Maurice Fayolle

Sur l'organisation

(1965)

 



Note

Les anarchistes ne sont pas contre l'organisation en général mais contre l'organisation imposée de l'exterieur.Cela il faut le dire et redire pour les anti-anarchistes et aussi pour certains prétendus anarchistes.

Source: Réflexions sur l'anarchisme, 1965.

 


 

Propos sur l’organisation

Dans nos milieux, il faut bien honnêtement le reconnaître, le problème organisationnel a toujours soulevé les plus vives controverses.

Cela tient, je pense, au fait qu'il existe deux façons très différentes de concevoir l'anarchisme et il importe de les préciser si on veut éclairer le problème.

Pour les uns, la société libertaire est un devenir possible, dont la réalisation immédiate se heurte à l'inéducation des masses. En conséquence, la tâche des propagandistes anarchistes ne peut que se limiter, dans le présent, à une oeuvre d'éducation s'adressant à une très faible minorité d'Esprits évolués. D'où la conception d'un mouvement anarchiste refusant la propagande de masse et son aboutissement logique : la révolution, et se considérant comme "minoritaire de propos délibéré.”

Pour les autres, l'anarchisme contient des potentialités de réalisations immédiates : il peut donc et doit ouvrir la porte à ce socialisme des temps modernes à la recherche duquel erre le monde depuis le début de ce siècle. De cette conviction découle la nécessité de structurer le mouvement aussi bien dans sa partie doctrinale que dans sa partie organisationnelle. Si faible soit son importance numérique dans le présent, il doit alors se refuser au complexe minoritaire et sa propagande doit tendre à toucher le plus grand nombre possible.

C'est à partir de ces optiques divergentes que s'expriment deux conceptions différentes de l'anarchisme et la nécessité ou l'inutilité d'une organisation s'insère à la charnière de ces deux conceptions.

Dans le premier cas, l'anarchisme est considéré avant tout comme une attitude devant le fait social. Cette attitude s'exprime dans la dualité d'un comportement (révolte et liberté), qui conditionne l'existence de l'individus dans ses relations avec ses semblables et dans le témoignage permanent que constitue ce comportement.

Dans le second cas, l'anarchisme est considéré comme une doctrine sociale susceptible de s'insérer dans la réalité présente et dont l'objet est d'éliminer de la société les causes d'aliénation -- c'est-à-dire de non-liberté.

Il est bien évident que la première conception se suffit à elle-même en ce sens que, n'ambitionnant pas de transformer la société dans un avenir proche, elle limite le champ de son activité à une oeuvre d'éducation par l'exemple, la parole, l'écrit. C'est donc, spécifiquement, une école philosophique.

La deuxième conception, au contraire, si elle s'intègre à la première, va au-delà en prétendant peser plus directement sur le cours de l'Histoire et c'est alors que s'ouvre devant elle la perspective révolutionnaire. D'où l'importance de définir ces deux conceptions, car il est bien évident que, selon qu'on se réclame de l'anarchisme philosophique ou de l'anarchisme révolutionnaire, les optiques divergeront grandement sur tous les problèmes de l'activité militante -- et, en particulier, sur le problème de l'organisation.

 

Principes d’organisation anarchiste

Il y a deux façons de concevoir un groupement collectif d'humains.

Le premier se situe sur le plan affinitaire : des individus ayant les mêmes préoccupations ou le même idéal se réunissent pour confronter leurs expériences personnelles. Que ce soit pour adorer une divinité commune, pour célébrer un rite commun ou pour converser sur une pratique commune, vulgaire ou artistique, ces groupements se caractérisent par leur aspect contemplatif : ils sont essentiellement de type ésotérique et n'ont d'autre objet que le témoignage. Il est bien évident que de tels groupements n'ont besoin en aucune manière de structures organisationnelles.

Il en va tout autrement lorsque des humains se groupent, non plus pour témoigner, mais pour agir. L'organisation devient alors une nécessité, hors de laquelle ne se justifierait pas le assemblement. Car il ne s'agit plus de porter le témoignage d'un certain mode de vie, de distraction ou d'idéal, mais d'agir collectivement pour réaliser un programme préalablement élaboré en commun. Pourquoi ces humains se groupent-ils pour engager une action déterminée ? C'est pour la raison qu'ils estiment indispensable d'unir leur effort qui, dispersés, ne seraient d'aucune efficacité.

C'est ainsi que se trouve introduite dans la notion de groupement -- d'organisation -- l'une de ses valeurs fondamentales : l'efficacité. Je dis bien l'une des valeurs fondamentales et non la valeur unique : en aucun cas, elle ne doit éliminer à son profit d'autres valeurs tout aussi indispensables et dont je parlerai tout à l'heure. Cependant, l'efficacité reste la raison même pour laquelle des humains unissent leurs efforts au lieu d'agir en ordre dispersé : elle représente donc la pierre angulaire de toute organisation qui, en son absence, n'aurait de raison.

À partir du moment où des humains se réunissent pour promouvoir une action offensive dont le but est de peser sur les événements et, si possible, de les infléchir dans une direction déterminée, le groupement prend un caractère spécifique, c'est-à-dire qu'il se définit clairement par rapport aux autres groupements sociaux parallèles ou adverses. Cette spécificité s'exprimant dans le sens d'une transformation sociale, le groupement anarchiste prend donc nécessairement un caractère révolutionnaire.

L'efficacité étant la raison même de l'existence d'un groupement orienté vers l'action, il convient d'admettre les moyens de cette efficacité. Posons le problème. Des humains se réunissent pour agir en commun, mais ces individualités n'ont pas toutes exactement la même pensée, la même optique, les mêmes réactions. Il convient donc d'élaborer un certain nombre de règles communes qui seront l'expression moyenne de l'ensemble et que chaque adhérent s'engagera à respecter. Ces règles communes constitueront les structures de l'organisation. Et ainsi apparaît la seconde valeur du groupement : la discipline librement consentie.

Efficacité et discipline librement consentie, la première étant la raison du groupement, la seconde son moyen, telles seront les deux valeurs de base de toute organisation. Mais cette base serait incomplète -- non libertaire -- si l'on n'introduisait pas une troisième valeur, dont l'absence rend étouffante l'atmosphère des organisation autoritaire : la liberté. En effet, ceux et celles qui -- et c'est le cas des anarchistes – se refusent à admettre la fameuse maxime : la fin justifie les moyens -- maxime au nom de laquelle ont été commis les plus monstrueux crimes sociaux de l'Histoire -- ceux et celles-là ne peuvent conférer à la seule efficacité une valeur absolue.

La fin pour laquelle luttent les anarchistes -- l'instauration d'une société d'humains libres - ne saurait être poursuivie avec des moyens qui seraient la négation de cette fin. D'où la nécessité, absolue celle-là, de maintenir à tous les niveaux et dans toutes les circonstances, les conditions du libre examen et de la libre discussion - liberté d'expression qui permette de redresser les erreurs et dont l'absence précipite inévitablement toute organisation dans les égarements mortels du sectarisme et du dogmatisme.

Nous avons maintenant réuni les éléments essentiels d'une organisation anarchiste : l'efficacité, valeur de raison, la discipline, valeur pratique, et la liberté, valeur morale. Il reste, passant de la théorie à la réalité, à transposer ces définitions dans les faits.

 


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