Nicolas Berdiaeff

La personne et la société

(1949)

 



Note

Berdiaeff cherche, dans ce texte, de surmonter les antinomies d'ordre politique, économique et social, entre l'individu, la société et l'état. La solution qu'il offre est un personnalisme social basé sur un communautarisme spirituel qui respecte "le mystère du destin de la personne, son incommensurabilité avec un ordre social, quel qu'il soit."

Source: De l'esprit bourgeois. Essais, 1949


 

I

 

La personne humaine ne se détermine pas exclusivement par rapport a la nature et a Dieu, mais aussi par rapport à la société, au « nous ». Cela veut dire que la personne est un être appartenant à l'ordre naturel, spirituel et social. La personne est sociale, ancrée dans la société et appelée à la vie sociale. Un état naturel, extra-social de l'homme n'a jamais existé, c'est une abstraction inventé au XVIII siècle. Mais, en même temps, la personne se heurte a la société et se trouve en conflit séculaire avec elle. La société la protège contre la nature, les autres et elle-même; elle la nourrit, l’enrichit de maintes façons, mais elle l'opprime aussi, la limite et l'asservit. La personne et la société s'influencent mutuellement et se rencontrent sur le même plan tout en appartenant aux plans divers et non comparables.

La personne porte en elle la ressemblance divine, elle est -une idée, une conception de Dieu. Or, la société lui oppose son image à elle, elle en fait sa servante et esclave.
Le problème de la personne et de la société peut se poser du point de vue social ou spirituel, du point de vue de la philosophie sociale ou spirituel. Les plans différeront selon la manière de considérer le problème. Celui-ci ne pourra jamais être résolu sur le plan social, de même que, sur ce plan, on ne pourra jamais délimiter ce qui appartient à la personne. Toute défense de la personne du point de vue social constitue l'affirmation de la primauté sociale et aboutit à 'esclavage de la personne. On croit que c’est la société qui confère à la personne sa liberté, ses droits, sa dignité et son esprit. Notons qu'une idéologie sociale (qu’elle soit théocratique, conservatrice, libérale, démocratique, socialiste ou anarchiste) se montre généralement tyrannique, en principe, par rapport à l'esprit de l'homme. Il est impossible d'admettre que la personne appartienne entièrement à la société et que la société puisse ou bien la tyranniser ou bien la gratifier de liberté.

Et même lorsqu'elle lui confère la liberté, elle la tyrannise en affermant sa dépendance. La société est objet et appartient au monde objectivé, mais la personne est avant tout sujet et appartient au monde spirituel non objectivé.
Cependant, il serait erroné de croire qu'on puisse fonder le problème de la personne et de la société sur l'individualisme rejetant la réalité sociale. On ne peut considérer la société simplement comme somme et interaction d'individus. La conception atomistique de la société n'est pas seulement erronée, elle fausse là notion même de la personne. La personne n'est rien moins qu'un atome pareil à tout autre. Une conception sociale nominaliste conduit à une conception nominaliste de la personne. La société représente une réalité particulière, non seulement mentale, mais vitale, elle est une étape de la vie et c’est uniquement pour cette raison qu’il existe un conflit entre la personne et la société. La vie d’une personne suppose la vie d'une autre, des autres, vers lesquelles la personne sort de son moi. La personne est inconcevable sans amour, c'est-à-dire, sans sortie vers l’autre, sans capacité de don et de sacrifice. En dehors du « moi » et du « toi », il existe encore le « nous », la société par conséquent; « nous » est un fait primordial (1). Le « moi » n’existe pas seulement par rapport au « toi » mais au « nous ». Dans un certain sens, on pourrait dire que Dieu, n'a pas seulement créé la personne, mais aussi la société, comme il a créé le cosmos.

« Nous » n'est pas une somme, mais une réalité sui generis. Or, dans ce monde déchu, la société, qui doit être intérieure et immanente à l'homme, se transforme en quotidienneté sociale objectivée et étouffant la personne. La société peut devenir une puissance contraire et hostile à la personne. Le problème qui nous intéresse est aussi bien impossible à résoudre à base d'un universalisme social, qu'à base de l’individualisme. Il y eut toujours deux sortes de doctrines : le singularisme affirmant la supériorité de la personne individuelle et l'universalisme proclamant la primauté de la société. La doctrine sociale soi-disant organique, pour laquelle l’unité devance ses éléments et détermine leur, existence, - est toujours portée vers l'universalisme, bien que, en sociologie biologique (2), l'universalisme reste naïf et sans fondement. Ces méthodes sont, en principe, fausses toutes les deux, et contournent la difficulté du problème.
C'est Othmar Spann qui en philosophie sociale moderne représente de façon typique l'universalisme social. Chez lui la personne disparaît entièrement. Spann affirme l'universalisme social fondé sur une métaphysique particulière se rattachant au romantisme, à Adam Müller.
L'affirmation de l'universalisme social est très différente chez Durkheim qui reste positiviste. Pour lui la société, n'est pas seulement une réalité primordiale qui détermine la conscience de l'homme, sa pensée et la teneur de sa vie entière, mais la société devient même un dieu. En philosophie, nous trouvons chez Hegel l'universalisme extrémiste. Ce n'est pas par hasard que Vissarion Belinsky, au nom de la personne humaine vivante, se dressait contre l'esprit absolu de Hegel.

L'attitude de Marx vis-à-vis de ce problème est complexe.
Le marxisme présente une alliance contre nature de l'universalisme extrême et de l'atomisme. C'est de Hegel que Marx a hérité l'universalisme. Mais il a aussi hérité de l'économie politique bourgeoise classique « l'homme économique et l'atomisme, c'est-à-dire qu'il niait la réalité de la société et n'y voyait qu'une arène de lutte pour les intérêts opposés des classes sociales. Pour Marx ce n'est point le tout qui détermine la vie des parties, mais ce sont les parties (les classes et « l'homme économique ») qui déterminent la vie du tout. C'est seulement dans la société socialiste que l'ensemble doit déterminer la vie des parties. Dialectique, pour Marx, signifie universalisme (le sens, la raison sociale triomphe à travers la contradiction), matérialisme signifie atomisme. C'est pourquoi l'expression même « matérialisme dialectique » est absurde. Un processus matériel ne connaît aucune dialectique d'atomes adverses, la dialectique implique le Logos. Fait remarquable, pour Marx l'universalisme n'affirme nullement la réalité de la société, de même que l'atomisme n'affirme point la réalité de la personne. L'individualisme social, qui voit dans la personne un atome, indépendamment de sa qualité et ses rapports avec le supra-personnel, est tout autant hostile à la personne que l'universalisme social, pour lequel l'individuel et le particulier s'effacent derrière le général. L'idéologie sociologique extrême du XIX siècle était le côté inverse de la désagrégation atomique de la société. Il se produit une sorte d'accrochage mécanique d'atomes désagrégés. La doctrine de Rousseau offre une illustration éclatante de l'étouffement de la personne par l'individualisme. Le point de départ de Rousseau est l'individu extra-social, l'homme naturel, mais, après le contrat social, cet individu est absolument écrasé par la société, même la liberté de conscience lui est refusé.
Rousseau mit au monde le jacobinisme qui est la suppression totale de la personne et de ses droits subjectifs.
Par la suite, le conflit de ces droits avec la souveraineté du peuple se produit dans la démocratie des XIX et XX siècles. Du côté social, la personne est le point d'intersection des milieux sociaux et des groupements divers : plus le nombre de ces milieux est eux grand et plus il est différencié, plus la personne en est enrichie (3). La personne appartient initialement à des unités sociales organiques multiformes - famille, corporation, classe, nation, état, église, - et sa qualité s'y rattache. La Révolution française a libéré la personne de ses rapports obligatoires avec les corporations; en l'isolant, en la plaçant immédiatement devant l'état, elle détruisit en quelque sorte la société. Ainsi elle absolutisa l'état et lui asservit la personne, en identifiant l'état avec la société.

Les Jacobins continuèrent l'oeuvre de Louis XIV.
L'étatisme est le côté inverse de l'individualisme. La qualité de citoyen devint la catégorie anthropologique prédominante et les droits civiques furent proclamés.
Or, le citoyen se détermine par rapport à la société politique, à l'état. Mais, comme il y a le producteur déterminé par rapport à la société économique, il y à l'homme qui se détermine par rapport à la société et la vie spirituelles. La déclaration des droits du citoyen est formelle, ces droits n'ont rien de commun avec la teneur réelle de la vie spirituelle ou économique. Cette déclaration ne garantit aucunement les droits réels de la personne et n’assure pas son existence, ce qui est admis par de nombreux socialistes d'écoles différentes. Leur critique était justifiée. Mais pour la pensée sociale courante l'homme n'existe pas en tant qu'être spirituel et les droits spirituels de l'homme sont inexistants. Cette idéologie est donc incapable de résoudre le problème de l'homme par rapport à la société. La philosophie du socialisme ne considérait généralement l'homme que du point de vue social et ignorait le point de vue spirituel (4).

 

II

Les rapports de la personne et de la société se présentent différemment sur le plan social ou spirituel Du point de vue social, la personne fait partie de la société, la société l'englobe, la personne est une sphère minime incluse dans la grande sphère sociale. La personne ne saurait s'opposer à la société, celle-ci étant la source de sa vie, le sein nourricier; c'est la société qui détermine la conscience et la pensée de la personne, ses croyances et ses appréciations éthiques. C'est là le point de vue de la plupart des sociologues. Si toutefois la personne peut résister à la société, combattant son emprise illimitée, c'est qu'elle appartient à un ordre différent, non social, dans lequel son être est enraciné. La personne participe au plan social, mais elle ressort du plan spirituel et c'est en lui qu'elle puise sa force et ses principes. Il est impossible d'affirmer la primauté de la personne sur le plan social en ·partant de ce dernier. Le socialisme russe populaire l'avait essayé, surtout dans la personne de Nikolaï Mikhaïlovski, qui avait élaboré une théorie de lutte pour la défense de l'individualité. Cette théorie est basée sur la juxtaposition de l'individu et de la société. Nikolaï Mikhaïlovski se dressait contre la société qui transforme l'individualité en instrument. Mais son point de vue reste social, c'est sur le plan social qu'il désire lutter pour l'individu, il n'accepte pas le point de vue spirituel. C'est pourquoi son individu s'avère une abstraction biologique, il ne connaît pas véritablement la personne. Cela est lié à un positivisme philosophique naïf auquel il tenait.
Mais il était tourmenté par un problème authentique. Le libéralisme et l'anarchisme sont en principe également incapables d'affirmer la liberté et l'indépendance de la personne, ces idéologies sont exclusivement sociales.

L'individualisme se manifeste toujours comme une forme d'idéologie sociale, dans laquelle la personne est censée obtenir de la société un maximum de liberté.
Mais le problème philosophique de la personne n'est point le problème de telle ou telle organisation sociale qui conférerait à la personne plus ou moins de liberté.
La personne ne peut tenir son indépendance de la société puisque cette indépendance signifie précisément que la personne dépend de tout autre chose que de la société.
Adam Muller, philosophe romantique de l'état et de la société, adhérant à un universalisme défavorable à la personne, disait : « Là où il faut encore proclamer la liberté, elle est d'ordinaire encore impossible » (5)
En d'autres termes la liberté ne dépend pas du fait d'être annoncée par la société et dans la société, - elle est ancrée dans un plan différent. A. Muller pouvait en tirer des déductions politiques erronées, mais le principe lui-même est juste. Le plan sur lequel les sociologues reconnaissent l'antinomie de la personne et de la société est un plan restreint et insuffisant. Le problème de la personne, de sa dignité et de son indépendance, de sa liberté et de son droit, ne peut être posé dans sa profondeur que si la personne n'appartient pas seulement au plan social, mais aussi au spirituel. La personne est le point d'intersection de deux mondes. A ce point de vue, tout se présente différemment et le fait que la personne n'est qu'un élément infime de la société n'est qu'un des aspects de la vérité. Il en existe un autre infiniment plus profond.

Au point de vue philosophique et spirituel c'est la société qui fait partie de la personne et est dépassée par elle.
La personne appartient à la société par un côté de son être, la société n'est qu'une des sphères de sa vie et non la plus profonde, tandis qu'en majeure partie elle est liée au monde spirituel infini. A l'intérieur du monde spirituel, c'est l'infini qui s'ouvre devant la personne, qui n'appartient pas à la sphère sociale toujours limitée. La personne ne se libère vraiment qu'en esprit, ressortant du monde spirituel pour entrer dans le monde social. Ce qui signifie que seul un être libre d'esprit peut être affranchi socialement. Un esclave ne saurait être affranchi en tant qu'esclave. Pour être digne d'obtenir la liberté il faut que soit libre l'esprit qui la reçoit. Tout homme étant un esprit libre, doit être libéré. Cette vérité se traduit en paradoxe : il n'y a que la liberté qui puisse et doive être libérée, l'esclavage ne saurait l'être. Autrement dit, la personne humaine, ayant été esclave sur le plan social, était néanmoins un esprit libre se rattachant au plan spirituel, indépendant de la société, et c'est pour cela qu'elle peut et doit être libre sur le plan social. La société est incapable de conférer la liberté à la personne, elle ne peut que reconnaître sa liberté obtenue par ailleurs.

La conscience profonde de la personne humaine ne saurait être déterminée par la société ni en dépendre. La vie sociale quotidienne fait pression sur la conscience et la déforme, mais elle ne la produit jamais ni ne la détermine.
La conscience profonde est enracinée dans la vie spirituelle et non sociale, c'est ce qui rend possible toute appréciation et estimation de la réalité sociale.
Parvenir à l'émancipation spirituelle de l'emprise sociale journalière constitue pour la personne une tache morale perpétuelle (6). A travers toute l'histoire de la vie humaine on remarque le dualisme entre la personne et la société, la personne en tant qu'élément de la société, et la société en tant qu'élément de la personne. Nous retrouvons cela dans la conception des rapports existant entre l'Eglise, la personne et la société. Ce que la pensée russe orthodoxe définit par le mot « sobornost » n'est point du tout la, primauté de la société (religieuse en l'occurrence) sur la personne, mais c'est par-dessus toute une qualité spirituelle de la personne elle-même, qui la fait participer au communautarisme spirituel.

La liberté de conscience est la condition indispensable de ce communautarisme. La conscience est profondément personnelle et libre, mais dans sa profondeur elle communie spirituellement au Christ et subit son action charismatique. A l'égard de la personne, le dualisme des points de vue social et spirituel s'exprime de la façon suivante : l'Eglise fait partie de la société, elle est une sphère plus limitée dans le cadre social plus vaste, elle existe à côté d'autres réalités : l'état, l'économie, les différentes sphères culturelles, et, d'autre part, la société fait partie de l'Eglise, qui, en tant que corps mystique du Christ, dépasse la sphère sociale et est un cosmos christianisé. Dans cette dernière acceptation, l'univers entier fait partie de l'Eglise. Une personne appartenant à l'organisme spirituel de l'Eglise appartient à une sphère plus vaste et qui englobe la société. Nous disons parfois que l'Eglise est une société spirituelle, mais, dans ce cas, nous usons du mot « société » dans un' sens différent et, selon ma classification, cette société appartient au monde spirituel et non au monde de la quotidienneté sociale. Cependant l'Eglise existe aussi dans la vie de tous les jours et parfois elle en subit l'influence déformante.

La société et la vie sociale ne peuvent supprimer la solitude de la personne qui constitue son tourment éternel: la personne peut rester seule au milieu de la société qui, de toutes parts, l'entoure et dont il lui est impossible de s'isoler. La solitude au milieu de la société est une solitude des plus amères. Ceci nous amène à distinguer entre société et communauté. Ce n'est pas dans la société, mais dans la communauté seulement que la personne peut surmonter sa solitude. La communauté ne signifie pas seulement union sociale, mais aussi union spirituelle, une communion des personnes entre elles.

Le communisme, comme son nom le dit, voudrait parvenir à la communion, au communautarisme, qui implique l'esprit et la vie spirituelle, mais, au lieu de cela, c'est par la contrainte qu'il organise la société, de façon matérialiste et extérieure, sans communauté réelle, et où les hommes deviennent encore plus impitoyables les uns envers les autres. La communauté authentique supprime toute rupture et toute division entre les deux plans, le social et le spirituel; elle rend la spiritualité sociale, et la vie en société devient spirituelle. C'est que dans la communauté la solitude n'est pas vaincue par la subordination de la personne à la société, comme d'une partie au tout, - mais par la victoire du monde spirituel sur le monde naturel et social, c'est-à-dire, par le rayonnement personnel qui crée une vie sociale spirituelle n'opprimant personne.

 

III

Les sociétés communistes primitives ignorent la personne; celle-ci sommeille et n'existe que virtuellement. Le réveil de la personne et de l'esprit détruit le communisme primitif (7). Le monde antique proclamait la primauté absolue de la société déjà formée et civilisée, de l'état-cité sur là personne; sa mentalité était universaliste, elle ne comprenait ni la personne ni la liberté.

La « République » de Platon témoigne de cette incapacité de comprendre cela. L'art de la Grèce découvrait la figure de l'homme, mais dans l'universalisme antique de l'état-cité et du cosmos. La religion était étatique. On ne pouvait fuir l'état. C'était l'alliance d'une conception universaliste, dans l'ignorance de la personne et de sa liberté, avec un particularisme national. A l'époque hellénique, le christianisme était lié au progrès de l'universalisme et de l'individualisme. Tous deux favorisaient l'émancipation du principe personnel du pouvoir illimité de l'état. Le citoyen du monde était plus libre que celle de la cité antique. Le christianisme apportait un changement radical dans l'interprétation des rapports entre la personne et la société, accomplissant la plus grand révolution spirituelle dans l'histoire mondiale. La société humaine, tout en se considérant comme chrétienne, n'a pas encore fait siennes les conclusions de cette révolution.
Les principes païens continuent d'agir dans cette société où se manifestent des réactions violentes d'un particularisme national païen comme d'un universalisme étatique et cosmique, également écrasants pour la personne.

Le christianisme révèle une nouvelle dimension de l'être et enseigne la valeur infinie de toute âme humaine, plus précieuse que tous les royaumes du monde. La personne n'est plus une particule du monde et de la société; contrairement à l'état, elle a l'éternité pour héritage. Elle n'est plus entièrement propriété de l'état et de la société, elle appartient avant tout au monde spirituel et à l'Eglise, c'est-à-dire, à une dimension différente où la grandeur et l'importance ne sont point déterminées en raison de la quantité et au moyen de l'addition. L'Evangile montre la distinction absolue entre le royaume de Dieu et celui de César. Cette discrimination était absolument inconcevable pour le monde antique. L'Eglise subissant l'empreinte du royaume de César, la distinction était aussi péniblement assimilée par la chrétienté. La démocratie laïque reprend, de manière inconséquente et molle, l'identification antique du royaume de Dieu avec le royaume de César, - le communisme la reprend d'une façon sinistre. Ayant établi la démarcation des deux royaumes, le christianisme limite spirituellement, en principe, le pouvoir de toute société sur la personne, laquelle n'appartient pas au royaume de César seulement (plan social), mais aussi bien au royaume de Dieu (plan spirituel). La conscience religieuse ne relève ni de la société ni de l'état, elle a une origine différente. La personne ne relève que partiellement de la société et rend à César ce qui est à César. La liberté de conscience et de l'esprit fut scellée du sang des martyrs qui avaient refusé à César le culte divin. Au cours de leur histoire, pourtant, les chrétiens ont souvent trahi la liberté spirituelle conquise, donnant à César ce qui appartient à Dieu. Ils ont agi ainsi depuis le temps de Constantin le Grand. Rien n'est aussi difficile pour les humains que la délimitation des droits de Dieu et de César.

C'est de cette délimitation cependant que dépend la liberté spirituelle de la personne à l'égard de la société et de l'état. L'état a tendance à prendre l'aspect d'Eglise et ceci sous des formes diverses : théocratie, monarchie absolue et, dans le communisme, démocratie absolutiste. L'Eglise tende à prendre une forme étatique et emprunte ses méthodes à l'état. L'histoire chrétienne abonde en exemples de ce genre, et toutes les violences, dont s'est rendue responsable l'Eglise historique, sont liée à cela. Le problème reste tragique et ne semble pas définitivement soluble, une tragédie n'ayant pas d'issue favorable. La vie infinie et les droits illimités de l'esprit n'ont pas de proportions communes avec la société et ses exigences. Dans la société, l'éprit à la fois se réalise et y est étouffé. L'esprit, dans la personne humaine, ne peut pas s'abstenir de se dresser contre tout état absolutiste, qu'il soit monarchique, démocratique ou communiste. L'identification de l'esprit et de 1'état, comme c'est le cas chez Hegel, est un mensonge formidable, une idolâtrie païenne. Dans son évolution, l'esprit se sert de l'état, comme d'un instrument, sans jamais s'y incarner, comme il ne s'incarne pas non plus dans la société et dans la réalité historique naturelle.

La vie infinie de l'esprit ne se manifeste qu'à travers la personne qui se trouve, sur un plan différent ni naturel ni social, en communion avec la société et la communauté spirituelles. Sous toutes ses formes, le fascisme est une réaction païenne au sein des sociétés chrétiennes.

Pendant longtemps, dès les philosophes grecs et jusqu'au début du XIX siècle, la pensée sociale et philosophique considérait la société à travers l'état. C'est le cataclysme de la révolution française qui a révélé la nature et l'évolution sociale à la pensée, rendant possible l'élaboration d'une science sociologique. Lorenz von Stein, dont l'ouvrage sur le mouvement social en France est toujours d'un grand intérêt [Die sozialistischen und kommunistischen Bewegungen seit der dritten französischen Revolution, 1842 - «  Les mouvements socialiste et communiste depuis la troisième révolution française  »], fut un des premiers à insister sur la distinction nécessaire entre la société et l'état. Il discerne, indépendamment de Marx, la lutte des classes dans la société. Il veut voir dans l'état le protecteur de la classe ouvrière, exploité et opprimée par la société industrielle. D'après Stein, l'oppression au moyen âge venait de la société et non de l'état, qui était alors faible.

Mais les rapports de la société et de l'état constituent un problème très complexe et extrêmement important pour le sort de la personne. Il existe une double conception de la société: acceptation totale, embrassant toute la réalité sociale y inclus l'état, - et acceptation partielle, comme corporation, classe, unité sociale autonome, et dans ce cas la société apparaît différente de l'état; c'est alors que surgit la question de leurs rapports mutuels. Nous envisageons ici cette dernière acceptation. Pour surmonter le dualisme de la société et de l'état, l'état tend à absorber la société, ou vice-versa. La monarchie absolue rejetait l'indépendance de la société, en la subordonnant entièrement à l'état. La même chose est possible dans le cadre de certaines formes démocratiques. Lorsque ce n'est pas l'idée des droits irrévocables de la personne qui se trouve à la base de la démocratie, mais plutôt l’idée du peuple souverain, comme principe suprême et absolu, cela représente une forme d'absolutisme étatique sans merci, à laquelle il est impossible de se soustraire. Certains penseurs politiques français ont raison de dire que la lutte contre le roi était possible, celui-ci étant une réalité à côté d'autres réalités, tandis qu'il est impossible de combattre un état personnifiant le peuple souverain.
C'est là que se trouve le danger de tout système moniste qui identifie l'état et la société.

Quand la société absolutisée s'identifie à l'état, il n'y a plus de salut pour la personne. Nous voyons cela au plus degré dans le communisme. La société communiste est l'absolu, elle exige de l'homme une subordination totale et sa soumission jusqu'au fond de son âme. L'état communiste est tyrannique précisément parce qu'il s'identifie à la société. Or la société n'est pas l'intersection de divers groupes sociaux, elle personnifie le prolétariat lui-même, sauveur et libérateur de l'humanité, elle est l'humanité elle-même. Personnifiant l'état, la société, plus que l'état, peut s'avérer dangereuse pour la personne.

En somme, la société aussi bien que l'état s'opposent énergiquement aux droits subjectifs de l'homme. La personne peut chercher à obtenir de la société satisfaction de ses droits, mais ce n'est pas de la société que ces droits relèvent. La philosophie du droit désigne celui-ci comme naturel, intuitif ou normatif et elle se voit obligée de rechercher l'origine de ce droit dans le monde des valeurs idéales, c'est-à-dire dans le monde spirituel. Au fond, la déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'a jamais affirmé ses droits dans toute leur amplitude et leur profondeur. L'homme s'effaçait derrière le citoyen qui n'appartient qu'à la société politique. Or, l'homme est avant tout membre de la société spirituelle. Toute la portée du mouvement socialiste tient à ce qu'il a montré combien peu les droits formels du citoyen, en démocratie politique, garantissent les droits réels de la personne, son droit à la vie, au travail, son droit économique élémentaire. Mais spirituellement les droits de l'homme ne peuvent être séparés de ses obligations.

Tout notre problème consiste dans l'impossibilité pour une forme quelconque de la société ou de l'état, n'ayant pas de mesure commune avec la liberté de l'esprit, de se saisir de la vie intérieure de la personne et de la nature spirituelle. Toute société comme tout état est brutale à l'égard de la personne et de son destin unique. Car non seulement l'état, mais aussi la société, est selon le mot de Nietzsche, un «  monstre froid  ». Tocqueville, qui n'était pas hostile à la démocratie, était effrayé par la dépersonnalisation progressive des démocraties américaines et trouvait insoluble l'antinomie de la liberté et de l'égalité.
Cette antinomie prouve la dissemblance du destin de la personne et de la société, elle témoigne de leur appartenance à des plans différents. Il existe une dialectique tragique de la liberté et de l'égalité. La personne désire s'exprimer librement, mais dans la sphère sociale, sa liberté transgresse celle des autres. Et lorsque l'égalité, étant sociale par excellence, se met à protéger la personne contre la liberté des autres, il lui arrive aisément d'annihiler cette liberté. Ce n'est qu'un des aspects de l'antinomie de la personne et de l'égalité, transposée sur le plan social. Dans sa profondeur le problème de la personne et de sa liberté est lié à la limite absolue de l'emprise sociale sur la personne et ne dépend pas de la forme d'organisation de la société elle-même. Deux processus contraires se produisent dans l'histoire: la socialisation de l'homme et son individualisation. L'homme, de plus en plus plongé dans la société et soumis à son existence, s'individualise en même temps; la conscience de son individualité et de sa vocation originale et unique s'intensifie.

Nous voyons cela au XIX siècle, lorsque fut posé le problème individuel sous des formes jusqu'alors inexistantes, tandis que la dépersonnalisation et la socialisation de la personne se trouvaient en pleine évolution. L'organisation de la société et de l'état est avant tout une organisation de la vie des masses, de l'homme moyen. Or, il y a un conflit perpétuel entre la personne et la masse. Aucune organisation ne saurait conférer à la personne sa liberté, son indépendance et son originalité, car l'organisation apporte toujours des nouvelles formes d'esclavage.

C'est une erreur de vouloir limiter la lutte pour la personne et pour sa liberté spirituelle à quelques formes politiques et sociales déterminées. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’il faille rester indifférent à l'égard des formes politiques et sociales, et ne pas chercher à les perfectionner. Cette recherche est, au contraire, indispensable. Mais il n'est pas possible que la personne reçoive sa dignité suprême, son indépendance et sa liberté d'une organisation sociale. La société ainsi que l'organisation sociale peuvent confirmer la liberté et la dignité personnelles, mais elles sont incapables de les susciter, d'en être la source. Cela fait, pour notre thème, une différence capitale. Pour l'exprimer par une formule paradoxale, je dirai que, seule, une personne libre pourrait obtenir la liberté, un être éminemment digne pourrait, seul, réclamer le respect de la part de la société. Par conséquent, aucune doctrine matérialiste ne peut exiger que soient respectées la liberté et la dignité de la personne. La société peut les respecter pour autant que cette liberté et cette dignité existent et soient enracinées dans un ordre de vie différent. J'ai déjà dit qu'on peut demander l'affranchissement des serfs justement parce qu'ils sont des êtres libres. Si les serfs étaient serfs d'essence et d'origine, il ne serait ni possible ni même désirable qu'ils soient affranchis. La doctrine du droit naturel, distingué du droit positif, formule cette vérité à sa façon, imparfaite du point de vue philosophique. La société est obligée de reconnaître la liberté et la dignité de la personne conformément auxquelles elle se transforme, mais elle est toujours portée à prendre sa revanche et à créer de nouvelles formes tyranniques. L'histoire connaît des tyrannies monarchiques et aristocratiques.
Les monarchies absolues n'existaient-elles pas pour les masses, sanctionnées par les croyances religieuses de ces dernières?

Mais la tyrannie séculaire exercée par les masses sur la personne, par la quantité sur la qualité, par le petit nombre sur le grand, peut prendre des formes démocratiques et socialistes de nivellation et de socialisation de l'homme. La tyrannie du communisme est la plus conséquente. Seul le communisme conclut logiquement qu'étant un produit de la société, dont elle reçoit tout, la personne lui appartient sans restriction et la société doit en réclamer la propriété. Elle dit à la personne : Tu est à moi, donne-moi ton âme, tu n'as rien en propre. Le communisme est une identification de la société, de l'état et de l'Eglise. Dès lors, la société s'approprie la personne sans partage. Celle-ci lui devient perméable jusqu'au fond de son âme. Le communisme cherche à l'atteindre en pratique. Nous en retrouvons la théorie dans toutes les utopies communistes, de Platon à Cabet. Tous les systèmes monistes, subordonnant la personne à un principe unique, ont pour résultat l'oppression de la personne. Toutes les formes d'état et de société absolutistes sont tyranniques. La personne ne saurait être libre que dans le système pluraliste, dans lequel plusieurs principes se limitant mutuellement, empêchent l'absolutisation.

Il ne faut pas que l'état soit absolu, il doit être limité par la société et l'Eglise. La société ne doit pas être absolue, mais limitée par l'état et l'Eglise. Enfin, l'Eglise historique, empirique, ne doit non plus être absolue, comme dans la conception théocratique, - elle est limitée par la société et l'état. L'Eglise n'est absolue qu'au sens mystique, spirituel, - jamais l'Eglise historique ne peut l'être. L'alliance du principe personnel avec la société et l'état est la plus favorable pour la vie politique et économique. Ce n'est pas l'organisation formelle de la société, toujours portée à violer la personne, qui accompli la liberté de cette dernière, - mais la culture morale et spirituelle d'un peuple éduqué dans le respect de la dignité humaine ainsi que la démarcation des limites assignées à l'emprise de la société sur la personne. La liberté de la personne en France se détermine en premier lieu par la culture de ce peuple et par son respect de la dignité humaine. Sous leur forme jacobine, ces principes démocratiques eux-mêmes peuvent annihiler toute liberté. Le conflit possible en démocratie des droits subjectifs de la personne avec le peuple souverain a déjà été mentionné. La souveraineté populaire, en tant que principe moniste, est défavorable à la liberté de la personne. Mais au système pluraliste doit se joindre l'unité spirituelle.

 

IV

L'esprit non seulement est libre, il est la liberté. Il est aisé d'affirmer la liberté dans la vie spirituelle, en dehors de son incarnation sur le plan matériel. La liberté de l'esprit est incontestablement la valeur suprême. Mais en passant dans le monde de l'espace matériel, une diminution de liberté se produit. Il se forme des degrés et des gradations de la liberté. Le maximum de liberté existe dans la vie spirituelle, et c'est à la vie spirituelle que les droits de la personne sont liés. Aucune puissance saurait dépouiller la personne de sa liberté spirituelle, elle restera libre dans un cachot et sur l'échafaud. Mais on peut lui enlever la possibilité de se réaliser dans l'espace, on peut la repousser du monde matériel et l'obliger à se désincarner. A cela se rattache dans sa complexité toute la dialectique de la liberté dans la vie sociale. Et il faut tenir pour certain que, si le maximum de liberté se trouve dans la vie spirituelle, la liberté est minimisée dans la vie économique, l'esprit y étant serré par la matière. L'affirmation formelle du principe de liberté personnelle - liberté privée d'objet et ne désirant point connaître sa raison d'être - non seulement ne garantit point la liberté réelle, mais conduit facilement à l'asservissement de la personne et la prive de biens vitaux élémentaires.

Nous voyons dans le libéralisme économique pareille déformation de la liberté interprétée de façon exclusivement formelle. Cette déviation a été suffisamment dénoncée par la critique socialiste d'orientation diverse. Le libéralisme économique, c'est-à-dire, l'affirmation d'une liberté formelle illimitée dans la vie économique, crée une classe privilégiée libre de s'incarner et de se réaliser dans le monde spatial matériel, mais il rend malheureuse la classe des travailleurs privés d'instruments de production et de possibilités d'incarnation dans le monde extérieur, et oppose un démenti à leur droit à la vie en ne leur concédant qu'une liberté désincarné.

C'est précisément cette liberté économique qui engendre le capitalisme avec toutes ses contradictions, son astuce et son injustice. Semblable notion de liberté économique n'aboutit jamais à la victoire du principe personnaliste. Pour réaliser son énergie spirituelle, la personne a besoin d'instruments matériels, économiques. Or, le libéralisme économique prive le gros de l'humanité de ces instruments, en ne les réservant qu'au petit nombre d'économiquement privilégiés. C'est pourquoi la diminution et la limitation de liberté économique est la condition de la liberté réelle, non formelle. Il ne faut pas que soit tolérée, dans la vie économique, une liberté qui enlève à d'autres la possibilité d'une existence plus digne et même le droit à la vie, c'est-à-dire le pain quotidien.

La restriction dé la liberté personnelle dans la vie économique est indispensable au nom même de la liberté authentique de la personne. La dépendance économique, où dans la société capitaliste bourgeoise se trouve la majorité des humains, prive la personne de la liberté et asservit l'esprit. Les droits politiques formels n'y peuvent rien changer. Le principe du libre travail converti en marchandise est un persiflage de la liberté. On a de la peine à défendre sa liberté sous la menace de mourir de faim. La personne vit et s'accomplit au sein de la société. Cela implique une organisation sociale qui permette à chacun de le faire.

Il n'est pas question ici des exigences de la société envers la personne, mais au contraire des agences de la personne envers la société. Il faut que cesse l'isolement de la personne dans la société et dans l'état. Il faut que les représentants dé toutes les formes de travail et d'activité créatrice s'unissent en corporations, en syndicats ouvriers professionnels, afin de lutter pour une existence digne de la personne. En soi, la liberté formelle n'est pas un principe créateur, elle peut devenir un obstacle sur le chemin des réformes sociales. On le voit en France contemporaine, où existe une grande liberté formelle, mais où les réformes sociales sont rendues très malaisées. La France est un des pays les plus conservateurs en Europe. La liberté se montre créatrice, si elle a un but, si elle est liberté au nom d'une cause. Cette liberté véridique et productive est moins garantie par la société qu'elle ne la régénère elle-même.

La limite absolue de l'emprise sociale sur la personne est déterminée par le fait que la destination finale de l'homme n'est point sociale, mais spirituelle et se rattache aux valeurs spirituelles, en raison de quoi l'homme ressort de l'éternité et non seulement du temps. Ce qui signifie justement que la limite ne peut pas être reconnue en partant du social, mais en partant de la personne qui appartient au plan spirituel. Tout objectif social s'avère un moyen servant une fin spirituelle. Rien de ce qui, à l'extérieur, est social, ne s'avère une valeur en soi et reste relatif. Le plan social manque entièrement d'absolu, d'éternel. Le marxisme, par exemple, est incapable de dire quelque chose du but de la vie. Il n'y a que les fondements spirituels de la société qui soient absolus et éternels. Mais l'homme est un être irrésistiblement porté à l'idolâtrie, à l'idolâtrie sociale en particulier. La monarchie, la nation, la démocratie, le socialisme, la notion abstraite de la société, deviennent des idoles. Les moyens deviennent fin en soi, et cachent le véritable but de la vie.

Chaque fois que la personne admet son appartenance exclusive au plan social, qu'elle considère comme la source de son esprit, elle tombe, sous une ou l'autre forme, dans l'idolâtrie. La personne est appelée à la vie et à la création sociales. L'activité sociale créatrice est un des chemins conduisant au royaume de Dieu, car le royaume de Dieu est la communion et le communautarisme non seulement des hommes entre eux, mais aussi de l'homme avec le monde créé, leur communion et communauté en Dieu. Mais il y eut et il y aura toujours une lutte pour la personne. L'antinomie de la personne et de la société ne peut être définitivement surmontée dans les cadres de notre monde naturel historique. Ce conflit tragique ne saurait trouver une solution autre que partielle et relative, le triomphe complet correspondant à l'avènement du royaume de Dieu.

Nous ne pouvons plus croire aux utopies terrestres. Mais il nous est possible de reconnaître axiologiquement la voie à prendre. Je la dénommerais socialisme personnaliste à base du christianisme, terme se composant de « personne » et de «  société  » Toutes les formes de socialisme areligieux aboutissent inévitablement et de façon plus ou moins explicite à la tyrannie de la société. L'individualisme, d'autre part, aboutit à l'oppression et l'altération de la personne. Seul le christianisme, connaissant un principe suprême, triomphe en principe de l'antagonisme entre la société et la personne. Ce n'est qu'en se basant sur le christianisme qu'on pourra surmonter l'opposition des principes aristocratique et démocratique, l'opposition de l'aristocratie de l'élite culturelle isolée et privée de base sociale, et les masses démocratiques présentant un péril de barbarisation et de vulgarisation culturelles. Le christianisme, étant d'origine éminemment noble, dévoile le caractère aristocratique de tout enfant de Dieu; il est, à la fois, aristocratique et démocratique. C'est pour cela qu'il est apte à surmonter le conflit des principes personnel, aristocratique, et démocratique, social. Le socialisme chrétien personnaliste affirme la valeur de la personne, son prix inestimable en tant qu'être spirituel, et la valeur du communautarisme des personnes humaines, qui est la vraie communion. Et c'est pour cela qu'il associe la solution du problème social à la lutte pour le droit de toute personne, compris dans la réalisation de ses possibilités vitales, - par conséquent des possibilités économiques - et non pas, à la primauté de la société sur la personne. L'idée d'une égalité abstraite est étrangère au socialisme personnaliste, il rallie la démocratie sociale au principe aristocratique de la personne. Et il respecte dans les limites de toute idéologie sociale, de tout plan social, - le mystère du destin de la personne, son incommensurabilité avec un ordre social, quel qu'il soit.

 


Notes de l'auteur

(1) On trouvera, à ce sujet, une analyse intéressante chez Siméon Frank, dans Les fondements spirituels de la société.

(2) Spencer, de façon très inconséquente, unit la doctrine organique de la société à un individualisme extrême.

(3) Le socialisme français de la première moitié du XIX siècle était spiritualiste et même religieux, mais il ne posait pas le problème spirituel de la personne.

(4) Georg Simmel, en particulier, insiste sur ce point dans sa Sociologie.

(5) Adam Muller, Sur la philosophie de l'Etat, p. 165.

(6) Voir mon livre, De la destination de l'homme. Essai d'une éthique paradoxale.

(7) Sous ce rapport, les idées de Bachofen sont particulièrement géniales.

 


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