Julien Benda

La Trahison des clercs
Vue d’ensemble. Pronostics

(1927)

 



Note

Le texte présenté ici est la partie finale de l'ouvrage qui est apparue dans sa première édition en 1927. L'analyse lucide de Julien Benda sur le fait que les intellectuels avaient trahi les valeurs universelles de l'humanité pour embrasser ceux de l'intérêt national ou sectaire est encore valable pour beaucoup d'entre eux, encore liés à l'idée de l'état souverain territoriale monopoliste dont il sont les chiens de garde et les propagandistes culturels.

 


 

En résumé, si je regarde l’humanité actuelle du point de vue de son état moral tel qu’il se manifeste par sa vie politique, je vois:

1° une masse chez qui la passion réaliste avec ses deux grandes formes — la passion de classe, la passion nationale — atteint à un degré de conscience et d’organisation inconnu jusqu’à ce jour;
2° une corporation qui, opposée autrefois à ce réalisme des masses, non seulement ne s’y oppose plus, mais l’adopte, en proclame la grandeur et la moralité;
bref, une humanité qui se livre au réalisme avec une unanimité, une absence de réserve, une sanctification de sa passion dont l’histoire n’avait point donné d’exemple.

On peut mettre cette constatation sous une autre forme. Imaginons au XIIe siècle un observateur jetant un regard d’ensemble sur l’Europe de ce temps; il voit les hommes s’efforcer, dans l’obscur de leur âme, de se former en nations (pour dire l’aspect le plus frappant du vouloir réaliste); il les voit commencer d’y réussir; il voit des groupes prendre consistance, qui entendent mettre la main sur une portion de la terre et tendent à se sentir dans ce qui les fait distincts des groupes qui les entourent; mais en même temps il voit toute une classe d’hommes, et des plus révérés, travailler à contrarier ce mouvement; il voit des savants, des artistes, des philosophes montrer au monde une âme qui ignore les nations, user entre eux d’une langue universelle; il voit ceux qui font à cette Europe ses valeurs morales prêcher le culte de l’humain, ou du moins du chrétien, et non du national, et s’efforcer de fonder, à l’encontre des nations, un grand empire universel et de principe spirituel; en sorte qu’il peut se dire: «Quel de ces deux courants l’emportera? L’humanité sera-t-elle nationale ou spirituelle? Relèvera-t-elle des volontés laïques ou de la cléricature?» Et, pendant longtemps encore, le principe réaliste n’est pas assez totalement victorieux, le corps spiritualiste reste assez fidèle à lui-même pour que notre observateur puisse douter.

Aujourd’hui la partie est jouée; l’humanité est nationale; le laïc a gagné. Mais son triomphe passe tout ce qu’il pouvait croire. Le clerc n’est pas seulement vaincu, il est assimilé. L’homme de science, l’artiste, le philosophe sont attachés à leur nation autant que le laboureur et le marchand; ceux qui font au monde ses valeurs les font pour la nation; les ministres de Jésus défendent le national. Toute l’humanité est devenue laïque, y compris les clercs. Toute l’Europe a suivi Luther, y compris Erasme.

Nous disions plus haut que l’humanité passée, plus exactement l’Europe du moyen âge, avec les valeurs que lui imposaient ses clercs, faisait le mal mais honorait le bien. On peut dire que l’Europe moderne, avec ses docteurs qui lui disent la beauté de ses instincts réalistes, fait le mal et honore le mal. Elle ressemble à ce brigand d’un conte de Tolstoï, dont l’ermite qui reçoit sa confession prononce avec stupeur: «Les autres, du moins, avaient honte de leur brigandage; mais que faire avec celui-ci qui en est fier!»

Si, en effet, on se demande où va une humanité dont chaque groupe s’enfonce plus âprement que jamais dans la conscience de son intérêt particulier en tant que particulier et se fait dire par ses moralistes qu’il est sublime dans la mesure où il ne connaît pas d’autre loi que cet intérêt, un enfant trouverait la réponse: elle va à la guerre, la plus totale et la plus parfaite que le monde aura vue, soit qu’elle ait lieu entre nations, soit entre classes. Une race dont un groupe porte aux nues un de ses maîtres (Barrès) parce qu’il enseigne: «Il faut défendre en sectaire la partie essentielle de nous-mêmes», cependant que le groupe voisin acclame son chef parce qu’il déclare en violant un petit peuple sans défense: «Nécessité n’a pas de loi», est mûre pour ces guerres zoologiques dont parlait Renan, qui ressembleront, disait-il, à celles que se livrent pour la vie les diverses espèces de rongeurs et de carnassiers. Et, de fait, il suffit de penser, en ce qui touche la nation, à l’Italie, et, en ce qui touche la classe, à la Russie pour voir à quel point de perfection inconnu jusqu’à ce jour l’esprit de haine contre ce qui n’est pas soi peut être porté, chez un groupe d’hommes, par un réalisme conscient et enfin libéré de toute morale non pratique. Ajoutons, ce qui n’est pas fait pour infirmer nos prévisions, que ces deux peuples sont salués comme modèles dans le monde entier par ceux qui veulent soit la grandeur de leur nation, soit le triomphe de leur classe.

Ces sombres pronostics ne me paraissent pas devoir être modifiés autant que certains le croient par la vue d’actes résolument dirigés contre la guerre, comme l’institution d’un tribunal supernational et les conventions récemment adoptées par des peuples en conflit. Imposées aux nations par leurs ministres plutôt que voulues par elles, dictées uniquement par l’intérêt — la crainte de la guerre et de ses dommages — nullement par un changement de moralité publique, ces nouveautés, si elles s’opposent peut-être à la guerre, laissent intact l’esprit de guerre et rien n’autorise à penser qu’un peuple qui ne respecte un contrat que par des raisons pratiques ne le violera pas le jour qu’il en trouvera la violation plus profitable. La paix, si jamais elle existe, ne reposera pas sur la crainte de la guerre mais sur l’amour de la paix; elle ne sera pas l’abstention d’un acte, elle sera l’avènement d’un état d’âme [1]. En ce sens, autant le moindre écrivain peut la servir, autant les tribunaux les plus puissants ne peuvent rien pour elle. Au surplus, ces tribunaux laissent indemnes les guerres économiques entre nations et les guerres entre classes.

La paix, faut-il le redire après tant d’autres, n’est possible que si l’homme cesse de mettre son bonheur dans la possession des biens «qui ne se partagent pas», et s’il s’élève à l’adoption d’un principe abstrait et supérieur à ses égoïsmes; en d’autres termes, elle ne peut être obtenue que par une amélioration de sa moralité. Or, non seulement, comme nous l’avons montré, l’homme s’affirme aujourd’hui dans le sens précisément contraire, mais la première condition de la paix, qui est de reconnaître la nécessité de ce progrès de l’âme, est fortement menacée. Une école s’est fondée au XIXe siècle, qui invite l’homme à demander la paix à l’intérêt bien entendu, à la croyance qu’une guerre, même victorieuse, est désastreuse, surtout aux transformations économiques, à l’«évolution de la production», en un mot à des facteurs totalement étrangers à son amélioration morale, dont au surplus, disent ces penseurs, il serait peu sérieux de rien attendre; en sorte que l’humanité, si elle avait quelque désir de la paix, est invitée à négliger le seul effort qui pourrait la lui donner, et qu’elle ne demande d’ailleurs qu’à ne point faire. La cause de la paix, toujours si entourée d’éléments qui travaillent contre elle, en a de nos jours trouvé un de plus: le pacifisme à prétention scientiste [2].

Je marquerai à ce propos d’autres pacifismes, dont j’ose dire qu’ils ont, eux aussi, pour principal effet d’affaiblir la cause de la paix, du moins près des esprits sérieux:

1° D’abord le pacifisme que j’appellerai vulgaire, en qualifiant ainsi celui qui ne sait faire autre chose que flétrir l’«homme qui tue» et railler les préjugés du patriotisme. J’avoue que, lorsque je vois des docteurs, s’appelassent-ils Montaigne, Voltaire ou Anatole France, faire consister tout leur réquisitoire contre la guerre à prononcer que les apaches de barrière ne sont pas plus criminels que les chefs d’armée et à trouver bouffons des gens qui s’entre-tuent parce que les uns sont vêtus de jaune et les autres de bleu, j’ai une tendance à déserter une cause qui a pour champions de tels simplificateurs et à me prendre d’affection pour les mouvements profonds qui ont créé les nations et qu’on blesse là si grossièrement [3].

2° Le pacifisme mystique, en désignant sous ce nom celui qui ne connaît que la haine aveugle de la guerre et refuse de rechercher si elle est juste ou non, si ceux qui la font attaquent ou se défendent, s’ils l’ont voulue ou la subissent. Ce pacifisme, qui est essentiellement celui du peuple (c’est celui de tous les journaux populaires dits pacifistes) a été incarné fortement en 1914 par un écrivain français, lequel, ayant à juger entre deux peuples en lutte dont l’un avait fondu sur l’autre au mépris de tous ses engagements et l’autre se défendait, n’a su que psalmodier: «J’ai horreur de la guerre» et les renvoyer dos à dos sous une même flétrissure. On ne saurait exagérer les conséquences d’un geste qui aura montré aux hommes que la mystique de la paix, tout comme celle de la guerre, peut totalement éteindre, chez ceux qui en sont atteints, le sentiment du juste.

Je crois voir encore un autre mobile chez les écrivains français qui adoptèrent en 1914 la position de M. Romain Rolland: la crainte, en donnant raison à leur nation, de verser dans la partialité nationaliste. On peut affirmer que ces maîtres eussent vivement embrassé la cause de la France si la France n’eût pas été leur patrie. Au rebours de Barrès disant: «Je donne toujours raison à mon pays même s’il a tort» ces singuliers amis de la justice diraient volontiers: «Je donne toujours tort à mon pays, même s’il a raison.» Là encore, on a pu voir que le délire de l’impartialité mène à l’iniquité, tout comme un autre.

Je dirai aussi un mot des sévérités de ces «justiciers» pour l’attitude de la France au lendemain de sa victoire, pour sa volonté de contraindre son adversaire à réparer les dommages qu’il lui avait causés, de lui prendre des gages s’il s’y refusait. Le mobile qui animait ici ces moralistes, sans qu’ils s’en doutent, me paraît bien remarquable; c’est la pensée que le juste doit nécessairement être faible et pâtir; que l’état de victime fait en quelque sorte partie de sa définition. Si le juste se met à devenir le fort et à avoir les moyens de se faire rendre justice, il cesse pour ces penseurs d’être le juste; si Socrate et Jésus font rendre gorge à leurs bourreaux, ils n’incarnent plus le droit; un pas de plus, et c’est leurs bourreaux, devenus victimes, qui vont l’incarner. Il y a là un remplacement de la religion de la justice par la religion du malheur, un romantisme chrétien, assez inattendu, par exemple, chez un Anatole France. Sans doute, l’événement de 1918 bouleversait toutes les habitudes des avocats du droit; c’est le droit violenté qui devenait le plus fort, c’est la toge assaillie qui avait raison de l’épée, c’est Curiace qui triomphait. Peut-être fallait-il quelque sang-froid pour reconnaître que, même ainsi vêtu de force, le droit restait le droit. Les pacifistes français ont manqué de ce sang-froid. En somme, leur attitude depuis dix ans a été inspirée par le seul sentiment et rien ne montre mieux à quel degré de faiblesse est descendue de nos jours, chez des «princes de l’esprit», la tenue intellectuelle [4].

3° Le pacifisme à prétention patriotique, je veux dire qui prétend exalter l’humanitarisme, prêcher le relâchement de l’esprit militaire, de la passion nationale et cependant ne pas nuire à l’intérêt de la nation, ne pas compromettre sa force de résistance en face de l’étranger. Cette position — qui est celle de tous les pacifistes de parlement — est d’autant plus antipathique aux âmes droites qu’elle s’accompagne nécessairement de cette affirmation, presque toujours contraire, elle aussi, à la vérité, à savoir que la nation n’est nullement menacée et que la malveillance des nations voisines est une pure invention de gens qui souhaitent la guerre. Mais ce n’est là qu’un épisode d’un fait très général et de suprême importance pour l’objet qui m’occupe.

Je veux parler de la volonté du clerc de donner ses principes pour valables dans l’ordre pratique, pour conciliables avec la sauvegarde des conquêtes de l’épée. Cette volonté, qui affecte l’Eglise depuis vingt siècles et on peut presque dire tous les idéalistes (qu’on me nomme, depuis Jésus, ceux qui se déclarent incompétents dans l’ordre pratique) est pour le clerc la source de toutes ses faillites. On peut dire que la défaite du clerc commence exactement au moment qu’il se dit pratique. Dès que le clerc prétend ne pas méconnaître les intérêts de la nation ou des classes établies, il est nécessairement battu, par la bonne raison qu’il est impossible de prêcher le spirituel et l’universel sans miner des édifices dont les fondements sont la possession d’un temporel et la volonté d’être distinct. Un vrai clerc (Renan) l’a dit excellemment: «La patrie est chose terrestre; qui veut faire l’ange sera toujours un mauvais patriote.» Aussi voyons-nous le clerc qui prétend garantir les œuvres terrestres n’avoir le choix qu’entre ces deux issues: ou bien les garantir et faillir alors à tous ses principes (c’est le cas de l’Eglise soutenant la nation et la propriété); ou bien maintenir ses principes et mener à la ruine les organismes qu’il prétendait soutenir (c’est le cas de l’humanitaire prétendant sauvegarder le national); dans le premier cas le clerc tombe sous le mépris du juste, qui le taxe d’habile et le raye du rang des clercs; dans le second il croule sous la huée des peuples, qui le traitent d’incapable, cependant qu’il provoque de la part du réaliste une réaction violente et acclamée, comme il arrive présentement en Italie [5]. Il suit de tout cela que le clerc n’est fort que s’il prend une nette conscience de sa nature et de sa fonction propre et montre aux hommes qu’il a cette nette conscience; c’est-à-dire s’il leur déclare que son royaume n’est pas de ce monde, que cette absence de valeur pratique est précisément ce qui fait la grandeur de son enseignement et que, pour la prospérité des royaumes qui, eux, sont de ce monde, c’est la morale de César, et non la science, qui est la bonne. Avec cette position le clerc est crucifié, mais il est respecté et sa parole hante la mémoire des hommes [6]. La nécessité où l’on se trouve de rappeler ces vérités aux clercs modernes (pas un qui ne s’insurge si on le traite d’utopiste) est une des constatations les plus suggestives pour l’objet qui nous tient; elle montre combien est devenue générale la volonté d’être pratique, combien cette prétention est nécessaire pour avoir aujourd’hui quelque audience, et combien la notion de cléricature est obscurcie chez ceux-là mêmes qui tendent encore à exercer ce ministère.

On voit que je me sépare entièrement de ceux qui voudraient que le clerc gouvernât le monde et souhaitent avec Renan le «règne des philosophes», les choses humaines me semblant ne pouvoir adopter les religions du vrai clerc que sous peine de devenir divines c’est-à-dire de périr en tant qu’humaines. C’est ce qu’ont vu tous les amants du divin qui cependant ne voulurent pas la destruction de l’humain; c’est ce qu’exprime à merveille l’un d’entre eux quand il fait dire si profondément par Jésus à son disciple: «Je ne dois pas, mon fils, te donner une idée claire de ta substance... parce que si tu voyais clairement ce que tu es, tu ne pourrais plus être uni si étroitement avec ton corps. Tu ne veillerais plus à la conservation de ta vie.» [7] Mais si je crois mauvais que la religion du clerc possédât le monde laïque, je crois autrement redoutable qu’elle ne lui soit plus prêchée et qu’alors il lui devienne loisible de se livrer à ses passions pratiques sans aucune honte et sans le moindre désir, même hypocrite, de s’élever si peu que ce soit au-dessus d’elles. «Ils sont là quelques justes qui m’empêchent de dormir», disait le réaliste de ses anciens docteurs. Nietzsche, Barrès, Sorel n’empêchent aucun réaliste de dormir, bien au contraire. C’est la nouveauté que j’ai voulu marquer et qui me parait grave. Il me parait grave qu’une humanité, plus que jamais possédée par les passions de la terre, entende comme commandement de ses chefs spirituels: «Restez fidèles à la terre.»

Cette adoption du réalisme intégral par l’espèce humaine est-elle définitive ou seulement passagère? Assistons-nous, comme certains le pensent, à l’avènement d’un nouveau moyen âge – bien plus barbare toutefois que le premier, car si celui-ci pratiqua le réalisme, du moins il ne l’exalta point – mais dont sortira une nouvelle Renaissance, un nouveau retour à la religion du désintéressé? Les composantes que nous avons trouvées au réalisme actuel ne permettent guère de l’espérer. On se figure mal les peuples s’appliquant sincèrement à ne plus se sentir dans ce qui les fait distincts, ou bien, s’ils s’y appliquent, ne le faisant pas uniquement pour concentrer la haine interhumaine sur le terrain de la classe; on conçoit mal un clergé reprenant une vraie puissance morale sur ses fidèles et pouvant, à supposer qu’il en ait le désir, leur dire impunément des vérités qui leur déplaisent; on imagine mal une corporation de gens de lettres (car c’est l’action corporative qui de plus en plus importe) se mettant à tenir tête aux classes bourgeoises au lieu de les flatter; on l’imagine plus mal encore remontant le courant de sa décadence intellectuelle et cessant de croire qu’elle fait preuve de haute culture en se gaussant de la morale rationnelle et en s’agenouillant devant l’histoire. On évoque toutefois une humanité qui, excédée de ses «égoïsmes sacrés» et des entre-tueries auxquelles ils la condamnent, laisserait un jour tomber ses armes et reviendrait, comme elle y vint il y a deux mille ans, à l’embrassement d’un bien situé au-delà d’elle-même, l’embrasserait même avec plus de force qu’alors, sachant de combien de larmes et de sang elle a payé de s’en détourner.

Une fois de plus se vérifierait l’admirable parole de Vauvenargues: «Les passions ont appris aux hommes la raison.» Mais un tel mouvement ne me semble possible que dans longtemps, après que la guerre aura causé au monde bien plus de maux qu’elle n’a fait encore. Les hommes ne vont pas réviser leurs valeurs pour des guerres qui ne durent que cinquante mois et ne tuent à chaque nation que deux millions d’hommes. [8] On peut d’ailleurs douter que la guerre devienne jamais assez terrible pour décourager ceux qui l’aiment, d’autant plus que ceux-là ne sont pas toujours ceux qui la font.

En accordant cette restriction à nos vues pessimistes et que l’avènement d’une renaissance est chose possible, nous entendons qu’il n’est que possible. Nous ne saurions suivre ceux qui prononcent qu’il est certain, soit parce qu’il s’est déjà produit une fois, soit parce que «la civilisation est due à l’espèce humaine». La civilisation telle que je l’entends ici — la primauté morale conférée au culte du spirituel et au sentiment de l’universel – m’apparaît, dans le développement de l’homme, comme un accident heureux; elle y est éclose, il y a trois mille ans, par une conjonction de circonstances dont l’historien a si bien senti le caractère contingent qu’il l’a nommée le «miracle» grec; elle ne m’apparaît nullement comme une chose qui était due à l’espèce humaine en vertu des données de sa nature; elle m’apparaît si peu comme telle que je vois de nombreuses parties de l’espèce (le monde asiatique dans l’Antiquité, le germanique dans l’âge moderne) qui s’en montrent incapables et pourraient bien le rester.

C’est dire que si l’humanité vient à perdre cette parure, il y a peu de chances pour qu’elle la retrouve; il y en a au contraire beaucoup pour qu’elle ne la retrouve pas, de même que si un homme avait trouvé un jour une pierre précieuse au fond de la mer, puis qu’il l’y eût laissée retomber, il y aurait fort peu de chances pour qu’il la revît jamais. Rien ne me semble moins solide que ce propos d’Aristote disant qu’il est probable que les arts et la philosophie ont été plusieurs fois découverts et plusieurs fois perdus. La position adverse qui veut que la civilisation, en dépit d’éclipses partielles, soit une chose que l’humanité ne peut pas perdre me semble n’avoir d’autre valeur — mais cette valeur est grande, pour la conservation même du bien qu’on veut garder — que celle d’un acte de foi. Nous ne pensons pas qu’on croie nous faire une objection sérieuse en nous représentant que la civilisation, déjà une fois perdue avec la chute du monde antique, a cependant connu une renaissance. Outre que nul n’ignore que la forme d’esprit gréco-romaine est loin de s’être vraiment éteinte durant le moyen âge et que le XVIe siècle n’a fait renaître que ce qui n’était pas mort, j’ajoute que, même si cette forme d’esprit était alors «renée» ex nihilo, encore que cet exemple ne laissât point de me troubler, du fait qu’il serait unique, il serait loin de suffire à me rassurer.

Notons à ce propos qu’on n’a peut-être pas assez remarqué combien est toujours dérisoirement petit le nombre de ces exemples tirés de l’histoire, sur lesquels on assied une «loi» qui prétend valoir pour toute l’évolution, passée et future, de l’humanité. Celui-ci (Vico) proclame que l’histoire est une suite d’alternances entre une période de progrès et une période de régression; il en donne deux exemples; celui-ci (Saint-Simon) qu’elle est une succession d’oscillations entre une époque organique et une époque critique; il en donne deux exemples; un troisième (Marx) qu’elle est une suite de régimes économiques dont chacun élimine son prédécesseur par la violence; il en donne un exemple! On me répondra que ces exemples ne sauraient être plus nombreux, étant donné depuis combien peu de temps dure l’histoire, du moins celle qu’on connaît. La vérité, et qu’implique précisément cette réponse, est que l’histoire dure depuis bien trop peu de temps pour qu’on en puisse tirer des lois permettant d’inférer du passé à l’avenir. Ceux qui le font ressemblent à un mathématicien qui déciderait de la nature d’une courbe par la forme qu’il lui trouve aux abords de son origine. Il est vrai qu’il faut un tour d’esprit peu commun pour admettre qu’après plusieurs milliers d’années l’histoire humaine commence. Je ne saurais assez dire quelle rare valeur mentale me semble témoigner un La Bruyère quand il écrit ces lignes, et dans un siècle si fortement enclin à croire qu’il est le terme suprême du développement humain: «Si le monde dure seulement cent millions d’années, il est encore dans toute sa fraîcheur et ne fait presque que commencer; nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches; et qui pourra ne nous pas confondre avec eux dans des siècles si reculés? Mais si l’on juge de l’avenir par le passé, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la nature et j’ose dire dans l’histoire! Quelles découvertes ne fera-t-on point! Quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre, dans les Empires! Quelle ignorance que la nôtre! et quelle légère expérience que celle de six à sept mille ans!»

Je dirai plus et que, si l’examen du passé pouvait conduire à quelque pronostic valable touchant l’avenir de l’homme, ce pronostic serait tout le contraire de rassurant. On oublie que le rationalisme hellénique n’a proprement éclairé le monde que pendant sept cents ans, qu’il s’est ensuite voilé (ce verdict a minima me sera consenti) durant douze siècles et ne s’est remis à luire que depuis quatre à peine; en sorte que la plus longue période de temps consécutif sur laquelle, dans l’histoire humaine, nous puissions fonder des inductions est, en somme, une période d’obscurité intellectuelle et morale. D’une manière plus synthétique, il semble bien qu’on puisse dire en regardant l’histoire que, si l’on excepte deux ou trois époques lumineuses et de très courte durée mais dont la lumière, comme celle de certains astres, éclaire encore le monde longtemps après leur extinction, en général l’humanité vit dans la nuit, de même qu’en général les littératures vivent dans la décadence et l’organisme dans le dérangement. Ajoutons, ce qui ne laisse pas de troubler, que l’humanité ne semble pas s’accommoder si mal de ce régime de cave et de ses longues saisons.

Pour en revenir au réalisme de mes contemporains et à leur mépris pour l’existence désintéressée, j’ajouterai qu’à ce sujet une angoissante question hante parfois mon esprit. Je me demande si l’humanité, en se rangeant aujourd’hui à ce régime, ne trouve pas sa véritable loi et n’adopte pas enfin la vraie table de valeurs qu’appelait son essence. La religion du spirituel, disais-je plus haut, m’apparaît dans l’histoire de l’homme comme un accident heureux. Je dirai plus, elle m’y apparaît comme un paradoxe. La loi évidente de la matière humaine c’est la conquête des choses et l’exaltation des mouvements qui l’assurent; c’est par le plus prodigieux des abus qu’une poignée de gens assis a réussi à lui faire croire que les valeurs suprêmes étaient les biens de l’esprit. Aujourd’hui elle s’éveille de ce mirage, connaît sa vraie nature et ses réels désirs, et pousse le cri de guerre contre ceux qui durant des siècles l’ont volée à elle-même. Au lieu de s’indigner de la ruine de leur empire, ces usurpateurs (pour autant qu’il en reste) ne seraient-ils pas plus justes d’admirer qu’il ait duré si longtemps? Orphée ne pouvait cependant pas prétendre que jusqu’à la fin des âges les fauves se laisseraient prendre à sa musique. Toutefois on pouvait peut-être espérer qu’Orphée lui-même ne deviendrait pas un fauve.

Est-il besoin de dire que la constatation de ces volontés réalistes et de leur violent perfectionnement ne nous fait point méconnaître le prodigieux accroissement de douceur, de justice et d’amour inscrit aujourd’hui dans les coutumes et dans les lois, et dont nos ancêtres les plus optimistes seraient certes stupéfaits. Sans parler de l’immense adoucissement des rapports d’homme à homme dans l’intérieur des groupes qui se combattent, notamment dans l’intérieur de la nation, où la sécurité est la règle et où l’injustice fait scandale, mais pour nous en tenir aux rapports qui sont notre sujet, on ne songe peut-être pas assez de quel incroyable degré de civilisation témoigne, dans la guerre des nations, le traitement des prisonniers, le fait que chaque armée soigne les blessés de l’ennemi, et, dans les rapports des classes, l’institution de l’assistance soit publique soit privée. La négation du progrès, l’affirmation que la barbarie des cœurs n’a jamais été pire est un thème naturel chez les mécontents et les poètes, et peut-être est-il lui-même nécessaire au progrès; l’historien, lui, demeure confondu, soit qu’il regarde la bataille des États ou celle des classes, de la transformation d’une espèce qui, il y a encore quatre siècles, faisait rôtir les prisonniers de guerre dans des fours à pain et, il y en a encore deux, empêchait des ouvriers de fonder une caisse de secours pour leurs vieillards.

Toutefois j’observerai que ces adoucissements ne doivent en rien être portés au compte de l’âge actuel; ils sont des effets de l’enseignement du XVIIIe siècle, contre lequel précisément les «maîtres de la pensée moderne» sont en révolte. L’institution des ambulances de guerre, le grand développement de l’assistance publique sont des œuvres du second Empire français et se rattachent aux «clichés humanitaires» des Victor Hugo, des Michelet, pour lesquels les moralistes de ce dernier demi-siècle n’ont pas assez de mépris. Elles existent en quelque sorte contre ces moralistes, dont pas un n’a fait une campagne proprement humaine et dont les principaux, Nietzsche, Barrès, Sorel, rougiraient de pouvoir dire comme Voltaire:

J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage.

J’ajoute que ces œuvres de bien ne sont aujourd’hui que des coutumes, c’est-à-dire des actes faits par habitude, sans que la volonté y prenne part, sans que l’esprit réfléchisse sur leur sens, et que, si l’esprit de nos réalistes s’avisait un jour d’y penser, il ne me paraîtrait nullement impossible qu’il les prohibât. J’évoque fort bien une guerre prochaine où un peuple déciderait de ne plus soigner les blessés de son adversaire, une grève où la bourgeoisie statuerait de ne plus entretenir d’hôpitaux pour une classe qui la ruine et veut sa destruction; j’imagine fort bien l’un et l’autre se faisant gloire de s’affranchir d’un «humanitarisme stupide» et trouvant des disciples de Nietzsche et de Sorel pour les en magnifier. [9] L’attitude des fascistes italiens ou des bolchevistes russes à l’égard de leurs ennemis n’est pas faite pour me démentir. Le monde moderne présente encore des manquements au pur pratique, des taches d’idéalisme dont il pourrait bien se laver.

Nous disions plus haut que la fin logique de ce réalisme intégral professé par l’humanité actuelle, c’est l’entre-tuerie organisée des nations ou des classes. On en peut concevoir une autre, qui serait au contraire leur réconciliation, le bien à posséder devenant la terre elle-même, dont elles auraient enfin compris qu’une bonne exploitation n’est possible que par leur union, cependant que la volonté de se poser comme distinct serait transférée de la nation à l’espèce, orgueilleusement dressée contre tout ce qui n’est pas elle. Et, de fait, un tel mouvement existe; il existe, par-dessus les classes et les nations, une volonté de l’espèce de se rendre maîtresse des choses et, quand un être humain s’envole en quelques heures d’un bout de la terre à l’autre, c’est toute la race humaine qui frémit d’orgueil et s’adore comme distincte parmi la création. Ajoutons que cet impérialisme de l’espèce est bien, au fond, ce que prêchent les grands recteurs de la conscience moderne; c’est l’homme, ce n’est pas la nation ou la classe, que Nietzsche, Sorel, Bergson exaltent dans son génie à se rendre maître de la terre; c’est l’humanité, et non telle fraction d’elle, qu’Auguste Comte invite à s’enfoncer dans la conscience de soi et à se prendre enfin pour objet de sa religion. On peut penser parfois qu’un tel mouvement s’affirmera de plus en plus et que c’est par cette voie que s’éteindront les guerres interhumaines. On arrivera ainsi à une «fraternité universelle», mais qui, loin d’être l’abolition de l’esprit de nation avec ses appétits et ses orgueils, en sera au contraire la forme suprême, la nation s’appelant l’Homme et l’ennemi s’appelant Dieu. Et dès lors, unifiée en une immense année, en une immense usine, ne connaissant plus que des héroïsmes, des disciplines, des inventions, flétrissant toute activité libre et désintéressée, revenue de placer le bien au-delà du monde réel et n’ayant plus pour dieu qu’elle-même et ses vouloirs, l’humanité atteindra à de grandes choses, je veux dire à une mainmise vraiment grandiose sur la matière qui l’environne, à une conscience vraiment joyeuse de sa puissance et de sa grandeur. Et l’histoire sourira de penser que Socrate et Jésus-Christ sont morts pour cette espèce.

 


 

Notes

[1] «La paix n’est pas l’absence de la guerre mais une vertu qui naît de la force de l’âme.» (Spinoza.)

[2] En voici un exemple: «La paix universelle se réalisera un jour, non parce que les hommes deviendront meilleurs (il n’est pas permis de l’espérer), mais parce qu’un nouvel ordre de choses, une science nouvelle, de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l’état pacifique, comme autrefois les conditions mêmes de leur existence les plaçaient et les maintenaient dans l’état de guerre.» (Anatole France, Sur la pierre blanche). On remarquera le refus, dont nous parlons plus haut, de croire à une amélioration possible de l’âme humaine.

[3] Cette observation vise à peu près toute la littérature antiguerrière jusqu’à nos jours. Il faut venir à Renan et Renouvier (du moins parmi les écrivains laïques) pour trouver des auteurs qui parlent de la guerre et des passions nationales avec le sérieux et le respect qui conviennent à de tels drames.

[4] Je ne parle pas de ce que ces revendications de la France au lendemain de sa victoire pouvaient avoir d’impolitique; aussi bien les penseurs que je discute ici ne parlaient que de ce qu’elles avaient, selon eux, d’immoral.
Rappelons à ce propos que le pacifisme de l’Eglise, du moins chez ses grands docteurs, n’est nullement inspiré par des considérations sentimentales, mais de pure éducation morale: «Que blâme-t-on dans la guerre? dit saint Augustin. Est-ce le fait qu’on y tue des hommes qui doivent tous mourir un jour? Faire ce reproche à la guerre serait le propre d’hommes pusillanimes, non d’hommes religieux. Ce qu’on blâme dans la guerre, c’est le désir de nuire, une âme implacable, la fureur des représailles, la passion de la domination.» (Ce thème est repris par Thomas d’Aquin, Somme, 2, 2, quest. XL, art. t.)

[5] L’hitlérisme n’avait pas encore paru lors de cette première édition.

[6] Je rappelle que je regarde comme pouvant dire: «Mon royaume n’est pas de ce monde» tous
ceux dont l’activité ne poursuit pas de fins pratiques: l’artiste, le métaphysicien, le savant en tant qu’il trouve sa satisfaction dans l’exercice de la science, non dans ses résultats. Plusieurs me diront même que ce sont là les vrais clercs, bien plutôt que le chrétien, lequel n’embrasse les idées de justice et de charité que pour son salut. Nul ne contestera toutefois qu’il existe des hommes, même chrétiens, qui embrassent ces idées hors de toute vue pratique.

[7] Malebranche, Méditations chrétiennes (IX, 19).

[8] Même pas, apparemment, pour celles qui durent cinq ans et leur en tuent vingt millions. (Note de l’édition de 1946).

[9] La cruauté de la guerre de 1939 semble entrevue ici. (Note de l’édition de 1946).

 


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