Albert Camus

Vers le Dialogue

(1946)

 



Note

Ce texte fait partie d'une série d'articles publiée en Novembre 1946 sous le titre Ni Victimes ni Bourreaux sur le Journal de la Resistence Française Combat.

 


 

Oui, il faudrait élever la voix. Je me suis défendu jusqu’à présent de faire appel aux forces du sentiment. Ce qui nous broie aujourd’hui, c’est une logique historique que nous avons créée de toutes pièces et dont les nœuds finiront par nous étouffer. Et ce n’est pas le sentiment qui peut trancher les nœuds d’une logique qui déraisonne, mais seulement une raison qui raisonne dans les limites qu’elle se connaît. Mais je ne voudrais pas, pour finir, laisser croire que l’avenir du monde peut se passer de nos forces d’indignation et d’amour. Je sais bien qu’il faut aux hommes de grands mobiles pour se mettre en marche et qu’il est difficile de s’ébranler soi-même pour un combat dont les objectifs sont si limités et où l’espoir n’a qu’une part à peine raisonnable. Mais il n’est pas question d’entraîner des hommes. L’essentiel, au contraire, est qu’ils ne soient pas entraînes et qu’ils sachent bien ce qu’ils font.

Sauvez ce qui peut encore être sauvé, pour rendre l’avenir seulement possible, voilà le grand mobile, la passion et le sacrifice demandés. Cela exige seulement qu’on y réfléchisse et qu’on décide clairement s’il faut encore ajouter à la peine des hommes pour des fins toujours indiscernables, s’il faut accepter que le monde se couvre d’armes et que le frère tue le frère à nouveau, ou s’il faut, au contraire, épargner autant qu’il est possible le sang et la douleur pour donner seulement leur chance à d’autres générations qui seront mieux armées que nous.

Pour ma part, je crois être à peu près sûr d’avoir choisi. Et, ayant choisi, il m’a semblé que je devais parler, dire que je ne serais plus jamais de ceux, quels qu’ils soient, qui s’accommodent du meurtre et en tirer les conséquences qui conviennent. La chose est faite et je m’arrêterai donc aujourd’hui. Mais, auparavant, je voudrais qu’on sente bien dans quel esprit j’ai parlé jusqu’ici.

On nous demande d’aimer ou de détester tel ou tel pays et tel ou tel peuple. Mais nous sommes quelques-uns à trop bien sentir nos ressemblances avec tous les hommes pour accepter ce choix. La bonne façon d’aimer le peuple russe, en reconnaissance de ce qu’il n’a jamais cessé d’être, c’est-à-dire le levain du monde dont parlent Tolstoï et Gorki, n’est pas de lui souhaiter les aventures de la puissance, c’est de lui épargner, après tant d’épreuves passées, une nouvelle et terrible saignée. Il en est de même pour le peuple américain et pour la malheureuse Europe. C’est le genre de vérités élémentaires qu’on oublie dans les fureurs du jour.

Oui, ce qu’il faut combattre aujourd’hui, c’est la peur et le silence, et avec eux la séparation des esprits et des âmes qu’ils entraînent. Ce qu’il faut défendre, c’est le dialogue et la communication universelle des hommes entre eux. La servitude, l’injustice, le mensonge sont les fléaux qui brisent cette communication et interdisent ce dialogue. C’est pourquoi nous devons les refuser. Mais ces fléaux sont aujourd’hui la matière même de l’histoire et, partant, beaucoup d’hommes les considèrent comme des maux nécessaires. Il est vrai, aussi bien, que nous ne pouvons pas échapper à l’histoire, puisque nous y sommes plongés jusqu’au cou. Mais on peut prétendre à lutter dans l’histoire pour préserver cette part de l’homme qui ne lui appartient pas. C’est là tout ce que j’ai voulu dire. Et dans tous les cas, je définirai mieux encore cette attitude et l’esprit de ces articles par un raisonnement dont je voudrais, avant de finir, qu’on le médite loyalement.

Une grande expérience met en marche aujourd’hui toutes les nations du monde, selon les lois de la puissance et de la domination. Je ne dirai pas qu’il faut empêcher ni laisser se poursuivre cette expérience. Elle n’a pas besoin que nous l’aidions et, pour le moment, elle se moque que nous la contrariions. L’expérience se poursuivra donc. Je poserai simplement cette question : « Qu’arrivera-t-il si l’expérience échoue, si la logique de l’histoire se dément, sur laquelle tant d’esprits se reposent pourtant ? » Qu’arrivera-t-il si, malgré deux ou trois guerres, malgré le sacrifice de plusieurs générations et de quelques valeurs, nos petits-fils, en supposant qu’ils existent, ne se retrouvent pas plus rapprochés de la société universelle ? Il arrivera que les survivants de cette expérience n’auront même plus la force d’être les témoins de leur propre agonie. Puisque donc l’expérience se poursuit et qu’il est inévitable quelle se poursuive encore, il n’est pas mauvais que des hommes se donnent pour tâche de préserver, au long de l’histoire apocalyptique qui nous attend, la réflexion modeste qui, sans prétendre tout résoudre, sera toujours prête à un moment quelconque, pour fixer un sens à la vie de tous les jours. L’essentiel est que ces hommes pèsent bien, et une fois pour toutes, le prix qu’il leur faudra payer.

Je puis maintenant conclure. Tout ce qui me parait désirable, en ce moment, c’est qu’au milieu du monde du meurtre, on se décide à réfléchir au meurtre et à choisir.
Si cela pouvait se faire, nous nous partagerions alors entre ceux qui acceptent à la rigueur d’être des meurtriers et ceux qui s’y refusent de toutes leurs forces. Puisque cette terrible division existe, ce sera au moins un progrès que de la rendre claire. À travers cinq continents, et dans les années qui viennent, une interminable lutte va se poursuivre entre la violence et la prédication. Et il est vrai que les chances de la première sont mille fois plus grandes que celles de la dernière. Mais j’ai toujours pensé que si l’homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche. Et désormais, le seul honneur sera de tenir obstinément ce formidable pari qui décidera enfin si les paroles sont plus fortes que les balles.

 


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