Ludovic Malquin

La propriété

(1897)

 



Note

Sur la propriété, les anarchistes ont exprimé des thèses très discordantes et même très peu conventionnelles. Dans ce court texte, une de ces thèses apparaît. Pour l'auteur, puisque la production est faite pour être consommée, la propriété des biens produits appartient au consommateur. En substance, une façon très originale de voir les choses, introduisant une perspective qui, à première vue, peut sembler absurde mais qui, tout bien considéré, a sa propre raison d’être. En fait, tous les travailleurs-producteurs sont en fin de compte des consommateurs. De plus, et nous appliquons cette thèse à l'époque actuelle, dans une société technologiquement avancée où l'automatisation et les robots jouent un rôle majeur dans la production, attribuer la propriété des biens produits au consommateur semble tout à fait judicieux. En fin de compte, toutes les idées sur la propriété, sauf celles basées sur l'appropriation violente, devraient trouver place et considération dans le discours des anarchistes.

Source: La Plume, Révue Littétaire Artistique et Sociale, Numéro 97, 1 Mai 1893.

 


 

L’idée que l'homme eut de la propriété, c’est-à-dire du rapport existant entre lui et les choses, a varié tellement, suivant les peuples et les siècles, qu'elle nous semble aujourd'hui fort obscure et par conséquent fausse. Alors que l'humain ne se différenciait pas encore de l'animal, l'instinct de la satisfaction de ses appétits lui a enseigné son droit de jouissance sur les biens de la terre. L'affaiblissement de l'instinct et le développement cérébral l'ont amené à choisir en connaissance de causes et connaître ses préférences, mais la distinction du mien et du tien comment s'établit-elle ? Les malédictions de Rousseau contre le premier qui fit de son champ un enclos et dit: ceci est à moi, sont puériles; ce premier est un être symbolique : son cas suppose une révélation et est anti-scientifique. Il fallut des causes impossibles à être précisées et agissant pendant des siècles pour l'établissement de la propriété privée. Vraisemblable est cette hypothèse autre que, antérieurement les préhistoriques humains se sont naturellement associés pour chasser, voyager, cultiver, récolter etc. ainsi vivent encore certaines races. Quelques unes de ces associations, sous l'action de causes mauvaises se sont rompues, probablement, car un isolement au moins moral de l'être humain fut nécessaire pour que l'antagonisme du mien et du tien apparut. On ne peut comprendre le maintien et le développement de la propriété individuelle que par l'état de guerre devenu habituel. Comment put-elle se développer? Non par le travail personnel et l'épargne, car tout produit était normalement la proie du plus fort, mais par la rapine des biens d'autrui, des étrangers et surtout par la réduction de ceux-ci à l'esclavage.

L'histoire ancienne entière en témoigne. Elle nous dit clairement que là où la propriété individuelle était, l'humanité fut malheureuse. Nous n'hésitons pas à voir dans cette concordance le lien de cause à éffet. Un peuple où la propriété est en communauté est un peuple paisible, de moeurs douces et de passions généreuses, par définition, On conçoit d'évidence que les principes selon lesquels vivent entre eux les membres d'un tel peuple, c'est à dire, leur morale, soit infiniment supérieure à celle des nations où les individus sont en concurrence l'un de l’autre.

La forme de la propriété est une conséquence des moeurs. Le progrès des moeurs, le seul qui importe, peut s'énoncer la conscience que l'humanité prend d’elle-même; elle tend fatalement à vivre selon sa raison et à n'être plus guidée vers la vérité de Nature par l'instinct, comme à l'époque animale, mais par la science. Or la question de la propriété n'a guère encore été étudiée qu'empiriquement, l'empirisme étant l'intermédiaire entre l'instinct et la sagesse. Le code civil français, par exemple, ne lui donne aucune base rationnelle et ne parle pas une fois du droit naturel de l'homme sur les choses. Les législateurs ne se sont inquiétés que des divers modes d'acquérir des meubles et des immeubles, sans les justifier en droit. Parmi ces modes d'acquisition, avec une belle sincérite, ils n'ont pas admis le travail; ils ont même pris soin de dire formellemént que le producteur n'a aucun droit sur le produit, réduisant ainsi à néant toute l'argumentation des économistes . Une citation s'impose:

ART, 547. -« Les fruits industriels, les fruits civils, le croît des animaux appartiennent au propriétaire par droit d'accession ». (c'est une reproduction du texte le plus rigoureux du droit féodal),
ART. 548, - « Les fruits produits par la chose n'appartiennent au propriétaire qu'à la charge de rembourser les frais de labours, travaux et semences faits par les tiers ».

Ainsi est attribué arbitrairement au seul propriétaire du capital, terre ou argent, le produit tout entier, quant au producteur il a droit à une indemnité ou salaire. Eh bien, en déniant au producteur aucun droit de propriété sur le produit, le code énonce une vérité absolue. Nous ne dirons pas que la propriété du produit appartient au propriétaire de la chose, car cela ne repose sur rien c’est une simple attribution impossible à légitimer comme c’érait celle qui donnerait au producteur la propriété en question.

«Comment s’écriera-t-on peut-être, vous aussi vous prétendez que le producteur n'a aucun droit sur le produit ? »

C'est en effet notre conviction. Nous nous sommes demandé la raison d'être d'un produit, son pourquoi, sa cause finale, et nous avons trouvé que c'était sa consommation, ce qui revenait à constater que la propriété appartenait au consommateur.

D'autre part, en recherchant un fondement légitime à la propriété personnelle nous avons rencontré le besoin personnel. Et nous avons conclu que le droit à la propriété d'un morceau de pain, c'est la faim. C'est le seul droit d'appropriation, ce droit est à l'individu de par son existence, étant donné sa tendance à persévérer dans son être.

La théorie adverse qui attribue le produit au producteur est très réfutable. Tout d'abord, il faut remarquer qu'il n'y a jamais création, mais transformation, assemblage, composition : la substance est toujours, et qui dit produit ne parle que d'une de ses modalités: or l’auteur de cette modalité que vous appelez producteur n'est qu'un co-auteur, car toute production est collective, coopérative: le travail de tous les peuples, de toutes les générations précédentes et de l'univers a êté indispensable pour produire ce qui est nécessaire à l'existence d'un seul individu. Personne ne peut dire: « Ceci est mon produit » Il mais bien: « J'ai participé à la production de ceci » . Ainsi, le pommier ne forme pas la pomme, il coopère à sa formation : Ses associés ce sont les humains qui défrichèrent les terres et assainirent la contrée, ce sont ceux qui ont cultivé les sauvageons, ce sont ceux qui les ont greffés et soignés , c'est la chaleur et la lumière du soleil et de la lune, c'est l'air, la terre, le vent, la pluie, etc" etc. A qui la pomme?

A aucun de ceux qui la produisirent, mais à celui pour qui elle fut, à son destinataire; le fruit mûri se tend de lui-même vers le vivant que le besoin attire vers le fruit, et le fruit se détache de l'arbre à la moindre pression de la main parce qu'il est bon à étre mangé. Ainsi le veut l'harmonie de la nature, la raison des choses et des hommes: c'est l'ordre. Avant d'appartenir réellement à celui qui en avait désir, ce fruit, ce bien, cette utilité lui appartenait dejà virtuellement, en totalité et de toute éternité.
De l'observation de la nature, la raison de l'homme déduit que la production est collective et la consommation individuelle: ce qui ne sert ni à la production, ni à la consommation est res nullius et à l'usage de tous.

En dehors d'un arbitraire empirique, la propriété des choses, nécessairement collective pour la production, s'individualise non moins nécessairement pour la consommation. Autrement il y a désordre, inharmonie, violence et souffrance.

Dans une humanité libre la propriété existera donc sous ses deux formes. Chaque homme, tel un arbre, offrira le produit de son travail aux autres et leur prendra le leur suivant ses besoins. Et comme l'individu dispose, pour la production, d'immenses forces collectives, tandis qu'il ne peut compter que sur sa force personnelle pour la consommation, on peut prédire qu'il y aura toujours un excédent. Les groupements qui se formeront alors auront aussi pour effet d'augmenter la production et de diminuer la consommation, et ainsi l'humanité arrivera à donner un minimum d'efforts pour un maximum de jouissances. Ces lignes n'avaient pour motif et pour but que de rechercher une base rationnelle au droit de propriété; celle-ci indiquée, nous avons cru bon de laisser entrevoir quelques unes de ses conséquences; elles montrent aux anarchistes communistes et individualistes qu'un simple malentendu les divise.

 


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