Jan Waclav Makhaïski

Le socialisme des intellectuels
(passages)

(1898-1918)

 



Note

La thèse soutenue de Makhaïski dans ces écrits est que les intellectuels se sont approprié de l'idée du socialisme, ils l'ont transformé en idéologie et l'utilisent pour s'assigner une fonction de direction de la vie sociale et économique, en devenant ainsi une nouvelle classe dominante.

Cette analyse a trouvée pas mal de confirmations non seulement dans les pays du socialisme réel mais aussi dans les pays soi-disant capitalistes où les intellectuels occupent des positions de pouvoir dans les partis, les Parlements, les média, la haute bureaucratie, l'enseignement, la gestion de la production, les professions, etc.

 


 

L’évolution de la social-démocratie (1898)

La fonction de direction, en tant que processus économique dans son sens étroit, ainsi que toute la "vie de la nation", est le monopole exclusif du monde cultivé, soit des classes bourgeoises dominantes, mais non pas uniquement des propriétaires du capital industriel et marchand, mais également des mercenaires privilégiés de l’État capitaliste: les politiciens, les journalistes, les savant et tous le membres des professions "nobles".

[Dans la société capitaliste] le travail intellectuelle devient la tâche spécial d’une classe déterminée, qui n’est pas en général directement intéressée à l’exploitation capitaliste - et qui par sa nature ne l’est pas nécessairement. Cette classe intellectuelle vit en faisant valoir ses connaissance et ses capacités spéciales.
Cette classe, dont les débuts coïncident avec la production marchande simple, augmente rapidement dans le mode de production capitaliste, lequel lui délègue toujours davantage les travaux intellectuels, jusque-là réservés aux exploiteurs eux-mêmes, et lui crée de jour en jour de nouveaux champs d’activité.

 


 

Le socialisme scientifique (1900)

Le développement de la culture capitaliste détermine la croissance de l’armée des travailleurs intellectuels, mercenaire privilégiés de l’État; puis celle de la société cultivée, laquelle dans une société de classe est impensable sous une autre forme que celle d’une classe privilégiée, dominante, et utilisant tous les fruits du développement de la productivité du travail national.

… la culture capitaliste crée au préalable le parasite: la société cultivée n’est rien d’autre qu’une couche privilégiée et son seul « service » social consiste à consommer le profit national.

La domination crée la sphère d’application de l’activité intellectuelle pour toute la descendance de la société cultivée.
Si ses membres sont quelquefois un peu gâtés par la nature pour ce qui concerne les « talents et capacités spéciales », on leur trouvera néanmoins un type d’activité leur permettant d’exercer leur suprématie: le soutien à l’organisation sociale « d’ordre et de paix », ou bien la « défense de la patrie », ou bien encore la création et la greffe des principes religieux et moraux nécessaires à leur esclaves. « L’éducation de la jeunesse » doit être assumé par des personnes privilégiées devant apparaître aux jeux des esclaves comme des êtres supérieurs, doués de talents particulier innés.
Des sections entières des sciences sociales instituées par l’État s’occupent à élaborer des formules de domination. Grâce à un tel « travail intellectuel » les classes dominantes et les régime de classes continuent à bien se porter.

 


 

La banqueroute du socialisme du XIXème siècle (1905)

Le socialisme est devenu un système idéologique d'explication du régime actuel, de ses préoccupations, de ses problèmes et de ses plans; il est devenu le défenseur du progrès bourgeois comme n'importe quelle religion se fait le défenseur du système d'oppression existant.
Le socialisme actuel souhaite indubitablement le développement du régime bourgeois, parce qu'il constitue la «prémisse de la société socialiste», et qu'il recèle en lui des «tendances» exigées par le «communisme».
La religion savait justifier tout joug et toute violence; elle savait découvrir, dans les plus terribles massacres, des buts sociaux élevés.
De la même manière, le socialisme contemporain a su découvrir dans l'exploitation effrénée et le pillage déclaré de notre époque, un sens secret et une conformité objective au but: le développement de la société bourgeoise s'oriente depuis longtemps vers le communisme, indépendamment de ce que peuvent être les fins réelles et les efforts conscients des participants à ce processus!
La fonction commune à toutes les religions de justification de l'ordre existant, le socialisme du XIXème siècle l'accomplit sous l'apparence de la science.

La science socialiste ne fait pas que dissimuler les fondements de l'oppression séculaire. Ses prédictions, reposant sur une grossière superstition des masses, recouvre d'un voile impénétrable tous les autres moyens d'exploitation, de vie parasitaire, toutes les nouvelles formes de pillage qui se sont multipliées.
Une fraction sans cesse croissante de la société bourgeoise reçoit un fonds d'entretien pour son existence parasitaire; au sein de cette fraction se trouve l'intelligentsia. L'armée des travailleurs intellectuels, qui ne possède pas personnellement les moyens de production, mais qui accroît et multiplie sans arrêt son revenu en vertu de sa participation au système. Ces revenus lui sont assignés, parce qu'elle est la propriétaire héréditaire de toutes les connaissances, de la culture et de la civilisation. Cela condamne la majorité de l'humanité à vivre dans la situation d'une race d'esclaves, inférieure et inculte. Cet état de choses est volontairement dissimulé par la doctrine socialiste, pour qui les seuls exploiteurs restent les possédants des usines et de la terre, tandis que l'intelligentsia ne vit que de son travail spécifique. Derrière le bouclier de la science socialiste prolifère en toute liberté la forme la plus moderne du pillage.

 


 

La révolution bourgeoise et la cause ouvrière (1905)

Tous les messieurs révolutionnaires, toute cette bourgeoisie révolutionnaire, n'aspirent précisément dans leur lutte contre le tsar qu'à établir leur propre domination sur la classe ouvrière, qu'à raffermir leur vie de parasites. Ils ne combattent l'autocratie que parce qu'ils veulent posséder directement et entièrement l'Empire russe, ses richesses, ses revenus, tous les biens acquis du pillage de cent millions d'esclaves de toutes les Russies: les prolétaires.
La révolution prônée par les gens instruits est une révolution bourgeoise, une révolution de maîtres. Une telle révolution ne libère que les maîtres humiliés et limités dans leurs initiatives, pour en faire des maîtres de plein droit; elle facilite l'élévation et l'enrichissement des petits maîtres et des petits propriétaires. Elle ne fait qu'augmenter le nombre de ceux qui dominent le peuple travailleur, que multiplier les parasites des masses laborieuses. Elle ne fait qu’accroître le butin retiré de l'exploitation de millions d’hommes condamnés à vie à un travail manuel servile. Une telle révolution n'affaiblit pas, mais ne fait au contraire que renouveler et renforcer l'oppression des ouvriers.
En un mot, les socialistes n'existent que pour transformer les grèves économiques des ouvriers, qui éclatent en ce moment à travers toute la Russie, en grève politique, afin qu'elle profite moins aux ouvriers qu'à leurs maîtres, qu'à la société cultivée qui n'attend que le moment où l'État et ses fabuleux revenus lui tomberont enfin entre les mains. Il n'est donc pas étonnant que les socialistes soient très favorables à une grève politique, et qu'en Russie, aujourd'hui, ce soient surtout messieurs les avocats et ingénieurs, ou même des capitalistes et princes libéraux, qui fournissent des fonds.


NOVEMBRE 1905

Les socialistes russes ont montré mieux que quiconque ce qu'était le socialisme. Les socialistes ont le devoir d'accomplir la révolution bourgeoise là où elle n'a pas encore eu lieu, ont proclamé les sociaux-démocrates, et tous les socialistes russes assument ce devoir avec ferveur. Aucun socialiste n'y voit matière à trahison. Ils ont justement le devoir d'agir de la manière suivante: promettre aux ouvriers la révolution prolétarienne dans un avenir lointain, et, pour le moment, accomplir la révolution bourgeoise. Ils se sont mis à convaincre les esclaves du régime bourgeois, que la prison dans laquelle ils naissent ne sera détruite le plus rapidement que lorsqu'ils l'auront agrandie et renforcée de leurs propres mains.
Les socialistes russes répètent avec beaucoup de succès ce qu'ont déjà dit les socialistes partout dans le monde au siècle dernier. Les socialistes assurent aux ouvriers qu'ils les mènent directement au paradis socialiste ; mais en réalité, ils ne font, par leur travail, que conserver, développer et affermir le régime existant de pillage séculaire.
Qu'est-ce donc que le socialisme? C'est un sermon sur le bonheur, sur une vie juste, sur l'égalité universelle des prochaines générations; un sermon tel qu'il oblige ceux qui s'y laissent prendre à élargir et raffermir le pillage séculaire, afin de soi-disant atteindre plus rapidement ce bonheur futur.

Le socialisme est une foi semblable à celle qu'ont offerte toutes les religions aux esclaves. Le socialisme est la religion créée pour les esclaves du régime bourgeois.
Les socialistes ont imaginé que pour renverser l'oppression séculaire, il fallait avant tout que les esclaves acquièrent, comme ils disent, la certitude de la possibilité d'une vie juste sur terre tout en admettant que le pillage ne cesse pas pour autant dans l'immédiat, si forte que soit cette foi. Il faut au préalable, disent-ils tous, répandre à travers le monde entier l'idéal socialiste, ce qu'on appelle la conscience socialiste, c'est-à-dire justement la certitude inébranlable en l'avènement inévitable du régime socialiste. Pareils aux curés, ils appellent depuis près d'un siècle les affamés à se nourrir de la foi socialiste, de la nouvelle parole divine ; ils consolent tous les esclaves, tous les opprimés, en leur assurant que les générations futures obtiendront sans aucun doute toutes les richesses de la terre. Ainsi l'enseignement socialiste, tout comme les religions qui l'ont précédé, ne fait qu'endormir les masses exploitées, les retenir de toute révolte générale.

Quels que soient les livres, les brochures, les programmes ou les journaux que l'on consulte, qu'ils soient sociaux-démocrates ou anarchistes, anciens ou récents, partout les socialistes s'efforcent de suggérer aux ouvriers que leurs seuls exploiteurs, leurs seuls oppresseurs, ne sont que les détenteurs du capital, les propriétaires des moyens de production. Pourtant, dans tous les pays et États, il existe une immense classe de gens qui ne possèdent ni capital marchand ni capital industriel et, malgré tout, vivent comme de vrais maîtres.
C'est la classe des gens instruits, la classe de l'intelligentsia.
Ils ne possèdent ni terre ni usine, et cependant jouissent de revenus comparables à ceux des capitalistes, moyens ou grands. Ils ne possèdent rien, mais, tout comme les grands et moyens capitalistes sont des «mains blanches», comme eux exemptés leur vie durant de travail manuel; et s'ils participent à la production, ce n'est qu'en qualité d'ingénieurs, de directeurs, de gérants; ils apparaissent donc vis-à-vis des ouvriers, esclaves du travail manuel, en maîtres et dirigeants identiques en tout point aux capitalistes-entrepreneurs.
Les socialistes ont de tout temps répandu parmi les ouvriers un immense mensonge: il n'y aurait que des capitalistes qui vivraient de l’exploitation et du pillage. Pourquoi ce mensonge? Qu'apporte-t-il aux socialistes? Il préserve toute la société cultivée du monde des attaques d'esclaves insurgés, car les ouvriers socialistes qui en sont victimes ne s'en prennent qu'à la seule vieille classe de pillards. Aussi ce mensonge garantit-il la survie parasitaire de la société dominante, puisqu'il ne vise que le seul mode ancien de rapine.

Les prophètes du capitalisme assimilaient au «peuple laborieux entier» les millionnaires ; les socialistes agissent de même en mêlant impudemment aux rangs du «prolétariat travailleur et exploité» toute une classe de vrais «maîtres aux mains blanches», vivant la vie rassasiée des maîtres et jouant le rôle honorable et dominateur de commandant des esclaves, des travailleurs manuels. Cette armée de cols blancs se sert des révoltes ouvrières pour marchander, auprès des maîtres, des revenus propres sans cesse plus grands ; et en cas d'éviction de la classe des capitalistes — ce dont rêvent les socialistes — cette armée de cols blancs ne tarderait pas à occuper les places des entrepreneurs privés, de commander directement, et pour son propre compte, les ouvriers, et à s'approprier sans partage toutes les richesses du monde. Tout comme les capitalistes se sont réconciliés avec les aristocrates, l'intelligentsia, tout le monde cultivé, se réconcilierait rapidement avec les anciens maîtres, pour un ordre socialiste, et la servitude des ouvriers ne ferait que se renforcer.

Les ouvriers sont privés depuis des siècles non seulement des moyens de production, mais également de la capacité de diriger et de gérer l'industrie contemporaine sans cesse plus perfectionnée, car avant même de naître ils sont condamnés à rester ignorants, à ne posséder aucune des connaissances humaines, aucune des sciences modernes. Avant de prendre en main la production, les ouvriers doivent obtenir, par la lutte, le droit pour eux et pour leurs enfants d'acquérir ces connaissances par le même moyen que ces messieurs les «mains blanches». Ce droit, les ouvriers ne le gagneront que lorsqu'ils auront fait monter la rétribution de leur travail jusqu'au niveau de celle des cols blancs, qui confère actuellement à ces derniers la possibilité d'entretenir leurs enfants au cours de leurs longues études.
Tant que les ouvriers n'auront pas arraché des mains du monde instruit ces connaissances, tant qu'ils resteront tels qu'ils sont actuellement, condamnés à un travail manuel servile et à être éduqués en esclaves, ils seront toujours commandés par leurs maîtres — les intellectuels aux mains blanches — que cela soit dans un État social-démocrate ou bien dans une communauté anarchiste.

 


 

La conspiration ouvrière (1908)

Le socialisme, ce n'est pas la révolte des esclaves contre la société qui les dépouille, ce sont les plaintes et les plans du petit rapace, l'intellectuel, humilié mais commençant à avoir de l'assise, et qui dispute au patron le bénéfice tiré de l'exploitation des ouvriers.

Ils [les socialistes] expliquent tous que la lutte de l'ouvrier pour l'élévation de son salaire et de ses conditions de vie ne résout rien, et que la racine du mal se trouve dans la propriété privée des moyens de production, bien qu'ils sachent très bien que le transfert de la propriété privée à la propriété sociale ne changera nullement les conditions de vie des exploiteurs et des exploités.

L'État démocratique signifie que le savant prend la place de la police, ou plutôt qu'il se met au même rang que la police. C'est pour cela que se multiplient les responsables sociaux: les députés, les politiciens, les agronomes, les statisticiens, les correspondants de journaux, les avocats, etc.
Voilà pourquoi l'intelligentsia démocratique attend avec impatience, plus que les bourgeois eux-mêmes, le progrès ultérieur de la société bourgeoise, en général, et les démocratisations entraînées par lui, en particulier. Voilà pourquoi cette intelligentsia démocratique explique aux masses qui s'insurgent que leur émancipation ne viendra pas de la lutte économique, de l'attaque de la bourse de leurs maîtres, mais uniquement de la lutte politique, c'est-à-dire de la lutte pour un régime tel que cette bourse pourra s'accroître d'une meilleure façon d'abord, et surtout mieux s'entrouvrir ensuite pour la confrérie savante. Voilà pourquoi l'intelligentsia considère la démocratisation de la société, c'est-à-dire sa pénétration propre dans tous les pores de l'État bourgeois, comme la garantie suffisante que la socialisation constituera déjà l'entrée dans un vrai paradis et non pas dans une nouvelle prison, beaucoup plus hermétique que la précédente. Eh bien oui ! La transmission de tous les moyens de production aux mains de l'intelligentsia qui tient déjà le gouvernail social, constituera pour elle un véritable paradis. La socialisation des moyens de production, dans une démocratie, ne peut rien promettre d'autre aux travailleurs manuels que le renforcement de l'organisation du pouvoir qui les domine, que l'affermissement de l'État.

Les ouvriers doivent aimer l'union de voleurs constituée par leurs maîtres, union qui se nomme dans le monde de la violence et du mensonge «patrie», «pays natal» ou «nation». Ils doivent défendre cette union de voleurs contre ses «ennemis», et l'aimer plus encore que les exploiteurs eux-mêmes.
Les ouvriers doivent être les nationalistes les plus sincères et les plus honnêtes, les patriotes les plus ardents. Par la lutte et le sang, ils sont obligés de libérer leurs ennemis, les «mains blanches», de leur offrir le bonheur le plus complet et la liberté politique la plus totale. Ils doivent être des esclaves honnêtes, fidèles, désintéressés et généreux, non pas par crainte mais par conscience. Ils doivent même éveiller chez leurs maîtres l'aspiration à la liberté, à la «vraie vie de justice», à «l'idéal radieux de la raison, de l'amour, du bien et du beau».
Hélas ! la propagande des discoureurs socialistes ne s'est pas entièrement perdue. Ces dernières années, les ouvriers socialistes ont agréablement surpris toute l'intelligentsia rassasiée avec leur «idéal radieux». Lors des «belles journées d'Octobre»1905 ils ont même déclaré «camarades» presque tous les bourgeois aux «mains blanches», et ont répété à la suite des socialistes tous les mots mensongers de leurs exploiteurs: patrie, peuple, nation, vérité, justice.

Démocratisez la machine étatique, conseillent les sociaux-démocrates, élisez davantage de députés socialistes. Eh bien voilà, lorsque plus de cent députés socialistes furent choisis en Allemagne, ils se révélèrent être des bavards tout aussi inutiles que tous les autres «représentants du peuple».
Il faut conquérir le suffrage universel ! Mais par la conquête de ce suffrage universel, direct, etc., il n'y a que le nombre des gouvernants et des commandants, assis sur le dos des travailleurs, qui s'accroît sans cesse.

Il n'est pas facile aux masses de déchirer les mailles des filets socialistes et démocratiques qui les couvrent, ni de se détourner des refrains soporifiques que leur chantent des intellectuels ou même leurs propres camarades, dévoués aux intérêts et aux plans de l'intelligentsia. Et puis comment provoquer ces révoltes, tant qu'il n'y a pas d'organisation prête à les soutenir et à les unifier, tant qu'il n'y a pas de conspiration ouvrière, et qu'existe une conspiration des intellectuels qui veillent attentivement à transformer chaque révolte ouvrière en une révolution politique, en vue de réaliser un quelconque idéal d'intellectuels?

 


 

La révolution ouvrière (1918)

Cependant, affirme la science communiste-marxiste, l'histoire ne connaît pas d'autre moyen d'émancipation ; jusqu'à présent toutes les classes se libéraient au moyen de la conquête du pouvoir d'État. C'est ainsi que la bourgeoisie aurait obtenu son hégémonie à l'époque de la Révolution française.
Les érudits communistes ont négligé un petit détail: toutes les classes qui se sont libérées dans l'histoire étaient des classes possédantes, alors que la révolution ouvrière devrait garantir l'hégémonie d'une classe de non-possédants.
La bourgeoisie ne s'est emparée du pouvoir d'État qu'après avoir accumulé, au cours des siècles, des richesses dont l'ampleur ne le cédait en rien à celles de son oppresseur, la noblesse ; et c'est seulement pour cette raison que la conquête directe du pouvoir lui apparaissait comme l'institution effective de sa domination, comme l'affermissement de son empire.
La classe ouvrière ne peut suivre le chemin qui a libéré la bourgeoisie. Pour elle, l'accumulation des richesses est impensable; sur ce terrain, elle ne peut dépasser la force de la bourgeoisie. La classe ouvrière ne peut devenir propriétaire des richesses avant d'accomplir sa révolution. C'est pour cela que la conquête du pouvoir d'État, menée par n'importe quel parti, aussi révolutionnaire et archicommuniste qu'il soit, ne peut rien donner par elle-même aux ouvriers, en dehors du pouvoir fictif, de la domination illusoire, que la dictature bolchevique n'a cessé de symboliser jusqu'à maintenant.

Retranchés derrière les positions acquises, les communistes, nouveaux venus, joueront le rôle des démocrates français du temps de la Grande Révolution, le rôle des célèbres Jacobins, dont la carrière séduit si grandement les dirigeants bolcheviques, au point que ceux-ci ne sont nullement opposés à les copier, que ce soit dans leur personne ou dans leurs institutions.
Les Jacobins français avaient instauré une «dictature des pauvres» aussi illusoire que celle des bolcheviks russes. Afin d'assurer au peuple l'écrasement des «aristocrates» et autres «contre-révolutionnaires», de montrer que la capitale et l'État se trouvaient bien aux mains des pauvres, les Jacobins avaient mis les riches et les aristocrates sous la surveillance des masses, et avaient eux-même organisé des répressions sanglantes contre les ennemis du peuple

Le pouvoir qui échappe aux capitalistes et aux gros propriétaires terriens ne peut être saisi que par les couches inférieures de la société bourgeoise — par la petite-bourgeoisie et l'intelligentsia, dans la mesure où elles détiennent les connaissances indispensables à l'organisation et à la gestion de toute la vie du pays — acquérant ainsi et se garantissant solidement le droit à des revenus de maîtres, le droit de recevoir leur part des richesses pillées, leur part du revenu national. Or, les couches inférieures de la bourgeoisie, ayant obtenu des capitalistes un régime démocratique, reviennent rapidement à un accord et à une union avec eux. Le pouvoir retourne à l'ensemble des possédants; il ne peut être séparé trop longtemps de la source de tout pouvoir : l'accumulation de richesses.

L'émancipation complète des ouvriers se réalisera lorsqu'apparaîtra une nouvelle génération de gens, instruits de manière égale, événement inévitable du fait de l'égale rémunération du travail intellectuel et manuel, tous disposant ainsi de moyens équivalents pour élever leurs enfants.

Les droits suprêmes du pouvoir communiste soviétique ne se distingueront nullement, très bientôt, des droits suprêmes de tout pouvoir d'État dans le régime d'exploitation existant. La différence ne tient que dans l'appellation: dans les pays «libres», le pouvoir d'État se nomme lui-même domination de la «volonté du peuple»; tandis qu'en Russie, le pouvoir d'État exprimerait la «volonté des ouvriers».

Le parti bolchevique est un parti d'intellectuels tout comme les autres partis socialistes, qu'ils soient mencheviks, socialistes-révolutionnaires ou autres.
Tout socialisme n'aspire avant tout qu'à promouvoir les intérêts de l'intelligentsia et non ceux des ouvriers.

 


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