnent l'espace dans tous les sens. Le résultat observable est la loi simple de Mariotte; chaque fait individuel était compliqué; la loi des grands nombres a rétabli la simplicité dans la moyenne. Ici la simplicité n'est qu'apparente, et la grossièreté de nos sens nous empêche seule d'apercevoir la complexité.

Bien des phénomènes obéissent à une loi de proportionnalité; mais pourquoi? Parce que dans ces phénomènes il y a quelque chose qui est très petit. La loi simple observée n'est alors qu'une traduction de cette règle analytique générale, d'après laquelle l'accroissement infiniment petit d'une fonction est proportionnel à l'accroissement de la variable. Comme en réalité nos accroissements ne sont pas infiniment petits, mais très petits, la loi de proportionnalité n'est qu'approchée et la simplicité n'est qu'apparente. Ce que je viens de dire s'applique à la règle de la superposition des petits mouvements, dont l'emploi est si fécond et qui est le fondement de l'optique.

Et la loi de Newton elle-même? Sa simplicité, si longtemps cachée, n'est peut-être qu'apparente. Qui sait si elle n'est pas due à quelque mécanisme compliqué, au choc de quelque matière subtile animée de mouvements irréguliers, et si elle n'est devenue simple que par le jeu des moyennes et des grands nombres? En tout cas il est difficile de ne pas supposer que la loi véritable contient des termes complémentaires, qui deviendraient sensibles aux petites distances. Si en astronomie, ils sont négligeables devant celui de Newton et si la loi retrouve ainsi sa simplicité, ce serait uniquement à cause de l'énormité des distances célestes.

Sans doute, si nos moyens d'investigation devenaient de plus en plus pénétrants, nous découvririons le simple sous le complexe, puis le complexe sous le simple, puis de nouveau le simple sous le complexe, et ainsi de suite, sans que nous puissions prévoir quel sera le dernier terme.

Il faut bien s'arrêter quelque part, et pour que la science soit possible, il faut s'arrêter quand on a trouvé la simplicité. C'est là le seul terrain sur lequel nous pourrons élever l'édifice de nos généralisations. Mais, cette simplicité n'étant qu'apparente, ce terrain sera-t-il assez solide? C'est ce qu'il convient de rechercher.

Pour cela, voyons quel rôle joue dans nos généralisations la croyance à la simplicité. Nous avons vérifié une loi simple dans un assez grand nombre de cas particuliers; nous nous refusons à admettre que cette rencontre, si souvent répétée, soit un simple effet du hasard et nous en concluons que la loi doit être vraie dans le cas général.

Kepler remarque que les positions d'une planète observées par Tycho sont toutes sur une même ellipse. Il n'a pas un seul instant la pensée que, par un jeu singulier du hasard, Tycho n'a jamais regardé le ciel qu'au moment où la trajectoire véritable de la planète venait couper cette ellipse.

Qu'importe alors que la simplicité soit réelle, ou qu'elle recouvre une vérité complexe? Qu'elle soit due à l'influence des grands nombres, qui nivelle les différences individuelles, qu'elle soit due à la grandeur ou à la petitesse de certaines quantités qui permet de négliger certains termes, dans tous les cas, elle n'est pas due au hasard. Cette simplicité, réelle ou apparente, a toujours une cause. Nous pourrons donc toujours faire le même raisonnement, et si une loi simple a été observée dans plusieurs cas particuliers, nous pourrons légitimement supposer qu'elle sera encore vraie dans les cas analogues. Nous y refuser serait attribuer au hasard un rôle inadmissible.

Cependant il y a une différence. Si la simplicité était réelle et profonde, elle résisterait à la précision croissante de nos moyens de mesure; si donc nous croyons la nature profondément simple, nous devrions conclure d'une simplicité approchée à une simplicité rigoureuse. C'est ce qu'on faisait autrefois; c'est ce que nous n'avons plus le droit de faire.

La simplicité des lois de Kepler, par exemple, n'est qu'apparente. Cela n'empêche pas qu'elles s'appliqueront, à fort peu près, à tous les systèmes analogues au système solaire, mais cela empêche qu'elles soient rigoureusement exactes.

 

Rôle de l'hypothèse

Toute généralisation est une hypothèse; l'hypothèse a donc un rôle nécessaire que personne n'a jamais contesté. Seulement elle doit toujours être, le plus tôt possible et le plus souvent possible, soumise à la vérification. Il va sans dire que, si elle ne supporte pas cette épreuve, on doit l'abandonner sans arrière-pensée. C'est bien ce qu'on fait en général, mais quelquefois avec une certaine mauvaise humeur.

Eh bien, cette mauvaise humeur même n'est pas justifiée; le physicien qui vient de renoncer à une de ses hypothèses devrait être, au contraire, plein de joie, car il vient de trouver une occasion inespérée de découverte. Son hypothèse, j'imagine, n'avait pas été adoptée à la légère; elle tenait compte de tous les facteurs connus qui semblaient pouvoir intervenir dans le phénomène. Si la vérification ne se fait pas, c'est qu'il y a quelque chose d'inattendu, d'extraordinaire; c'est qu'on va trouver de l'inconnu et du nouveau.

L'hypothèse ainsi renversée a-t-elle donc été stérile? Loin de là, on peut dire qu'elle a rendu plus de services qu'une hypothèse vraie; non seulement elle a été l'occasion de l'expérience décisive, mais on aurait fait cette expérience par hasard, sans avoir fait l’hypothèse, qu'on n'en aurait rien tiré; on n'y aurait rien vu d'extraordinaire; on n'aurait catalogué qu'un fait de plus sans en déduire la moindre conséquence.

Maintenant à quelle condition l'usage de l'hypothèse est-il sans danger?
Le ferme propos de se soumettre à l'expérience ne suffit pas; il y a encore des hypothèses dangereuses; ce sont d'abord, ce sont surtout celles qui sont tacites et inconscientes. Puisque nous les faisons sans le savoir, nous sommes impuissants à les abandonner. C'est donc là encore un service que peut nous rendre la physique mathématique. Par la précision qui lui est propre, elle nous oblige à formuler toutes les hypothèses que nous ferions sans elle, mais sans nous en douter.

Remarquons, d'autre part, qu'il importe de ne pas multiplier les hypothèses outre mesure et de ne les faire que l’une après l'autre. Si nous construisons une théorie fondée sur des hypothèses multiples, et, si l'expérience la condamne, quelle est parmi nos prémisses celle qu'il est nécessaire de changer? Il sera impossible de le savoir. Et inversement, si l'expérience réussit, croira-t-on avoir vérifié toutes ces hypothèses à la fois? Croira-t-on avec une seule équation avoir déterminé plusieurs inconnues?

Il faut également avoir soin de distinguer entre les différentes sortes d'hypothèses. Il y a d'abord celles qui sont toutes naturelles et auxquelles on ne peut guère se soustraire. Il est difficile de ne pas supposer que l'influence des corps très éloignés est tout à fait négligeable, que les petits mouvements obéissent à une loi linéaire, que l'effet est une fonction continue de sa cause. J'en dirai autant des conditions imposées par la symétrie. Toutes ces hypothèses forment pour ainsi dire le fonds commun de toutes les théories de la physique mathématique. Ce sont les dernières que l'on doit abandonner.

Il y a une seconde catégorie d'hypothèses que je qualifierai d'indifférentes. Dans la plupart des questions, l'analyste suppose, au début de son calcul, soit que la matière est continue, soit, inversement, qu'elle est formée d'atomes. Il aurait fait le contraire que ses résultats n'en auraient pas été changés; il aurait eu plus de peine à les obtenir, voilà tout. Si alors l'expérience confirme ses conclusions, pensera-t-il avoir démontré, par exemple, l'existence réelle des atomes?

Dans les théories optiques s'introduisent deux vecteurs que l'on regarde, l'un comme une vitesse, l'autre comme un tourbillon. C'est là encore une hypothèse indifférente, puisqu'on serait arrivé aux mêmes conclusions en faisant précisément le contraire; le succès de l'expérience ne peut donc prouver que le premier vecteur est bien une vitesse; il ne prouve qu'une chose, c'est que c'est un vecteur; c'est là la seule hypothèse qu'on ait réellement introduite dans les prémisses. Pour lui donner cette apparence concrète qu'exige la faiblesse de notre esprit, il a bien fallu le considérer, soit comme une vitesse, soit comme un tourbillon; de même qu'il a fallu le représenter par une lettre, soit par x, soit par y; mais le résultat, quel qu'il soit, ne prouvera pas que l’on a eu raison ou tort de le regarder comme une vitesse; pas plus qu'il ne prouvera que l'on a eu raison ou tort de l'appeler x et non pas y.

Ces hypothèses indifférentes ne sont jamais dangereuses, pourvu qu'on n'en méconnaisse pas le caractère. Elles peuvent être utiles, soit comme artifices de calcul, soit pour soutenir notre entendement par des images concrètes, pour fixer les idées, comme on dit. Il n'y a donc pas lieu de les proscrire.

Les hypothèses de la troisième catégorie sont les véritables généralisations. Ce sont elles que l'expérience doit confirmer ou infirmer. Vérifiées ou condamnées, elles pourront être fécondes. Mais, pour les raisons que j'ai exposées, elles ne le seront que si on ne les multiplie pas.   

 


 

État actuel de la science

Dans l'histoire du développement de la physique, on distingue deux tendances inverses. D'une part, on découvre à chaque instant des liens nouveaux entre des objets qui semblaient devoir rester à jamais séparés; les faits épars cessent d'être étrangers les uns aux autres; ils tendent à s'ordonner en une imposante synthèse. La science marche vers l'unité et la simplicité.

D'autre part, l'observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux; il faut qu'ils attendent longtemps leur place et quelquefois, pour leur en faire une, on doit démolir un coin de l'édifice. Dans les phénomènes connus eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l'uniformité, nous apercevons des détails de jour en jour plus variés; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la complication.

De ces deux tendances inverses, qui semblent triompher tour à tour, laquelle l'emportera? Si c'est la première, la science est possible; mais rien ne le prouve a priori, et l'on peut craindre qu'après avoir fait de vains efforts pour plier la nature malgré elle à notre idéal d'unité, débordés par le flot toujours montant de nos nouvelles richesses, nous ne devions renoncer à les classer, abandonner notre idéal, et réduire la science à l'enregistrement d'innombrables recettes.

A cette question, nous ne pouvons répondre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'observer la science d'aujourd'hui et de la comparer à celle d'hier. De cet examen nous pourrons sans doute tirer quelques présomptions.

Il y a un demi-siècle, on avait conçu les plus grandes espérances. La découverte de la conservation de l'énergie et de ses transformations venait de nous révéler l'unité de la force. Elle montrait ainsi que les phénomènes de la chaleur pouvaient s'expliquer par des mouvements moléculaires. Quelle était la nature de ces mouvements, on ne le savait pas au juste, mais on ne doutait pas qu'on le sût bientôt. Pour la lumière la tâche semblait complètement accomplie. En ce qui concerne l'électricité, on était moins avancé. L'électricité venait de s'annexer le magnétisme. C'était un pas considérable vers l'unité, un pas définitif. Mais comment l'électricité rentrerait-elle à son tour dans l'unité générale, comment se ramènerait-elle au mécanisme universel? On n'en avait aucune idée. La possibilité de cette réduction n'était cependant mise en doute par personne, on avait la foi. Enfin, en ce qui concerne les propriétés moléculaires des corps matériels, la réduction semblait encore plus facile, mais tout le détail restait dans un brouillard. En un mot, les espérances étaient vastes, elles étaient vives, mais elles étaient vagues.

Aujourd'hui, que voyons-nous?
D'abord un premier progrès, progrès immense. Les rapports de l'électricité et de la lumière sont maintenant connus : les trois domaines de la lumière, de l'électricité et du magnétisme, autrefois séparés, n'en forment plus qu'un; et cette annexion semble définitive.

Cette conquête, toutefois, nous a coûté quelques sacrifices. Les phénomènes optiques rentrent comme cas particuliers dans les phénomènes électriques; tant qu'ils restaient isolés, il était aisé de les expliquer par des mouvements qu'on croyait connaître dans tous leurs détails, cela allait tout seul; mais maintenant une explication, pour être acceptable, doit s'étendre sans peine au domaine électrique tout entier. Or, cela ne marche pas sans difficultés.

Ce que nous avons de plus satisfaisant, c'est la théorie de Lorentz qui, ainsi que nous le verrons au dernier chapitre, explique les courants électriques par les mouvements de petites particules électrisées; c'est sans contredit celle qui rend le mieux compte des faits connus, celle qui met en lumière le plus grand nombre de rapports vrais, celle dont on retrouvera le plus de traces dans la construction définitive. Néanmoins elle a encore un défaut grave, que j'ai signalé plus haut; elle est contraire au principe de Newton, de l'égalité de l'action et de la réaction; ou plutôt ce principe, aux yeux de Lorentz, ne serait pas applicable à la matière seule; pour qu'il fût vrai , il faudrait tenir compte des actions exercées par l'éther sur la matière et de la réaction de la matière sur l'éther. Or, jusqu'à nouvel ordre, il est vraisemblable que les choses ne se passent pas ainsi.

Quoi qu'il en soit, grâce à Lorentz, les résultats de Fizeau sur l'optique des corps en mouvement, les lois de la dispersion normale et anormale et de l'absorption se trouvent rattachés entre eux et aux autres propriétés de l'éther par des liens qui sans aucun doute ne se rompront plus. Voyez la facilité avec laquelle le phénomène nouveau de Zeeman a trouvé sa place toute prête, et a même aidé à classer la rotation magnétique de Faraday qui était restée rebelle aux efforts de Maxwell; cette facilité prouve bien que la théorie de Lorentz n'est pas un assemblage artificiel destiné à se dissoudre. On devra probablement la modifier, mais non la détruire.

Mais Lorentz n'avait d'autre ambition que d'embrasser dans un même ensemble toute l'optique et l'électro-dynamique des corps en mouvement; il n'avait pas la prétention d'en donner une explication mécanique. Larmor va plus loin; conservant la théorie de Lorentz dans ce qu'elle a d'essentiel, il y greffe pour ainsi dire les idées de Mac-Cullagh sur la direction des mouvements de l'éther. Pour lui la vitesse de l'éther aurait même direction et même grandeur que la force magnétique. Cette vitesse nous est donc connue puisque la force magnétique est accessible à l'expérience. Quelque ingénieuse que soit cette tentative, le défaut de la théorie de Lorentz subsiste et même il s'aggrave. L'action n'est pas égale à la réaction. Avec Lorentz, nous ne savions pas quels sont les mouvements de l'éther; grâce à cette ignorance, nous pouvions les supposer tels que, compensant ceux de la matière, ils rétablissent l'égalité de l'action et de la réaction. Avec Larmor, nous connaissons les mouvements de l'éther et nous pouvons constater que la compensation ne se fait pas.

Si Larmor a à mon sens échoué, cela veut-il dire qu'une explication mécanique est impossible? Loin de là : j'ai dit plus haut que dès qu'un phénomène obéit aux deux principes de l'énergie et de la moindre action, il comporte une infinité d'explications mécaniques; il en est donc ainsi des phénomènes optiques et électriques.

Mais cela ne suffît pas; pour qu'une explication mécanique soit bonne, il faut qu'elle soit simple; il faut que, pour la choisir entre toutes celles qui sont possibles, on ait d'autres raison que la nécessité de faire un choix. Eh bien, une théorie qui satisfasse à cette condition et par conséquent qui puisse servir à quelque chose, nous n'en avons pas encore. Devons-nous nous en plaindre? Ce serait oublier quel est le but poursuivi; ce n'est pas le mécanisme, le vrai, le seul but, c'est l'unité.

Nous devons donc borner notre ambition; ne cherchons pas à formuler une explication mécanique; contentons-nous de montrer que nous pourrions toujours en trouver une si nous le voulions. A cela, nous avons réussi; le principe de la conservation de l'énergie n'a reçu que des confirmations; un second principe est venu s'y joindre, celui de la moindre action, mis sous la forme qui convient à la physique. Lui aussi a toujours été vérifié, au moins en ce qui concerne les phénomènes réversibles qui obéissent ainsi aux équations de Lagrange, c'est-à-dire aux lois les plus générales de la mécanique.

Les phénomènes irréversibles sont beaucoup plus rebelles. Eux aussi cependant s'ordonnent et tendent à rentrer dans l'unité; la lumière qui les a éclairés nous est, venue du principe de Carnot. Longtemps la thermodynamique s'est confinée dans l'étude de la dilatation des corps et de leurs changements d'état. Depuis quelque temps, elle s'est enhardie et elle a considérablement élargi son domaine. Nous lui devons la théorie de la pile, celle des phénomènes thermo-électriques; il n'est pas dans toute la physique de coin qu'elle n'ait exploré et elle s'est attaquée à la chimie elle-même. Partout règnent les mêmes lois; partout, sous la diversité des apparences, on retrouve le principe de Carnot; partout aussi ce concept si prodigieusement abstrait de l'entropie, qui est aussi universel que celui de l'énergie et semble comme lui recouvrir une réalité. La chaleur rayonnante paraissait devoir lui échapper; on l'a vue récemment plier sous les mêmes lois.

Par là nous sont révélées des analogies nouvelles, qui souvent se poursuivent dans le détail; la résistance ohmique ressemble à la viscosité des liquides; l'hystérésis ressemblerait plutôt au frottement des solides. Dans tous les cas, le frottement paraît le type sur lequel se calquent les phénomènes irréversibles les plus divers, et cette parenté est réelle et profonde.

On a cherché aussi une explication mécanique proprement dite de ces phénomènes. Ils ne s'y prêtaient guère. Pour la trouver, il a fallu supposer que l'irréversibilité n'est qu'une apparence, que les phénomènes élémentaires sont réversibles et obéissent aux lois connues de la dynamique. Mais les éléments sont extrêmement nombreux et se mêlent de plus en plus, de sorte que pour nos yeux grossiers tout paraît tendre vers l'uniformité, c'est-à-dire que tout semble marcher dans le même sens, sans espoir de retour. L'irréversibilité apparente n'est ainsi qu'un effet de la loi des grand nombres. Seul un être dont les sens seraient infiniment subtils, comme le démon imaginaire de Maxwell, pourrait démêler cet écheveau inextricable et ramener le monde en arrière.

Cette conception, qui se rattache à la théorie cinétique des gaz, a coûté de grands efforts et a été en somme assez peu féconde; elle pourra le devenir. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si elle ne conduit pas à des contradictions et si elle est bien conforme à la véritable nature des choses.

Signalons toutefois les idées originales de M. Gouy sur le mouvement brownien. D'après ce savant, ce singulier mouvement échapperait au principe de Carnot. Les particules qu'il met en branle seraient plus petites que les mailles de cet écheveau si serré; elles seraient donc en mesure de les démêler et par là de faire marcher le monde à contre-courant. On croirait voir à l'oeuvre le démon de Maxwell.

En résumé, les phénomènes anciennement connus se classent de mieux en mieux; mais des phénomènes nouveaux viennent réclamer leur place; la plupart d'entre eux, comme celui de Zeemann, l'ont trouvée tout de suite.

Mais nous avons les rayons cathodiques, les rayons X, ceux de l'uranium et du radium. Il y a là tout un monde que nul ne soupçonnait. Que d'hôtes inattendus il faut caser! Personne ne peut encore prévoir la place qu'ils occuperont. Mais je ne crois pas qu'ils détruiront l'unité générale, je crois plutôt qu'ils la compléteront. D'une part, en effet, les radiations nouvelles semblent liées aux phénomènes de luminescence; non seulement elles excitent la fluorescence, mais elles prennent naissance quelquefois dans les mêmes conditions qu'elle.

Elles ne sont pas non plus sans parenté arec les causes qui font éclater l'étincelle sous l'action de la lumière ultra-violette.
Enfin, et surtout, on croit retrouver dans tous ces phénomènes de véritables ions animés, il est vrai, de vitesses incomparablement plus fortes que dans les électrolytes.

Tout cela est bien vague, mais tout cela se précisera.
La phosphorescence, l'action de la lumière sur l'étincelle, c'étaient là des cantons un peu isolés, et par suite un peu délaissés par les chercheurs. On peut espérer maintenant qu'on va construire une nouvelle ligne qui facilitera leurs communications avec la science universelle.

Non seulement nous découvrons des phénomènes nouveaux, mais dans ceux que nous croyions connaître, se révèlent des aspects imprévus. Dans l'éther libre, les lois conservent leur majestueuse simplicité; mais la matière proprement dite semble de plus en plus complexe; tout ce qu'on en dit n'est jamais qu'approché et à chaque instant nos formules exigent de nouveaux termes.

Néanmoins les cadres ne sont pas rompus; les rapports que nous avions reconnus entre des objets que nous croyions simples, subsistent encore entre ces mêmes objets quand nous connaissons leur complexité, et c'est cela seul qui importe. Nos équations, deviennent de plus en plus compliquées, c'est vrai, afin de serrer de plus près la complication de la nature; mais rien n'est changé aux relations qui permettent de déduire ces équations les unes des autres. En un mot, la forme de ces équations a résisté.

Prenons pour exemple les lois de la réflexion, Fresnel les avait établies par une théorie simple et séduisante que l'expérience semblait confirmer. Depuis, des recherches plus précises ont prouvé que cette vérification n'était qu'approximative; elles ont montré partout des traces de polarisation elliptique. Mais, grâce à l'appui que nous prêtait la première approximation, on a trouvé tout de suite la cause de ces anomalies, qui est la présence d'une couche de passage; et la théorie de Fresnel a subsisté dans ce qu'elle avait d'essentiel.

Seulement on ne peut s'empêcher de faire une réflexion : Tous ces rapports seraient demeurés inaperçus si l'on s'était douté d'abord de la complexité des objets qu'ils relient. Il y a longtemps qu'on l’a dit : Si Tycho avait eu des instruments dix fois plus précis, il n'y aurait jamais eu ni Kepler, ni Newton, ni Astronomie. C'est un malheur pour une science de prendre naissance trop tard, quand les moyens d'observation sont devenus trop parfaits. C'est ce qui arrive aujourd'hui à la physico-chimie; ses fondateurs sont gênés dans leurs aperçus par la troisième et la quatrième décimales; heureusement, ce sont des hommes d'une foi robuste.

A mesure qu'on connaît mieux les propriétés de la matière, on y voit régner la continuité. Depuis les travaux d'Andrews et de Van del Wals, on se rend compte de la façon dont se fait le passage de l’état liquide à l’état gazeux et que ce passage n'est pas brusque. De même il n'y a pas un abîme entre les états liquide et solide, et dans les comptes rendus d'un Congrès récent on voyait à côté d'un travail sur la rigidité des liquides, un mémoire sur l'écoulement des solides.

A cette tendance la simplicité perd sans doute; tel phénomène était représenté par plusieurs droites: il faut raccorder ces droites par des courbes plus ou moins compliquées. En revanche l'unité y gagne beaucoup. Ces catégories tranchées reposaient l'esprit, mais elles ne le satisfaisaient pas.

Enfin les méthodes de la physique ont envahi un domaine nouveau, celui de la chimie; la physicochimie est née. Elle est encore bien jeune, mais on voit déjà qu'elle nous permettra de relier entre eux des phénomènes tels que l'électrolyse, l'osmose, les mouvements des ions.

De ce rapide exposé, que conclurons-nous?
Tout compte fait, on s'est rapproché de l'unité, on n'a pas été aussi vite qu'on l'espérait il y a cinquante ans, on n'a pas toujours pris le chemin prévu; mais, en définitive, on a gagné beaucoup de terrain.

 


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