Denis de Rougemont

Les Méfaits de l’Instruction publique
(extrait)

(1929)

 



Note

Dans ce texte Denis de Rougemont présente la fonction de l'instruction gérée par l'état qui est celle de fabriquer des électeurs pris en otage par le jeu électoral (élire leur maîtres) et soustraire les individus aux influences de l'église et de la famille. En bref: produire une machine obéissante au pouvoir.

 


 

La machine a fabriquer des électeurs

Je crois a l'absurdité de fait de l'instruction publique. Je crois aussi qu'on ne peut reformer l'absurde. Je demande seulement qu'on m'explique pourquoi il triomphe et se perpétue de quel droit il nous écrase.

La réponse est simple, terriblement simple: du droit de la Démocratie.

L'instruction publique et la Démocratie sont soeurs siamoises. Elles sont nées en même temps. Elles ont crû et embelli d'un même mouvement. Morigéner l'une c'est faire pleurer l'autre. Ecouter ce que dit l'une, c'est savoir ce que l'autre pense. Elles ne mourront qu'ensemble. Il n'y aura qu'une oraison. Laïque.

J'entends qu'on ne me conteste pas cette thèse. Elle est glorifiée dans tous les banquets officiels par des orateurs émus et il y aurait une insigne hypocrisie à feindre de ne plus la reconnaître, une fois dissipée la fumée des civets, des cigares et des idéologies enivrées. D'ailleurs, cette idée que j'ai l'honneur de partager avec mes adversaires se trouve correspondre à des faits patents et simples; il serait vraiment dommage de priver ces Messieurs d'une aubaine pour eux si rare.

Un fait simple, par exemple, c'est que la Démocratie sans l'instruction publique est pratiquement irréalisable. Ici, je demanderai poliment au lecteur de vouloir bien ne point trop faire la bête, sinon je me verrai contraint de lui expliquer un certain nombre de vérités tellement évidentes - que cela n'irait pas sans quelque indécence. Et d'abord, il faut pouvoir lire, écrire et compter pour suivre la campagne électorale, voter et truquer légalement les votes. Ensuite il faut de l'histoire, et de l'instruction civique, pour qu'on sache à quoi cela rime. Ensuite, il faut une discipline sévère des l'enfance pour façonner des contribuables inoffensifs. Enfin il faut un nombre considérable de leçons, et le plus longtemps possible, pour qu'on n'ait pas le temps de se rendre compte que tout cela est absurde.

Pour qu'on n'ait pas le temps d'écouter la nature qui répète par toutes ses voix, d'un milliard de façons, que c'est absurde.
Pour qu'on n'ait pas le temps de découvrir la Liberté, parce que celui qui l'a embrassée une fois, une seule fois, sait bien que tout le reste est absurde.

Et voila pour les soeurs siamoises. Continuons. La démocratie doit a l'Ecole de vivre encore. Mais ce n'est de la part de notre Institutrice qu'un rendu. Car dans ce monde-là «tout se paye» comme ils disent avec une satisfaction sordide et mal dissimulée. Certes je ne prétends pas que les créateurs de l'instruction publique aient pleine conscience de ce qu'ils faisaient - et je les excuse pour autant. Je dis simplement ceci : leur oeuvre n'a été possible que parce qu'elle était liée aux intérêts de la démocratie. Car il faut bien se représenter qu'elle n'était encore au XVIIIe siècle qu'une utopie de partisans. Il ne serait guère plus fou de proposer aujourd'hui qu'on répande universellement et obligatoirement l'art du saxophone ou de la balalaïka. Soyez certains qu'il ne manque à cette plaisanterie, pour prendre corps, que l'appui intéressé d'un groupement politico-financier. Et il y aurait bien vite des députés pour célébrer les bienfaits sociaux, que dis-je, la valeur hautement moralisatrice de ces glapissants entonnoirs.

D'ailleurs cette complicité, si évidente a l'origine de l'institution, se manifeste encore de nos jours et d'une façon non moins flagrante, dans ses suites normales. Je n'en veux pas d'autre preuve que l'état grotesquement arrière de notre instrument de progrès par excellence. Car il n'est qu'une explication vraisemblable de cette incurie: l’école, sous sa forme actuelle, remplit suffisamment son rôle politique et social, qui est de fabriquer des électeurs (si possible radicaux, en tout cas démocrates). Je me souviens d'un dessin humoristique publié en 1914, représentant l'oeuvre de Kitchener: une machine qui
absorbait des gentlemen et rendait des tommies. La machine scolaire, elle, dévore des enfants tout vifs et rend des citoyens a l'oeil torve. Durant l'opération, tous les crânes ont été décervelés et doté d'une petite mécanique à quatre sous qui suffit a régler désormais l'automatisme de la vie civique. Le cerveau standard du type fédéral ne laisse craindre aucun imprévu dans son fonctionnement. Cet avantage inappréciable sur le cerveau naturel explique que les autorités compétentes n'aient point hésité à l'adopter, malgré ses rates assez fréquents. Maintenant je vous demande un peu quel intérêt il y aurait à perfectionner l'instrument, à l'adapter aux particularités psychologiques, voire aux besoins purement sentimentaux qui peuvent apparaître chez les enfants? Ce serait de l'art pour l'art. On ne peut pas en demander tant aux gouvernements. La reforme scolaire, politiquement, n'est pas rentable.

Il est clair que si le but principal de l'instruction publique était d'éduquer le peuple d'une façon désintéressée, les gouvernements seraient un peu plus fous qu'on n'ose les imaginer de ne pas entreprendre sur l'heure une véritable révolution scolaire; car il ne faudrait pas moins pour que l'école rattrape l'époque... Mais les gouvernements savent ce qu'ils font.
Tout se tient, comme vous dites, sans doute pour m'ôter l'envie de bousculer quoi que ce soit. J'aime les tremblements de terre, vous tombez mal.

J'appartiens a cette espèce de gens qui font confiance à leur sensibilité plus qu'aux idées des autres. Or, c'est une révolte de ma sensibilité qui me dresse contre l'Ecole. Mes arguments ne se mettent en branle qu'après coup. Et quand vous les démoliriez tous, ma rage n'en serait pas moins légitime. Je lui donne raison par définition. Apres tout, peu m'importent les idéologies politiques, et peu m'importerait que l'Ecole soit une machine à fabriquer de la démocratie - si je ne sentais menacées dans cette aventure des valeurs d'âme auxquelles je tiens plus qu'à tout. Ma haine de la démocratie est l'aboutissement de l'évolution dont je viens de décrire la marche nécessaire. On ne manquera pas d'insinuer qu'à l'origine de tout ceci il y a surtout de la nervosité, de petites douleurs de jeune bourgeois. Essayez de venir me dire ça chez moi, n'est-ce pas, mes agneaux. C'est justement dans la mesure ou je participais de l'écoeurant optimisme bourgeois que je m'accommodais d'un régime nocif pour tout ce qu'il y a d'authentiquement noble en chaque homme. Si les fils du peuple souffrent moins d'un tel régime, c'est qu'ils n'ont pas d'eux-mêmes une connaissance aussi sensible. Mais attendez, si quelques-uns allaient se réveiller... Il suffit d'un peu de chaleur d'âme pour amorcer le dégel de ces principes, et ce peut être le signal de la grande débâcle printanière. Il n'y a de révolution véritable que de la sensibilité. (Le jour où l'on culbutera ces Messieurs de leurs sièges, ils comprendront le sens des images.)

 


 

La trahison de l’instruction publique

(Ici, le procureur prit un ton plus grave).

L'école s'est vendue a des intérêts politiques. C'était là, nous venons de le voir, son unique moyen de parvenir. Elle participe donc sur une vaste échelle à cette « Trahison des clercs» décrite par M. Julien Benda. Notre époque paiera cher ce crime contre la civilisation. Elle ne croit plus qu'au péché contre les lois sociales, eh! bien, elle apprendra que le seul péché qui n'a pas de pardon c'est le péché contre l'Esprit. Aujourd'hui qu'il suffit d'un peu de bon sens et d'information pour jouer au prophète, on nous promset de tous côtes de belles catastrophes. Je suis de ceux qui s'en réjouissent mauvaisement. (« C'est bien fait. C'était trop laid ».)

A peine capable de nous instruire, l'Ecole prétend ouvertement nous éduquer. D'ailleurs elle y est obligée dans la mesure ou elle réalise son ambition: soustraire les enfants à l'Eglise et à la famille.

L'Eglise donnait des valeurs idéalistes, la famille des valeurs réalistes, sans lesquelles le monde s'enfonce de son propre poids dans l'abrutissement ou se laisse prendre à des théories non point fumeuses comme le veut le cliché, mais schématiques.

Or l'Ecole radicale ne peut pas être idéaliste : car elle deviendrait un danger pour le désordre établi. L'idéalisme est forcement révolutionnaire dans un monde organisé pour la production. Le culte des valeurs désintéressées ne peut que diminuer le « rendement» quantitatif de ceux qui s'y livrent.

Je ne veux pas me poser ici en défenseur des vertus patriarcales. Mais je m'adresse aux démocrates convaincus, partisans des «lumières» et qui pourtant s'indignent de voir la morale actuelle s'attaquer, voyez-vous ça, à la famille «cette cellule sociale ». Et je les traite de mauvais plaisants. Admirez mon extrême modération. Ceci fait, constatez avec moi que la famille était encore un milieu naturel, donc normatif. Le collège au contraire est un milieu anti-naturel, et les normes sociales qu'on prétend y substituer à celles de la famille sont falsifiées.

Non seulement l'Ecole ne constitue pas le pôle idéaliste nécessaire à l'équilibre d'une civilisation, - et c'est l’aspect négatif de sa trahison - mais encore elle tend à développer tout ce qu'il y a de spécifiquement malfaisant dans l'esprit moderne. C'est sa façon à elle de répondre aux besoins de l'époque. Pauvre époque! On parle sans cesse de ses besoins. Il est vrai qu'elle est anormalement insatiable... Je crois qu'elle a surtout besoin d'une purge violente qui chasse ce vers solitaire du matérialisme.

Et quand on m'aura démontré que les besoins de l'époque exigent une organisation à outrance du monde, je répondrai que dans la mesure ou cette exigence est satisfaite naît un nouveau besoin qui est précisément d'échapper à cette organisation. Or il semble bien que nous en soyons-là, s'il faut en croire les signes de révolte qui apparaissent de toutes parts. Mais l'école empoisonne les germes d'une renaissance de l'esprit dont elle devrait être la mère. Elle favorise le culte exclusif de l'utile, l'incompréhension brutale de la nature, la haine des supériorités naturelles, l'habitude de l'ersatz et du travail bâclé. Elle apprend à lire pour lire les journaux, mais en même temps que cette drogue, elle devrait fournir son contre-poison. Au contraire, elle prépare des esclaves du mot. Il est clair, par exemple, que seules les victimes de l'instruction helvétique sont capables d'absorber sans fou-rire les discours de tirs fédéraux.

On a comparé le monde moderne à un vaste établissement de travaux forces. L'école donne à l'enfant ce qu'il faut pour se résigner à l'état de citoyen bagnard auquel il est promis. Mais elle tue tout ce qui lui donnerait l'envie de se libérer - et peut-être les moyens.

Vaste distillerie d'ennui, c'est-à-dire de démoralisation - qu'on se le dise! - puissance de crétinisation lente, standardisation de toutes les mesquineries naturelles (je ne fais le procès de la bêtise humaine qu'en tant qu'elle est cultivée par l'Etat), l'Ecole, après avoir entraîné l'âme moderne dans ses collèges, l'y enferme et l'y laisse crever de faim.

Par ce qu'elle enseigne à ignorer bien plus que par ce qu'elle enseigne a connaître, elle constitue la plus grande force anti-religieuse de ce temps. L'instruction religieuse qui prend les enfants au sortir de l'école primaire, arrive trop tard. Elle sème dans un terrain que l'instituteur a méthodiquement desséché.

 

 


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