Eugène Lanti

Manifeste des Anationalistes

(1931)

 



Note

Ceci est la traduction française du Manifeste (écrit en espéranto) qui présente l'idée de l'anationalisme développée par Eugène Lanti. L'anationalisme est une autre façon de promouvoir le cosmopolitisme et la mise en place de communautés volontaires qui remplacent complètement les états nationaux et leur monopole territorial.

 


 

Depuis dix ans déjà l'anationalisme hante les rangs du mouvement espérantiste ouvrier.
Par le monde entier des milliers de prolétaires emploient entre eux la même langues, soit à l'intérieur des groupes, soit pour leur correspondance avec d'autres camarades de pays  éloignés. Ce fait a suggéré l'idée qu'il est possible aux travailleurs de s'organiser selon une  manière originale et de concevoir de nouvelles méthodes, pour leur lutte de classe. 

L'anationalisme a souvent été exposé dans les organes de Sennacieca Asocio Tutmonda  (Association mondiale anationale) et jusqu'à présent il ne s'est jamais manifesté de très forte  opposition contre cette nouvelle doctrine. Mais il était à prévoir qu'un jour les internationaliste orthodoxes se dresseraient contre cette hérésie. Effectivement, depuis quelque temps déjà, une  vaste agitation est méthodiquement entreprise pour combattre la nouvelle doctrine. 

Par suite, il se pourrait que les camarades sympathisant avec notre thèse, mais qui n'ont  d'elle qu'une idée imprécise, hésitent. Beaucoup même identifient inconsidérément  l'anationalisme avec « l'internationalisme prolétarien ». C'est pourquoi il est indispensable de  présenter notre point de vue de façon claire et suffisamment détaillée, et de le défendre contre les attaques des orthodoxes. 

Cela est devenu d'autant plus nécessaire que si nous n'opposons pas énergiquement nos  arguments aux sophismes et aux lieux communs propagés par les internationalistes, ceux-ci  réussiront à égarer le monde espérantiste et à lui faire croire qu'ils représentent la seule  tendance révolutionnaire. Alors qu'il est facile de montrer que leur internationalisme n'est, en  fait, qu'une espèce d'opportunisme, acceptable chez les dirigeants qui ignorent le problème  linguistique, mais impardonnable chez les espérantistes prolétariens. 

Nous sommes certains que la pratique de l'espéranto, poursuivie pendant plusieurs années  par des travailleurs conscients, doit absolument les amener d'abord à un embryon d'état  d'esprit anational et ensuite à une claire conception des problèmes envisagés d'un point de vue  purement anational. Il n'est pas douteux pour nous que beaucoup de camarades trouveront  dans les pages suivantes l'explication, la confirmation de ce qu'ils sentent ou se représentent  plus ou moins confusément depuis longtemps déjà. 

Ils seront certainement d'accord avec nous sur ce fait, qu'un véritable révolutionnaire doit  être capable d'anticiper dans le domaine des idées. Autrement il n'est qu'un vulgaire  conservateur. C'est pourquoi les espérantistes prolétariens doivent tirer toutes les  conséquences logiques de l'application d'une langue mondiale artificielle. 

Nous avons pleinement conscience que notre point de vue est actuellement utopique parce  que l'espéranto est encore peu répandu. Mais beaucoup de ceux qui considèrent  l'anationalisme comme une fantaisie, considèrent également une langue universelle comme  une utopie. Et cependant nous, espérantistes, nous savons par notre propre expérience que  cela est une chose réalisable que c'est un fait, un fait vivant.  C'est donc sans crainte que nous engageons par notre Manifeste la bataille idéologique.

Janvier 1931

 


 

L'INTERNATIONALISME

Dans un manifeste fameux, paru il y a 83 ans, les prolétaires de tous les pays étaient  invités à s'unir. Et, à cette fin, il s'est créé, depuis, diverses internationales, dont les dirigeants ont plus ou moins de relations entre eux, soit par correspondance, soit pendant les congrès, le plus souvent par l'intermédiaire de traducteurs et d'interprètes. D'une façon générale, les masses restent encore entièrement isolées dans les cadres nationaux et n'ont aucune sorte de contact entre elles - excepté sur les champs de bataille pendant des guerres terribles.

Dans ces cadres nationaux, l'esprit des hommes est par l'école, par la presse et par tous les autres moyens dont dispose l'Etat, travaillé de telle façon qu'après plusieurs générations les citoyens d'une nation constituent une véritable race spirituelle.

Il est vrai cependant, d'après l'aveu même des spécialistes, que, depuis déjà plusieurs siècles, il n'existe plus dans les pays dits civilisés de races pures, au sens biologique du mot. D'après les travaux de Frédéric Lefèvre, on retrouve, par exemple en France, une origine mongole parmi certaines populations brachicépales d'origine très ancienne. Et le professeur Jean Brunhes a démontré que les Juifs actuels de Bessarabie, d'Ukraine et de Pologne ne sont en majorité que des Slaves et des Tatars; ils ont été, voilà mille ans, convertis au judaïsme sous l'influence militaire et politique des Khazars - eux-mêmes touraniens devenus juifs. Le résultat curieux de ce fait est que les juifs de Cracovie ou de Varsovie ont l'air plus juif que leurs coreligionnaires de Jérusalem.

Mais les philosophes et les psychologues peuvent bien, et avec juste raison, parler de « races historiques » et de « l'âme des peuples ». Ces races, ces âmes existent réellement, bien qu'elles aient été créées artificiellement. Elles ne constituent donc pas quelque chose d'essentiellement invariable, intangible. Elles ont été comme pétries par l'Histoire. Cependant il y a des hommes, même parmi ceux qui se disent révolutionnaires, qui considèrent le fait nation comme une chose naturelle, sacrée et digne d'une existence éternelle. Ce point de vue est essentiellement réactionnaire.

Parmi ces hommes, l'un des plus éminents fut Jean Jaurès. Dans son ouvrage « L'armée nouvelle », se trouve un très brillant plaidoyer en faveur du patriotisme ou nationalisme et de l'internationalisme. Commentant la fameuse phrase de Marx et Engels dans le Manifeste Communiste, « les prolétaires n'ont pas de patrie », il en a expliqué, par une foule d'arguments, la signification exacte et il a démontré que les auteurs du Manifeste étaient aussi partisans de la politique de l'indépendance des nations et de leurs droits à disposer d'elles-mêmes.

En disant que « les prolétaires n'ont pas de patrie », Marx et Engels n'ont fait que constater un fait. Puisque les prolétaires ne possèdent pas leur juste part de la patrie, on peut bien en conclure, qu'ils sont des « sans-patrie ». Mais on ne doit pas oublier que les auteurs du Manifeste ajoutent aussitôt après:
« Comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe maîtresse de la nation, il est par là encore national lui-même, quoique nullement dans le sens bourgeois. »

Et un peu plus loin on peut encore lire
« Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolissez l'exploitation d'une nation par une autre nation. »  « Lorsque l'antagonisme des classes à l'intérieur des nations aura disparu, l'hostilité de  nation à nation disparaîtra. »
Nous sommes pleinement d'accord avec Jaurès pour reconnaître que, dans ces propos, on ne peut pas trouver de condamnation de l'existence des nations. Par conséquent, Marx et Engels n'ont pas préconisé leur disparition et s'en sont tenus à un point de vue purement internationaliste. Ils n'étaient donc pas des anationalistes.

Jaurès continue en affirmant que même en régime capitaliste les prolétaires ont une patrie. Et cela, dans un certains sens, est encore vrai. Dans le cadre national l'Etat emploie les mêmes moyens pour modeler, plus ou moins pareillement, le bourgeois et le prolétaire. Ils parlent la même langue, et ce lien si puissant leur fait sentir, en quelque manière, qu'ils appartiennent à la même grande famille. Des hommes enfermés dans ces cadres nationaux acquièrent ainsi une similitude d'âme et de caractère; ils éprouvent entre eux, principalement pendant les périodes historiques telles que les guerres, le sentiment d'être unis par une espèce de parenté. C'est ainsi que naissent ces psychoses patriotiques comme celle qu'on a pu constater en 1914, lors de la déclaration de la guerre. Toute idée de lutte de classe fut balayée et il s'établit pendant les premiers mois une « union sacrée » entre les classes. L'enthousiasme patriotique domina facilement tous les autres sentiments et paralysa la faible raison.

Les nations sont des réalités, des faits. Bien entendu, constater un fait, ne signifie pas le justifier. Les religions, les épidémies sont également des faits et leur existence ne se justifie pas pour cela. Mais c'est aussi un fait, que Jaurès et avec lui Bebel, Lénine [1] ainsi que certains autres dirigeants, moins connus, du mouvement ouvrier, ont conçu la nation comme une chose naturelle et digne d'être défendue.

Paraphrasant cette phrase de Bacon : « un peu de science éloigne de Dieu; beaucoup de science y ramène », Jaurès conclut ainsi sa thèse : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'internationale; beaucoup de patriotisme y ramène. » Cela signifie très clairement que l'internationalisme ne tend aucunement à la dénationalisation du monde. Du reste, tous les congrès des diverses Internationales se sont prononcés pour l'indépendance des nations, pour l'autonomie des patries. L'internationalisme n'est donc qu'un système qui vise à instaurer, entre les nations, un appareil juridique pour éviter les conflits et les guerres, mais qui ne prétend nullement supprimer les particularités nationales, telles que les langues, les moeurs, les traditions, etc...

Les internationalistes, - pas tous [2] - reconnaissent qu'il serait possible et désirable d'adopter une langue artificielle comme l'espéranto ou une autre similaire. Mais ils ne consentent pas à ce que les langues nationales, les cultures nationales et autres divinités nationales disparaissent entièrement ou, tout au moins, deviennent des archaïsmes, des choses mortes, comme les langues et les cultures antiques des Grecs et des Romains. Ils considèrent comme tout à fait utopique et indésirable qu'une langue artificielle devienne l'unique moyen d'expansion d'une culture mondiale.

En ce qui concerne ce problème, Karl Kautsky occupe cependant une position particulière. Dans son ouvrage, La Libération des Nations (1917), il combat le point de vue de Otto Bauer qui, comme Jaurès, considère la nation comme une chose sacrée qu'il faut sauvegarder à tout prix. Entre autres, il dit ceci:
« Les Etats, pris séparément, deviennent de simples districts administratifs avec une administration propre. Cela, d'autre part, facilite leur délimitation, réalisée de manière à ce que chacun d'eux embrasse un seul territoire linguistique. Ce n'est que dans la société socialiste qu'il y aura la possibilité de réaliser l'état national autant que les choses le permettront. Mais cela aurait lieu en même temps que l'état souverain cesserait d'exister. Le but de cette évolution n'est pas la souveraineté nationale, mais seulement une administration nationale autonome.

« Mais finalement la délimitation des nations en districts administratifs perdrait sa signification du fait que l'élévation du degré d'instruction populaire permettrait à chacun d'acquérir, en plus de sa langue maternelle, une langue mondiale, de telle sorte que chacun pourrait s'orienter, se faire comprendre et se sentir chez soi partout dans le monde. Le but de l'évolution socialiste n'est pas la différenciation mais assimilation des nationalités; ce n'est pas de donner aux masses une culture nationale, mais une culture européenne, qui s'identifie de plus en plus avec une culture mondiale. »

La thèse de Kautsky tend à montrer que l'assimilation des nations est une chose inévitable et qu'on ne doit pas l'empêcher par la force. Peut-on par suite conclure que le fameux théoricien social-démocrate est un anationaliste? Certainement non. Comme tous les autres socialistes, communistes et anarchistes [3] il se représente la société socialiste fonctionnant dans des cadres nationaux. Il parle d'une langue universelle, comme langue auxiliaire à côté de la langue maternelle. Mais quelle doit être cette langue auxiliaire? Il ne le dit pas. Peut-être pense-t-il à l'anglais ou au français, sinon à l'allemand. Nous montrerons plus loin que les anationalistes ont une tout autre compréhension du problème.

D'une façon générale, les internationalistes sont d'accord pour reconnaître que la souveraineté absolue dont ont joui jusqu'ici les états ou nations doit être limitée. D'une manière plus ou moins précise ils conseillent la création d'une organisation supranationale qui aurait pouvoir législatif pour toutes les nations. Ceux qui défendent cette conception se disent parfois supranationalistes. Mais leur système d'organisation conserve toujours les cadres nationaux et par conséquent diffère essentiellement de l'anationalisme.

Tout de même, il est vrai que tous les internationalistes ne consentent pas à ce que les prolétaires défendent leur nation en cas de guerre. Les bolchevistes, par exemple, pensent que pendant le stade impérialiste du capitalisme les travailleurs doivent se refuser à participer à la défense de la patrie. Ils expliquent que dans ce cas, il ne s'agit pas de la défense du pays, mais d'une guerre entre impérialismes pour une nouvelle répartition des marchés économiques ou des colonies.

On connaît assez le mot d'ordre de Lénine, recommandant de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Mais cela ne veut pas du tout dire que le génial tacticien bolchéviste admettait que les peuples doivent renoncer à défendre leurs « droits nationaux » lorsque ceux-ci sont réellement menacés. Le texte cité plus haut est très clair sur ce point (cf. p. 13).

Du reste dans le plus récent (1928) Programme de I'Internationale Communiste il est déclaré : « Reconnaissons, pour toutes les nations, indépendamment de la race à laquelle elles appartiennent, du plein droit de disposer d'elles-mêmes, c'est-à-dire jusqu'à séparation en état. »

Ce point de vue, qui est également accepté par la IIe Internationale, est celui de l'internationalisme et c'est du reste le seul applicable dans les conditions actuelles.

Comme on sait, Lénine et Rosa Luxembourg eurent une polémique au sujet du problème national, mais ce serait une grande erreur de croire que Rosa consentait à la dénationalisation des peuples. Dans la brochure Junius, parue en 1915, critiquant la social-démocratie allemande, elle défend la thèse, qu'en temps de guerre les prolétaires ne doivent pas cesser la lutte de classe parce que : « ...Comme le prouvent les siècles écoulés, ce n'est pas l'état de siège mais l'opiniâtre lutte de classe qui éveille la dignité, l'abnégation et la force morale des masses, et ceci est la meilleure protection et la meilleure défense du pays contre les pays extérieurs. »
Et Rosa Luxembourg de conclure ainsi : «  ...la social-démocratie allemande pourrait, si elle était conséquente, agir comme un flambeau... Le prolétariat allemand resterait comme le gardien du flambeau du socialisme et de la libération de l'humanité - et cela, sans doute, serait une oeuvre patriotique non indigne des disciples de Marx, Engels et Lassalle. » Ces propos ne sauraient être ceux d'un anationaliste.

Citons encore l'opinion d'un des plus autorisés marxistes actuels, Otto Bauer. Dans son livre intitulé Problème de nationalités et Social-démocratie, il soutient que le socialisme sera pour ainsi dire l'apogée du nationalisme :
« Seule la société socialiste fera de la culture nationale la propriété de tout le peuple et ainsi fera de tout le peuple une nation. C'est pour cela que toute politique d'évolution nationale est nécessairement une politique socialiste (p. 164)... Le fait que le socialisme rend la nation autonome, fait de son sort le produit de sa volonté consciente, a donc comme résultat une croissante différenciation des nations dans la société socialiste, une distinction plus tranchée de leurs particularités, une séparation plus subtile de leurs caractères (p. 105)... Amener tout un peuple à avoir une culture nationale commune, obtenir pour chaque nation le droit de disposer d'elle-même, accroître les différenciations entre nations - cela, c'est du socialisme (p. 108). »

Nous pourrions ainsi multiplier les preuves qu'internationalisme et anationalisme ont une signification différente. Cela n'est pas nécessaire. Ajoutons cependant une remarque. Chacun reconnaîtra avec nous, que les dirigeants des diverses internationales sont des hommes suffisamment cultivés pour savoir qu'il existe dans toutes les grandes langues de civilisation le mot cosmopolitisme, qui, pris dans son sens étymologique, a à peu près la même signification que celle que nous donnons au mot anationalisme. Si donc ils voulaient introduire dans le programme de leurs internationales respectives, comme but à poursuivre, la dénationalisation du monde, ils ne parleraient certainement plus d'internationalisme, mais de cosmopolitisme. Or, c'est ce qu'ils ne font pas, et cela prouve mieux que tout le reste, qu'ils considèrent les nations comme des choses à sauvegarder et à défendre.

Cependant, il se pourrait qu'ils aient raison. Mais ceci est une autre question et jusqu'à maintenant nous avons voulu simplement réfuter l'assertion injustifiée de quelques-uns qui veulent faire croire aux espérantistes que le mot internationalisme a la même signification que celui d'anationalisme, doctrine née du mouvement espérantiste ouvrier. Ces hommes sont ou des illettrés de la politique ou des imposteurs conscients. Ils nous rappellent ce moine qui baptisait carpe un lapin, afin de pouvoir le manger un vendredi-saint, sans commettre de péché. Mais nous n'acceptons pas que l'anationalisme soit identifié avec l'internationalisme, à seule fin d'en faire une orthodoxie de parti. La vérité, c'est que, ni étymologiquement, ni historiquement, on ne peut confondre ces deux doctrines.

Il reste ce fait certain que les personnalités les plus autorisées du mouvement ouvrier aiment et admirent leur culture nationale et en prônent la conservation indéfinie.

Devons-nous nous étonner de ces constatations? Certes non. En général, les partis politiques cherchent à conquérir le pouvoir dans leur propre pays. Par suite chacun doit tenir compte, dans son action, du matériel humain auquel il s'adresse. Comme ce matériel a été formé par plusieurs siècles d'éducation, éducation faite au moyen d'une langue nationale, d'une littérature nationale, d'un art national, etc., il est tout à fait naturel que les agitateurs [4] politiques ne soient pas portés à affronter les préjugés de la foule et à recommander d'employer pour la lutte de classe des procédés qui ne tiennent aucun compte des nationalités. D'ordinaire ils se contentent de suivre le progrès, ou dans le cas le plus favorable, de marcher avec lui. Leur tâche consiste à imposer un arrangement et un ordre à une situation donnée, à s'adapter à des circonstances données, à trouver une espèce d'équilibre entre les diverses forces sociales, mais nullement à faire un travail de précurseur.

Et ceci est parfaitement prouvé par la politique nationale en URSS, où les gouvernants ne cherchent nullement à faire disparaître les particularités nationales. Au contraire, ils encouragent les petits peuples à acquérir une culture nationale, qui leur soit propre. Cette politique est purement internationaliste. Les anationalistes agiraient tout autrement : ils imposeraient l'étude d'une langue universelle, l'espéranto, dans toutes les écoles et ainsi accéléreraient le développement de la culture mondiale anationale. D'autre part, comme une langue commune est cependant nécessaire pour les relations entre les diverses nations existant sur le vaste territoire de l'U.R.S.S., c'est le russe qui, de plus en plus, est employé comme langue auxiliaire. Bien entendu, nous ne critiquons pas cet impérialisme linguistique. Tout au contraire, nous préférons voir la suprématie d'une seule langue sur un vaste territoire que de constater l'éveil de sentiments patriotiques en Ukraine, en Russie blanche et ailleurs.

Des cas typiques de ce patriotisme ont pu quelquefois être constatés même parmi les espérantistes; cela prouve que l'idée si répandue d'une culture nationale, du droit de chaque peuple à être autonome et à disposer de lui-même, n'est dans le cas le plus favorable que de l'opportunisme, mais qu'elle peut aussi parfois devenir une force subjective dangereuse et réactionnaire. Pas mal de faits prouvent l'existence de ce danger. Citons simplement l'opinion d'un camarade d'Ukraine :
«  ... En U.R.S.S. on cultive le nationalisme sous l'égide de la politique officielle qui favorise cette doctrine. Peu nombreux sont les communistes qui élèvent la voix contre ce nationalisme et leur voix n'est pas entendue. C'est ainsi que dernièrement la presse officielle critique sévèrement un livre très intéressant, La culture nationale, écrit par un communiste bien connu, Vaganyan; celui-ci attaque vivement la position et les actes des promoteurs de la culture nationale et défend la thèse que toute culture nationale n'est utile qu'à la bourgeoisie et qu'elle ne peut être une culture prolétarienne. Cependant même cet écrivain n'arrive pas logiquement jusqu'à l'anationalisme, il s'arrête à mi-chemin et prétend que le prolétariat doit créer une culture internationale par les langues nationales!

Les chefs orthodoxes du parti communiste (Staline et autres) favorisent la renaissance et la résurrection artificielle, la recréation des cultures nationales. Certains, par exemple Krupskaja, la veuve de Lénine, dans une récente causerie sur la culture nationale et internationale attaqua l'anationalisme et plaida en faveur des cultures nationales. Il est à remarquer qu'elle lia l'anationalisme à l'espéranto et critiqua l'un aussi bien que l'autre. Voici encore un exemple frappant de politique nationaliste : la Station de T. S. F. de Karkov avait organisé la diffusion d'un cours d'espéranto et des conférences sur cette langue en ukrainien. Cela déplaisait fort à quelques nationalistes ukrainiens appartenant à la direction de la Station; c'est qu'ils veulent ukrainiser et non espérantiser leur pays. Aussi cherchèrent-ils un prétexte pour se débarrasser des indésirables espérantistes. Ce prétexte, le conférencier lui-même le leur offrit : dans une de ses causeries il dit qu'un temps viendra où - sur le terrain de l'économie mondiale - il se formera une culture mondiale, et que petit à petit les langues nationales deviendront des langues mortes. Cela fut suffisant : la causerie qui devait suivre n'eut jamais lieu!.. " (2-XII-1927).

Cet opportunisme caractérisé et fort regrettable des dirigeants soviétiques ne nous fera cependant pas dire que toute agitation politique soit inutile et condamnable. Nous affirmons toutefois qu'elle est tout au moins secondaire et insuffisante. L'essentiel, le plus important, c'est le travail des précurseurs qui inventent, anticipent, se fraient un passage dans la forêt des préjugés et des traditions, dessèchent le marécage des routines et ainsi préparent le chemin que, par la suite, suivra la foule.

 

L'ANATIONALISME

Ce qui, en fait, transforme le monde, c'est la science, la technique, - filles de la Raison, qui produit de l'artificie. Elle invente, construit, transforme les conditions de travail des hommes, et même le milieu dans lequel ils vivent, par l'application de nouvelles forces de production. Ces transformations réagissent sur l'esprit des hommes. La science ne peut être nationale comme l'art. La raison est la même sous toutes les latitudes. Deux et deux font quatre à Londres comme à Pékin. Pour fabriquer une machine il faut faire 1es mêmes calculs, que ce soit à Moscou ou à New York. Nous touchons ainsi du doigt la base sur laquelle peut s'établir la culture mondiale.

D'autre part, un métallurgiste fabricant, soit à Paris, soit à Tokyo, la même pièce d'automobile est obligé de faire les mêmes manoeuvres, et ainsi cet ouvrier se trouve placé dans le même milieu artificiel. Ce fait crée la condition nécessaire, - mais non pas suffisante - pour que s'uniformise l'esprit de tous les métallurgistes du monde.

A cela s'oppose le poids de plusieurs siècles de tradition, la diversité des langues et la différence d'éducation.

Ces travailleurs sont le plus souvent exploités par le même patron : le capital financier, que constituent, grâce au système des actions, les prêts des possédants du monde entier. Dans les bourses des grandes villes, n'importe qui, pourvu qu'il possède une somme suffisante, peut acheter la force-travail d'hommes qu'il ne connaît pas, qu'il ne verra jamais et à l'existence desquels il ne pense même pas. Et s'il arrive que de grandes banques de New-York fassent banqueroute, l'effet se répercute sur la vie économique de Tokyo et de Berlin. Cela, personne ne le nie.

C'est également une banalité que de parler du trafic mondial, de la téléphonie sans fil et de tous autres moyens de communication similaires. Le monde se rapetisse de plus en plus. Mais l'idéologie des foules reste en grande partie telle qu'elle était il y a un siècle, lorsqu'il pouvait encore exister des économies nationales et par suite une indépendance nationale. Cette situation des nations est devenue maintenant un véritable mythe. En réalité, sur notre globe, il ne reste qu'un très petit nombre de peuples qui ont conservé une organisation sociale de forme féodale et qui pourraient, en quelque manière, justifier leurs droits à être autonomes et à vouloir ignorer le reste du monde. D'ailleurs ces droits se basent sur des considérations sentimentales.

Les anationalistes se représentent donc la terre comme une unité, comme un tout, appartenant à tous les terriens. Si dans une région il existe des matières premières inutilisées par les indigènes, nous pensons que ceux-ci n'ont pas le droit d'empêcher que des étrangers utilisent ces richesses naturelles.

Quand nous parlons de " droit " il est vraisemblable que les lecteurs n'auront pas tous la même compréhension de ce terme. Pour nous faire comprendre, sans donner de définition scolastique, disons que les capitalistes n'ont pas le droit d'accaparer ces richesses pour la raison qu'ils n'ont pas l'intention d'en faire profiter tous les terriens, mais seulement de les exploiter pour leur propre intérêt ou celui de leur classe. Mais s'il existait un état social où l'exploitation soit abolie, et, quelque part, des indigènes attardés se refusant à livrer les matières premières utilisées par eux, nous croyons que ces derniers agiraient, en quelque sorte, comme agissent actuellement les capitalistes. Si on considère que la terre appartient à tous les terriens, on trouvera évidemment injuste la prétention de quelques-uns de vouloir qu'une partie de cette terre soit leur propriété, et que personne d'autre n'ait le droit d'y pénétrer.

Nous savons bien que le droit n'existe pas en soi, pas plus que le cercle ou le carré. Le Droit est une espèce de droit idéal qui régirait une société se composant d'hommes pensant rationnellement, de sages pour qui seuls les arguments ont de la valeur et non les coups de poings. Depuis longtemps déjà, les hommes ont réussi à faire des cercles et des carrés plus ou moins idéalement précis; ils réussiront également à faire que le Droit règne enfin entre les hommes. Alors il existera une société d'où toute exploitation aura disparu et ainsi le socialisme sera définitivement réalisé.

En attendant, beaucoup d'hommes et surtout beaucoup de prolétaires ont à peine conscience de leur droit; c'est pour cela que ces derniers consentent si facilement à se laisser exploiter sans se révolter. La lutte pour le droit peut donc être un mot d'ordre très opportun.

Jusqu'à présent, le capitalisme, par sa cruelle politique impérialiste, s'est approprié les richesses naturelles des colonies. Le capitalisme ne vise que le gain, qui profite à une classe, et non l'amélioration du sort de tous les membres de la société. Le capitalisme se conduit actuellement vis-à-vis des peuples coloniaux ayant un gouvernement de forme non capitaliste, comme il s'est conduit vis-à-vis de ses propres compatriotes tout de suite après sa victoire sur la féodalité. Il les pille et les exploite sans rencontrer de résistance. Les prolétaires des colonies, en effet, n'ont pas d'organisation de classe, comme ceux des pays administrés déjà depuis longtemps par le capitalisme. C'est pourquoi l'exploitation aux colonies est plus grande et plus brutale.

C'est une chose inévitable à notre époque capitaliste. Evidemment, nous désapprouvons et nous combattons [5] les procédés indignes appliqués par l'impérialisme capitaliste aux colonies parce qu'en somme leur but n'est pas de civiliser, de cultiver les peuples socialement arriérés, mais seulement d'exploiter les indigènes et les matières premières au profit de la bourgeoisie. Mais cela ne fait pas disparaître le fait que la nécessité d'utiliser les richesses naturelles de toute la terre au profit de tous les terriens exige la disparition de nations souveraines, conduit à la suppression des particularités raciales et à la soumission de tous les hommes aux directives de la raison. Par suite nous considérons comme réactionnaire la politique qui consiste à prôner l'indépendance des nations, l'autonomie des peuples, la conservation des moeurs, des cultures et des langues nationales.

Les anationalistes, cependant, ne s'opposent pas à ceux qui sincèrement et de toutes leurs forces luttent pour l'indépendance des nations, seulement ils ne consentent pas eux-mêmes à prendre part à cette bataille car ils savent très bien que l'autonomie nationale ne libère pas effectivement les prolétaires et qu'elle ne peut profiter qu'à la bourgeoisie; d'autant plus qu'ils sont entièrement convaincus que dans le stade actuel des forces de production, une entière autonomie nationale n'est même pas possible et que, par suite, l'encourager, c'est encourager une utopie.

Les anationalistes s'efforcent de convaincre les prolétaires nationalistes qu'ils dépensent en vain leur énergie et l'orientent dans une fausse direction, que seule la lutte de classe peut les libérer; que seules la renonciation à toute souveraineté de la nation ou de l'Etat et la disparition de toute exploitation de l'homme par l'homme peuvent instituer les conditions nécessaires à l'existence dans le monde d'un état de paix durable.

L'attitude des anationalistes devant l'agitation pour la libération d'une nation, dite opprimée, ressemble à celle d'un médecin qui voit un paysan ignare soigner un malade par des remèdes ridicules et fantaisistes. Si ce médecin a bon coeur il plaint sincèrement le patient, tout en désapprouvant le genre de médication; il propose alors des remèdes plus efficaces et se chagrine de les voir refuser par le garde-malade.

L'agitation que font les anarchistes, les communistes et les socialistes pour l'indépendance des peuples est donc bien essentiellement réactionnaire; elle s'oppose à l'unification si désirable du monde et occasionne une grande perte d'énergie, de temps et de sang.

Il arrive même que cette politique agisse en faveur d'un état impérialiste aux dépens d'un autre. Un exemple: la lutte du général Sandino au Nicaragua contre les Etats-Unis. Dans tous les journaux " révolutionnaires " du monde entier on a pu lire des appels enflammés pour soutenir la lutte héroïque du grand patriote nicaraguayen contre l'impérialisme yankee. Cependant Sandino ne pensait nullement à établir un régime socialiste dans ce coin du monde. Et même s'il en avait eu l'intention, il n'aurait eu aucune chance de succès dans ce petit pays. Même en ce qui concerne l'U.R.S.S., qui représente la sixième partie du monde, plusieurs révolutionnaires des plus éminents émettent des doutes sur la possibilité d'y instaurer le socialisme. Trotski, par exemple, prétend que l'instauration du socialisme dans un seul pays est impossible. Du reste la lutte de Sandino contre l'impérialisme des Etats Unis n'a servi que l'intérêt de l'impérialisme britannique ou européen [6].

Si on considère les hostilités qui se déroulèrent au Maroc entre Abd-el-Krim et l'impérialisme français, on peut faire les mêmes remarques. Et nous répétons avec insistance que partout dans le monde les luttes pour l'indépendance nationale sont essentiellement réactionnaires. Nous disons "essentiellement", car il peut arriver que, pour des considérations de tactique, si l'une des grandes métropoles était en état d'effervescence révolutionnaire, la lutte pour l'indépendance des colonies soit provisoirement utile, en ce sens qu'elle affaiblisse la puissance du gouvernement capitaliste de ce pays. Si par exemple aux Etats-Unis il existait des conditions favorables à un mouvement révolutionnaire, si la bourgeoisie et le prolétariat se livraient une bataille acharnée, il est évident que l'action d'un Sandino au Nicaragua, en obligeant le gouvernement yankee à envoyer des troupes contre lui, pourrait aider au mouvement révolutionnaire des Etats-Unis eux-mêmes. Mais ces conditions n'existaient pas du tout quand la presse mondiale "révolutionnaire" menait une campagne d'agitation en faveur du fameux patriote nicaraguayen...

C'est pourquoi nous pensons que cette agitation était non seulement essentiellement, mais effectivement réactionnaire. Nous considérons, en effet, qu'un pas en avant serait fait sur la voie de l'évolution historique, si l'impérialisme yankee construisait au Nicaragua un canal faisant communiquer l'Atlantique et le Pacifique.

Un autre exemple de politique objectivement réactionnaire est celle du Comintern, qui conseilla aux communistes chinois de soutenir la lutte du Kuo-Min-Tang contre l'impérialisme étranger. Et quel a été le résultat? Les dirigeants du mouvement nationaliste chinois acceptèrent volontiers l'aide des communistes et puis ensuite, quand ils se jugèrent assez forts pour se passer d'eux, ils les persécutèrent impitoyablement. Ainsi donc des centaines de milliers de camarades tombèrent victimes d'une lutte nationale avec nul autre résultat que celui d'affaiblir considérablement la lutte de classe.

La véritable signification des luttes nationales en Chine et aux Indes est que les bourgeoisies de ces pays veulent exploiter elles-mêmes les travailleurs sans avoir recours aux bourgeoisies étrangères, avec lesquelles elles doivent actuellement partager la plus-value.

L'intérêt des prolétaires chinois et hindous est de pratiquer la lutte de classe et dans ce but ils doivent s'organiser et coordonner leur action avec celle des prolétaires des pays impérialistes. Ces derniers ont tout avantage à soutenir cette lutte de leurs frères des colonies, parce que, quand ceux-ci acceptent de travailler pour des salaires réduits, leurs propres salaires en subissent le contre-coup. C'est un fait indéniable. La lutte nationale est essentiellement réactionnaire; la lutte de classe est forcément révolutionnaire. Plus les exploités se montrent exigeants, plus les exploiteurs sont obligés de mieux organiser la production, d'installer de nouvelles machines, etc. Et cela a comme résultat de créer des conditions qui, à leur tour, obligent les travailleurs à demander une réduction du temps de travail afin d'éviter le chômage.

La lutte de classe en outre amène les exploités à prendre conscience de la solidarité mondiale, tandis que la lutte nationale ne fait que développer, parmi la foule, des sentiments patriotiques qui sont un obstacle subjectif s'opposant très fortement à l'union entre les prolétaires des divers pays. Les luttes nationales pouvaient se justifier autrefois quand il existait des économies nationales se suffisant à elles-mêmes. Ce temps là est passé depuis longtemps. Le problème actuel de l'émancipation de la classe ouvrière est très simple, quoique très vaste, vaincre la bourgeoise, organiser et diriger une économie mondiale. Pour cela les conditions objectives existent déjà. Ce qui en empêche la réalisation, ce sont surtout les forces subjectives: traditions, diversité des langues et des cultures. Ceux qui veulent travailler consciemment et efficacement à l'unification du monde, à la dénationalisation des peuples doivent mener sans répit et sans compromis une lutte incessante contre toutes les superstitions nationales, linguistiques ou autres; ils ont intérêt à soutenir tout ce qui agit en ce sens.

C'est en connaissance de cause que les anationalistes se consacrent à cette tache; ils refusent de prêter leur concours aux efforts opportunistes des partis, dont le but principal est la conquête du pouvoir dans leur pays. Pour réussir en cela, les agitateurs politiques n'hésitent pas à s'appuyer même sur les préjugés de la foule. Le plus souvent ils font de l'agitation par des procédés tout à fait démagogiques et qui ne s'attaquent pas à la racine de ce qu'il faut absolument détruire pour instaurer la société anationale.

Un exemple caractéristique est celui du parti communiste allemand qui, aux dernières élections législatives attribua, dans son programme, un rôle très important au nationalisme. Ce programme avait même une certaine similitude avec celui des nationaux-socialistes (fascistes ou hitlériens). Si ces derniers purent obtenir d'éclatants succès et si les communistes réussirent à prendre aux social-démocrates un nombre de voix relativement élevé, c’est grâce a ce fait que, dans leur programme, ils utilisèrent adroitement le sentiment nationaliste très développé parmi les masses. Le résultat, c'est qu'actuellement, en Allemagne, la vague nationaliste menace de tout submerger.

De même, en Alsace-Lorraine, on a pu voir, dans diverses circonstances, que les communistes n'ont pas hésité à faire front unique avec certains éléments des plus réactionnaires, tels que prêtres et gens de même sorte. L'agitation pour la libération nationale a même obtenu un résultat inattendu: faire renaître le désir d'indépendance dans certaines provinces assimilées déjà depuis longtemps. On ne doit pas oublier que les nations n'ont pas toujours constitué un tout; leur unité a été faite artificiellement par l'Histoire. Et le fait que l'agitation pour l'autonomie nationale tend à changer la direction dans laquelle se meut la roue de l'Histoire, est la meilleure des preuves du caractère réactionnaire de cette politique.

La tactique des partis recommandant la bataille nationale a également eu d'autres résultats imprévus. Quand, en Mandchourie, eut lieu le conflit entre l'U.R.S.S. et la Chine, ceux mêmes qui sont le plus partisans de la politique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, reprochèrent à Staline son "impérialisme". Théoriquement, leur reproche était fondé; de fait, Staline avait agi avec une certaine inconséquence relativement à sa propre politique, mais tout de même nous pensons qu'en l'occurrence il a agi au mieux des intérêts de la Révolution.

Pour tous les motifs que nous venons d'énumérer, les partis politiques actuels ne peuvent accomplir, comme il convient, une tâche éducatrice, et ne peuvent travailler d'une manière efficace à la destruction des forces subjectives qui contrarient ou ralentissent le processus historique [7] qui conduit forcément l'humanité à l'union mondiale par le développement continu des forces de production.

En conséquence les anationalistes déclarent bien haut et sans détour qu'ils ne veulent s'associer à aucune campagne d'agitation, ni à aucune bataille pour la libération des nations dites opprimées. Ils font savoir aux prolétaires que cela ne peut, en aucune manière les libérer du joug capitaliste. L'histoire la plus récente montre bien que la lutte nationale est une illusion, une duperie pour les travailleurs. Si nous examinons le sort des prolétaires dans les nations " libérées", comme la Tchécoslovaquie, l'Estonie, la Finlande, l'Irlande ou la Pologne, nous constatons que la dite libération ne l'a aucunement amélioré.

La seule lutte avantageuse pour le prolétariat est la lutte de clase et non la lutte nationale. Quand les travailleur ont réussi a obtenir une journée de travail moins longue et de meilleures conditions de travail, ils ont bien en réalité fait un pas en avant sur le chemin de leur émancipation définitive. Mais l'expérience nous montre tous les jours que la lutte de classe n'a de chance de réussir que si elle est organisée sur une échelle mondiale. Le système actuel d'organisation internationale des travailleurs n'est plus celui qui convient pour leur donner la victoire dans la lutte de classe. Seul l'anationalisme leur offre une méthode nouvelle d'organisation rationnelle et opportune. D'après cette méthode les prolétaires ne seraient plus organisés nationalement et internationalement, mais mondialement, par industries. Par exemple, les mineurs du monde entier appartiendraient au même syndicat et quand cette organisation déciderait une grève, cette décision serait valable pour tous les travailleurs de cette industrie. Et quand le capitalisme serait enfin terrassé, ce syndicat aurait pour tâche d'organiser l'industrie minière suivant les besoins et les demandes de l'humanité tout entière.

Il en serait de même pour toutes les industries. Un office des statistiques serait chargé de calculer toutes les richesses du monde et définirait la quantité que chacun aurait le droit de recevoir. Toute la production serait rationalisée et il suffirait de quelques heures de travail par jour - peut-être 3 ou 4 seulement - pour que chaque homme jouisse d'une vie aisée et confortable. Dans cette organisation mondiale il ne saurait être question des cadres nationaux que les internationalistes veulent jalousement conserver.

Sans doute, ce nouveau projet d'organisation semble actuellement utopique et certainement il fera naître plus d'un sourire de compassion sur les lèvres de nos révolutionnaires opportunistes. Evidemment, nous ne croyons pas que l'anationalisme soit accepté bientôt par le prolétariat. Mais Marx et Engels pouvaient également paraître des utopistes, quand, il y a 83 ans, ils écrivaient le Manifeste Communiste. Après cette longue période de temps, la nouvelle société qu'ils imaginaient devoir inéluctablement remplacer la société bourgeoise n'existe pas encore. Il est vrai qu'en U.R.S.S. on "construit le socialisme"; mais cela prouve, précisément, que même là, il n'existe pas encore. Nous n'examinerons pas si on construit réellement le socialisme ou si l'économie de ce pays tend à devenir un capitalisme d'état, une immense bureaucratie oligarchique. En U.R.S.S. il existe encore le même système monétaire que dans les autres pays ainsi que des salaires très divers. Un maçon, par exemple n'est pas payé comme un architecte. Cette constatation n'est pas un reproche; nous voulons simplement montrer qu’on peut se permettre d'anticiper sans risquer d'être considéré comme un insensé, puisque après un siècle de propagande pour le socialisme, celui-ci n'existe encore nulle part.

Le point de vue des anationalistes ne coïncide donc pas du tout avec la politique actuelle des diverses Internationales ouvrières. Nous pensons même que leur politique est à de certains égards réactionnaire ou tout au moins vulgairement opportuniste.

Quand Marx et Engels rédigèrent leur fameux Manifeste, il n'existait pas encore de langue universelle. Mais aujourd'hui, il y a l'espéranto. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs ont déjà appris cette langue et des milliers d'entre eux la pratiquent tous les jours. Déjà dans 10 congrès universels plusieurs centaines de travailleurs espérantistes ont pu discuter avec chaleur, avec passion de leurs propres affaires en n'utilisant que cette langue artificielle. Et, malgré ces faits évidents, les dirigeants du mouvement ouvrier ferment les yeux sur ce moyen rationnel d'intercompréhension universelle. Du reste, ils sont conséquents avec eux-mêmes en agissant ainsi. Consciemment ou non, ils sentent, que l'application généralisée de l'espéranto dans le mouvement ouvrier les amènerait à réviser leur politique et leurs principes. D'une façon plus ou moins vague, ils ont l'intuition que leur rôle de dirigeants serait amoindri si tous les prolétaires se comprenaient les uns les autres, si les congrès pouvaient se passer de traducteurs et d'interprètes, si les travailleurs pouvaient directement et sans intermédiaires entrer en relations à travers le monde entier. En fait, il s'est créé dans la société une nouvelle classe d'hommes: les dirigeants de la classe ouvrière, dont les intérêts personnels risquent d'être lésés par la langue universelle.

C'est sans crainte et sans détour que les anationalistes dénoncent ce parasitisme des dirigeants. Ils s'adressent à la base et font appel à la raison des hommes intelligents, capables de comprendre, pour qu'ils utilisent et propagent tout ce qui est rationnel, tout ce qui représente un progrès technique et aide à renverser les obstacles qui gênent la marche en avant du prolétariat. Les anationalistes combattent tout ce qui a un caractère national: langues et cultures nationales, traditions et coutumes nationales. L'espéranto est leur langue principale et ils considèrent comme accessoires les langues nationales. Ils se refusent à participer à toute lutte nationale et reconnaissent comme nécessaire et profitable à la masse des exploités la seule lutte de classe qui a pour but de supprimer les classes, les nationalités et toute exploitation de l'homme. Ils soutiennent tout ce qui tend à faire disparaître les différences entre les peuples et à donner au monde une organisation rationnelle. Ils estiment que tout ce qui mélange et amalgame les peuples fait oeuvre humaine et bonne.

Les anationalistes fondent leur conviction sur le fait que la raison, qui invente et construit, est la seule base convenable sur laquelle puisse se construire une culture mondiale. Cependant ils ne croient pas que les hommes puissent bientôt se former un état d'esprit tel qu'ils ne pensent et n'agissent que d'après la raison. Ils savent que le sentiment est une grande force, un mobile très efficace et que les mythes ont joué un grand rôle dans l'Histoire. Si certains ne peuvent se représenter l'anationalisme, l'unification mondiale que comme un nouveau mythe, semblable à celui de la patrie, cela est sans grande importance. C'est pourquoi les anationalistes conscients ne repoussent pas ceux qui s'enthousiasment pour un grand et noble idéal. Trop souvent la raison a été mise au service du mysticisme; c'est une juste compensation de mettre le mysticisme au service de la raison.

Mais il ne doit subsister aucun malentendu: nous avons la ferme conviction que seule la classe exploitée, le prolétariat, peut être la force historique qui instaurera une société anationale, où l'homme ne sera plus exploité. Ce n'est pas que les prolétaires diffèrent essentiellement des bourgeois, mais la lutte de classe pour leur émancipation les pousse à s'unir mondialement et, en même temps, oblige les exploiteurs à perfectionner sans cesse, à rationaliser de plus en plus les moyens de production. Là où les salaires sont bas, là où les travailleurs consentent à vivre dans des conditions très misérables, les patrons n'ont aucun mobile qui les pousse à installer des machines et à rationaliser la production. C'est pourquoi, par exemple, à Shanghai, troisième ou quatrième port du monde, vingt à trente mille coolies fournissent la force motrice. Sur les quais il n'y a pas une seule grue. Le "moteur à riz", le coolie coûte moins cher.

L'organisation mondiale prépare le terrain pour une culture mondiale, culture dont le substrat doit être la raison.

Cela ne veut pas dire que les hommes se formeront tous sur le même modèle. Il se créera certainement une espèce d'unité dans leur état d'esprit et dans leur caractère. Les particularités nationales disparaîtront, mais les différences individuelles continueront d'exister. Et comme les hommes auront la possibilité d'avoir des relations dans toutes les parties du monde, disposeront tous les jours de plusieurs heures de liberté qu'ils pourront utiliser pour leur travail personnel, pour leur culture individuelle, on peut raisonnablement conjecturer qu'il en résultera de fortes individualités, caractérisées par des idées et des sentiments originaux, qui s’exprimeront en des arts variés, susceptibles d'être compris et goûtés dans le monde entier.

 

LA POSITION DES ANATIONALISTES  DEVANT LE MOUVEMENT ESPÉRANTISTE.

a) Devant le mouvement bourgeois, dit neutre

Ce qui caractérise principalement l'anationalisme, c'est qu'il reconnaît le rôle immense que l'artificiel joue dans le monde. Cette faculté qu'a l'homme de créer, de produire, fait de lui le roi de tous les autres animaux. L'homme adapte la nature à lui, cependant que la bête doit s'adapter à la nature. Les anationalistes ne méconnaissent donc pas la grande force qui réside dans la volonté de l'homme. Certes, ils savent que celui-ci ne peut par exemple se délivrer de son propre poids ou sauter hors de son ombre. Cependant, l'espace limité, où se déploie son activité, est relativement vaste. Par suite, sa volonté peut produire de grandes oeuvres. C'est pourquoi nous croyons que les "lois fatales" de l'Histoire ne sont que relatives.

Une des plus belles inventions de l'homme et des plus capables de bouleverser le monde est certainement la langue artificielle. L'espéranto, en effet, est un outil admirable, que personne ne sait encore manier d'une façon parfaite; l'auteur lui-même, n'était pas capable d'en mettre en valeur toutes les richesses latentes. Zamenhof [8] fut un précurseur. L'application généralisée de son oeuvre aura des conséquences incalculables.

Naturellement, une langue n'est qu'un instrument, un moyen; elle peut être utilisée pour des buts les plus divers. Un avion, par exemple, peut servir pour bombarder une ville aussi bien que pour ravitailler des observatoires bloqués par la neige. Cependant, il est très important qu'il existe un grand nombre d'aviateurs même militaires. De même il est très avantageux pour le progrès que des espérantistes bourgeois deviennent très habiles dans l'usage de la langue. Aussi, les anationalistes ne sont nullement contrariés quand ils constatent quelque succès dans le mouvement espérantiste bourgeois.

Mais il est évident que les anationalistes recommandent aux travailleurs espérantistes de ne dépenser ni temps, ni argent, pour soutenir les organisations espérantistes dites neutres, et de consacrer au contraire toutes leurs forces pour mettre l'espéranto au service du prolétariat et tout spécialement au service de l'anationalisme.

b) Devant le mouvement ouvrier

Les idées que nous venons d'exposer ne sont pas tout à fait nouvelles. Elles sont même, dans une certaine mesure, appliquées depuis déjà plus de 10 ans dans le cadre de "Sennacieca Asocio Tutmonda" - SAT - (Association mondiale anationale). Cette organisation, indépendante de tout parti politique, a pour but de grouper les prolétaires espérantistes de toutes tendances et c'est pourquoi les anationalistes la soutiennent et ne cherchent aucunement à la concurrencer. Au sein de SAT ils demandent simplement à avoir les mêmes droits que les internationalistes, et luttent pour l'unité du mouvement espérantiste ouvrier contre toute manoeuvre qui tendrait à placer cette association sous la dépendance, avouée ou non, d'un parti politique, quel qu'il soit.

Les anationalistes ont la conviction, que l'application pratique de l'espéranto dans une organisation, telle que SAT, dont la structure est anationale, fournit un terrain très favorable pour y semer l'anationalisme. Aussi combattraient-ils éventuellement tout essai d'imposer leur propre doctrine à SAT. L'organisation unitaire des prolétaires-espérantistes doit rester ouverte à tous les internationalistes pour qu'ils puissent y prendre connaissance d'une utilisation plus rationnelle et plus conséquente de l'espéranto dans l'organisation de la société future.

Former une secte fermée, séparée du reste du mouvement ouvrier engagé dans la lutte de classe, tel n'est pas le but des anationalistes. Ils veulent absolument rester en contact intime avec lui et participer à ses luttes quand elles sont effectivement des luttes de classe et par suite des luttes libératrices. Tant que l'espéranto ne sera pratiqué que par quelques dizaines de milliers - par des centaines de milliers - d'hommes dans le monde entier, les anationalistes ne prétendent pas former un parti mais seulement une tendance dans le mouvement ouvrier. Par conséquent, ils sont même libres d'adhérer à un parti dans lequel il leur est permis de discuter de cette nouvelle doctrine et de la défendre.

Les anationalistes savent qu il existe déjà une organisation vaguement anationaliste. Cette organisation nommée "Les Travailleurs Industriels du Monde", (en anglais, Industrial Workers of the World - I.W.W.), est née aux Etats-Unis et ses membres ont eu à souffrir un grand nombre de persécutions; son programme comporte des prémices d'anationalisme. Il y est question d'une union universelle, ce qui montre que dans l'esprit des fondateurs, le concept de nation n'avait pas une grande force. Mais il est tout naturel que la tendance anationaliste de cette organisation soit restée à l'état tout à fait embryonnaire puisque cette dernière ne s'est pas préoccupée de résoudre le problème linguistique.

Les anationalistes considèrent donc le mouvement espérantiste ouvrier comme le terrain le plus propice pour y propager leurs idées. C'est pourquoi ils désirent son unité, qui est une condition du succès.

Prolétaires du monde entier, apprenez l'espéranto!

Espérantistes, dénationalisez-vous !

 

La Fraction anationaliste des membres de Sennacieca Asocio Tutmonda.

 


 

Notes

[1] «Dans une guerre réellement nationale les mots : "Défense de la Patrie" ne sont pas une tromperie, et je n'en suis pas adversaire» (Oeuvres complètes de Lénine, volume XIII, page 342 de l'édition française.) « Si dans une guerre, il s'agit de la défense de la démocratie, de la lutte contre un joug qui opprime la nation, je ne suis pas contre une pareille guerre et je ne redouterai pas le mot "défense nationale" lorsqu'il a trait à ce genre de guerre ou de révolte ». (Lettre ouverte à Boris Souvarine, 1916, parue dans La Critique Sociale, n° 1, mars 1931).

[2] Lénine était adversaire de l'espéranto; par suite tous les léninistes orthodoxes, ayant appris l'espéranto, devraient le... désapprendre. Dans le journal russe Rabotsche Krestdjnskij Korrespondent, n° 21, 15 novembre 1930, la soeur de Lénine, la camarade M. J. Uljanova, dit entre autres ceci : « A plusieurs reprises Lénine a très défavorablement parlé de l'espéranto qu'il considère comme trop artificiel, trop simplifié et sans vie. » Dans la revue en espéranto, Sennaciulo, n° 278, 30 janvier 1930, parut une information de Karl Lindhagen, maire de Stockholm, qui, à l'occasion d'une conversation, essaya d'intéresser Lénine à l'espéranto. Celui-ci répondit ceci : « Nous avons déjà trois langues mondiales et le russe sera la quatrième. » Il donnait pour raison qu'une langue artificielle est quelque chose d'impossible.

[3] Voici, très résumé, un article de Sennacialo, n° 297, ayant pour titre : Anarchisme et Anationalisme. Sans doute les anarchistes sont antipatriotes, mais il est nécessaire de remarquer qu'ils identifient la patrie avec l'état. Leur but est la destruction de l'état; cependant cela ne signifie pas qu'ils visent également à l'anéantissement des particularités nationales telles que les langues et les cultures. Sébastien Faure dans son ouvrage Mon communisme, décrivant le fonctionnement de la société anarchiste, conserve le cadre national. Il ne peut en être autrement chez cet auteur, puisqu'il n'envisage pas le problème linguistique, que les espérantistes ont résolu.

[4] Nous nous servons de ce mot "agitateur" pour faire une distinction entre les simples membres de parti et les autres, ceux qui considèrent la politique comme un métier et qui cherchent surtout à obtenir un mandat de député ou autre.

[5] Si on nous demandait : « Comment combattez-vous ? », nous répondrions : de la même manière que les "antiimpérialistes", - par des mots. Quand la presse "révolutionnaire" du monde entier exaltait la lutte du patriote nicaraguayen Sandino contre l'impérialisme des Etats-Unis, ses rédacteurs ne se sont cependant pas engagés dans son armée pour prendre part à la défense du Nicaragua. Aux colonies, quand les indigènes se révoltent et luttent contre leurs exploiteurs, bien entendu, nous les approuvons; mais nous tenons à les avertir que ce n'est pas par "l'indépendance nationale" qu'ils obtiendront vraiment leur émancipation ; nous leur recommandons d'unir leurs forces à celles du prolétariat mondial, de lutter en formations de classe pour faire ainsi disparaître toute sorte d'exploitation. Si dans une métropole les travailleurs se mettaient en grève pour faire cesser l'exploitation barbare aux colonies, évidemment, nous aussi nous prendrions part à cette grève.

[6] Pour éviter tout malentendu, il est nécessaire de faire remarquer ici qu'au sujet de l'U.R.S.S. le problème est tout autre. Si l'Union Soviétique était attaquée par les états capitalistes il est évident que les travailleurs de ce pays ne défendraient pas une patrie, mais la Révolution, le Socialisme. C'est pourquoi, les prolétaires du monde entier auraient pour devoir de défendre l'U.R.S.S. par tous les moyens. Mais pour ne rien cacher de notre pensée, ajoutons que s'il s'écoulait des dizaines d'années sans que le capitalisme soit renversé dans les autres pays. Si l'économie socialiste de l'U.R.S.S. pouvait coexister avec l'économie capitaliste de tous les autres pays - ce qui nous semble fort douteux - il est très vraisemblable qu'il se créerait en U.R.S.S. une espèce de patriotisme des plus dangereux.

[7] Nous faisons remarquer que nous ne considérons nullement ce processus comme une espèce de divinité qui dirigerait consciemment les affaires humaines.

[8] L. L. Zamenhof (1859-1917), créateur de l'espéranto.

 

Traduction de l'espéranto de L. G. Avid et G. Waringhien, d'après le texte révisé par l'auteur.

 

 


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